Sur les routes d’Allemagne

Le film de la reconstruction

On parle du « miracle allemand ». En dix ans, les territoires qui forment aujourd’hui la République fédérale ont troqué leurs ruines contre des villes neuves, des villages rebâtis, des ponts reconstruits, des routes rélargies, de nouvelles usines et des hôtels tout neufs. L’effort fourni a été considérable, le travail des ouvriers a permis la réalisation des plans des architectes et des ingénieurs. Il suffit de traverser l’Allemagne occidentale de Bâle à Hambourg ou de Munich à Essen pour se rendre compte que la ténacité allemande a été l’élément moteur de cette renaissance de la vie économique, de la stabilité et de la vitalité de ce peuple.

Il faut dire tout cela sans exclure les remarques d’ordre politique. A pareil effort correspond une certaine satisfaction de soi qui, pour toute méritée qu’elle soit, ne devrait pas donner aux habitants des régions situées entre le Rhin et l’Elbe l’impression que, de nouveau, ils sont seuls à pouvoir opérer pareille transformation. La Hollande et la Norvège ont, elles aussi, accompli de prodigieux efforts pour effacer les traces de la guerre et fournir à l’économie nationale les moyens de se développer sur un plan très vaste. En outre, ce n’est pas sans raison que certains grands ouvrages d’art ou bâtiments (nous pensons notamment à l’Ecole technique d’Aix-la-Chapelle) portent sur leurs façades ces quelques mots : « Nous devons cela au Plan Marshall. » Ces quelques remarques exprimées, suivons à travers l’Allemagne le film de la reconstruction tel que nous avons pu le voir lors de fréquents et récents voyages.

Les routes s’améliorent Les voyageurs qui n’ont pas connu l’Allemagne de la guerre ou de 1945 s’étonnent encore des destructions qui subsistent. Pour moi, c’est ce qui a été reconstruit qui me frappe le plus. Notamment sur les routes.

A la fin de la guerre, on comptait que 1518 ponts d’autostrades ou de routes fédérales avaient été détruits par les bombes alliées, les obus ou les « commandos » de la Wehrmacht en retraite. 1471 étaient réparés au début de l’an dernier.

Actuellement, il en reste à peine une vingtaine en voie d’achèvement. Le problème s’est déjà déplacé vers l’agrandissement et le renforcement des ponts existants et surtout la construction de nouveaux ouvrages d’art destinés à faciliter

la circulation toujours plus intense des véhicules. Cela veut dire aussi que l’on s’attaque à la création de nouvelles routes en même temps que l’on élargit les anciennes.

Un plan a été élaboré pour les routes fédérales dont la longueur totale est de 22.000 km. La moitié, soit 11.000 km.

de routes, devrait être l’objet de grands travaux. Dans plus de 1000 cas, on cherchera à éviter le passage à travers des localités; on supprimera aussi 80 % des passages à niveau, enlèvera quelque 1000 km. de pavés glissants, construira quelque 1500 nouveaux ponts. Ce plan prévoit une dépense de 10 milliards étalés sur dix ans. Or, les finances de l’Etat ne permettent pas de dépasser, dans ce domaine, la somme de 400 millions par an. D’un plan de dix ans, on fera, de toute évidence, un plan de vingt ans.

Pour les autostrades, on envisage de relier Carlsruhe à Bâle, Hambourg à Hanovre et à Cassel, Cologne à Aix-la-Chapelle, etc. Les travaux ont commencé et c’est ainsi qu’à quelques kilomètres de Rastatt, en venant de Suisse, on peut déjà