Urbanisme et santé psychique
Le grand nombre de problèmes urgents que doit résoudre l’architecture et l’urbanisme modernes dépend évidemment des conséquences de la révolution industrielle du XIXe siècle et du bouleversement démographique qui en est résulté. C’est pourquoi le problème urbain constitue aujourd’hui une préoccupation majeure, alors que les questions concernant l’habitat des zones agricoles semblent moins difficiles à résoudre. Il est évident que l’état actuel de nos cités peut donner lieu à un concert d’amères récriminations, portant sur la croissance exagérée et anarchique des villes, l’éclatement des structures anciennes, les nombreux désastres esthétiques, l’insolubilité apparente des problèmes de transport et de circulation. Sur de nombreux points, l’architecte peut et doit se sentir coupable, bien qu’il ne manque pas d’arguments à présenter pour sa défense. En effet, il ne peut être tenu pour responsable de l’œuvre de ses prédécesseurs disparus, notamment des anciens édiles aux prises avec un problème de croissance urbaine sans exemple, donc sans solution traditionnelle. Son pouvoir direct est également faible sur des points importants comme la structure de la propriété, les empêchements d’ordre légal, la situation économique générale. De ce fait, l’architecture et l’urbanisme rationnels n’ont pu faire leurs preuves, car il est relativement rare qu’un homme du métier ait eu le privilège de travailler en grand, la tâche actuelle prenant souvent un aspect de rapiéçage urbain. L’architecte peut cependant espérer travailler un jour dans de meilleures conditions, ce pourquoi les remarques de profanes indirectement intéressés par l’architecture et l’urbanisme ne sont pas totalement inutiles.
Les critiques d’ordre médical peuvent porter sur l’état de santé physique et psychique de la population urbaine, ces deux plans étant difficiles à séparer entièrement d’après les données récentes de la psychiatrie, en contradiction avec les notions plus anciennes. Il est intéressant de tenter un bilan général de cet état de santé en s’appuyant sur des données d’ordre démographique.
Au siècle dernier, une masse de campagnards déracinés sont venus s’entasser dans les villes pour y travailler dans des conditions souvent déplorables de manque d’hygiène et de promiscuité du point de vue physique, la situation psychique n’étant guère meilleure vu les difficultés d’adaptation brusquée, les conflits sociaux, l’insécurité et la frustration. Ces populations urbaines ont beaucoup souffert, et l’amélioration des conditions de vie a été lente. Actuellement, la situation s’est nettement améliorée et le taux de mortalité est habituellement bas en milieu urbain. Toutefois, une étude plus approfondie des documents démographiques montre une série de phénomènes inquiétants. La mortalité basse est souvent due à une anomalie de la répartition de la population par classe d’âge, surtout dans les villes en croissance rapide, attirant une grande quantité d’adultes jeunes des deux sexes ; il s’ensuit que, d’après les chiffres corrigés, la mortalité demeure forte et la natalité basse. Dans les grandes villes, ces phénomènes s’exagèrent, et il est maintenant prouvé que le fait qu’un individu ait passé toute son existence en ville ne prouve pas que sa souche familiale doive lui survivre longtemps. Dans la ville de Berlin, en 1925, vivaient 4 millions d’habitants; si cette population avait pu être totalement isolée du reste de l’Allemagne, de façon à empêcher toute immigration et toute émigration, on calcule qu’au bout de cinq générations, soit cent cinquante ans, il n’aurait plus survécu que 100.000 habitants seulement. La situation est analogue à Paris et dans bien d’autres villes, le règle étant que les agglomérations urbaines maintiennent leur population par l’immigration continuelle essentiellement. Ce phénomène de disparition, lente ou rapide, de la population urbaine ne serait peut-être pas particulièrement inquiétant si une population était composée d’individus à peu près égaux et interchangeables, comme l’admet implicitement la science démographique, mais il n’en est rien et les urbains manifestent certaines particularités psychiques, probablement même certains traits physiques constitutionnels qui les différencient profondément des campagnards.
Natalité en baisse anormalement rapide, mortalité demeurant inquiétante, reproduction finalement déficitaire aboutissant à une élimination des populations urbaines: cette évolution collective rappelle un phénomène individuel étudié de longue date en psychiatrie moderne. L’habitant des villes se reproduit mal, comme le fauve captif des jardins zoologiques. Or, les recherches sur les affections mentales dues aux conflits de l’existence — les psychonévroses — montrent qu’il existe à notre époque une particulière fragilité chez de nombreux individus, devenus incapables de mener une vie sentimentale et sexuelle normale et d’assumer les responsabilités d’un adulte dans le domaine familial. L’urbain serait-il donc un névrosé, ou du moins un prédisposé à la névrose, en difficultés d’adaptation à son milieu? Il n’est en tout cas pas difficile de passer en revue une série de conditions d’existence en milieu urbain, qui paraissent très défavorables à l’établissement d’un équilibre physique et psychique satisfaisant.
La ville est caractérisée par un « microclimat » très spécial : brusques transitions entre des surfaces violemment éclairées et des zones d’ombre, variation très rapide de l’humidité de l’air à la suite de l’écoulement accéléré des eaux de pluie.
L’air est pollué par de nombreux microbes pathogènes, des poussières industrielles, et même des émanations corrosives et toxiques, comme le plomb-tétraéthyle en provenance de la benzine, ou même certains acides minéraux forts capables d’attaquer la surface de la pierre, comme à Paris; le « fog » londonien est souvent meurtrier. L’espace est le siège de champs électro-magnétiques intenses, déréglant certains instruments sensibles, et qui ne sont peut-être pas inoffensifs pour les organismes humains qui s’y trouvent exposés des années durant. Le bruit est presque partout intense jour et nuit, accompagné souvent de trépidations se transmettant directement aux maisons; à ce point de vue, le mode de construction actuel constitue un recul par rapport à celui d’autrefois, et certains immeubles, véritables caisses de résonnance, n’offrent à leurs habitants aucun endroit où un vrai repos soit possible. En rue, l’intensité et l’encombrement de la circulation sont une menace continuelle provoquant un état d’attention forcée très pénible.
L’espace habitable s’est fortement rétréci depuis quelques décennies, et la tendance actuelle est de le rétrécir encore, si l’on en juge par le plan de certains immeubles, où le souci d’économie de la place disponible aboutit à une exploitation dans le pire sens du terme. Dans ce cas également, l’architecte ne peut être rendu entièrement responsable, d’autres facteurs économiques et sociaux étant enjeu. Mais cet entassement présente une gravité particuüère pour les raisons suivantes : Depuis deux générations environ, il est de plus en plus difficile de mener, en milieu urbain, l’existence « patriarcale » d’autrefois, caractérisée notamment par l’existence de familles complexes comprenant des membres de trois générations ou plus, en ligne directe ou collatérale. Il est vrai que, depuis de nombreux siècles, il existe une tendance au morcellement de ces familles complexes, avec émancipation des jeunes adultes de la tutelle des anciens. Cette évolution constitue même une particularité européenne extrêmement intéressante du point de vue de facteurs psychologiques de notre forme de civilisation. Or, cette marche vers l’émancipation n’est supportable que si elle se produit avec une certaine lenteur, et semble au contraire nocive en cas de modifications brusques. Dans ce sens, l’immigrant urbain des xixe et xxe siècles est fréquemment un déraciné, quittant le milieu patriarcal encore bien vivant à la campagne pour vivre en isolé dans la ville. Ce brusque changement se produit fréquemment à un âge où l’immigrant est un adulte du point de vue de la loi, qui lui accorde ses droits civils et civiques, ce qui ne peut empêcher que sa maturité psychique ne soit pas encore atteinte. Dans les appartements modernes exigus, on ne peut que rarement installer ses parents ou d’autres membres de sa famille, ce qui constitue très certainement un problème difficile à résoudre pour de nombreux individus.
L’entassement a bien d’autres désavantages : isolement difficile entre générations, les parents ne se reposant guère et les enfants ne pouvant jouer sans restriction, ni chez eux, ni sur le trottoir; au bruit extérieur s’ajoute un vacarme intérieur à l’appartement. Les grands-parents étant absents, la surveillance des enfants incombe à la mère, pour autant qu’elle ne doive pas travailler. Si elle le doit, il est fréquent qu’on aboutisse à des situations d’abandon partiel des enfants, ou à la constatation, fréquente chez les jeunes couples, qu’il vaudra mieux s’abstenir d’en avoir. Des décisions de ce genre sont rarement inoffensives du point du vue de l’équilibre psychique des conjoints et de l’avenir de l’union conjugale.
La vie urbaine présente encore une foule d’autres dangers, mais sans connexion directe avec le problème de l’architecture et de l’urbanisme. Les facteurs examinés, par leur action conjuguée et prolongée, constituent une pression indirecte capable de rendre la vie amère à de nombreux individus. Il arrive que l’habitant des villes doive fuir, avec un sentiment d’échec dans le domaine économique ou dans celui de l’adaptation à la vie urbaine, ce qui ne saurait faciliter son reclassement dans une ville plus petite ou à la campagne. 11 se forme peu à peu une catégorie d’errants, spécialistes du déménagement en série. Les propositions précises qu’il serait possible de faire portent donc sur l’augmentation de la surface habitable, l’insonorisation, l’aération et l’insolation, la mise à l’abri des dangers de la circulation urbaine, des facilités à accorder à l’activité des enfants. C’est dans les projets de Le Corbusier et d’autres novateurs que l’on peut étudier théoriquement des cités ou parties de cités au sein desquelles la vie quotidienne pourrait se dérouler, apparemment, sans les inconvénients cités plus haut. L’effort de renouvellement de l’architecture doit être suivi attentivement par le monde médical, dont les propositions deviendront plus précises quand la biologie humaine en milieu urbain sera mieux connue. En plus de la médecine, la totalité des disciplines scientifiques sera mise sans doute à contribution dans l’architecture de l’avenir. Une des grandeurs de cet art n’est-elle pas, en effet, de ne pouvoir valablement travailler dans l’abstrait, mais de chercher à tout instant l’adaptation aux changeantes réalités humaines ?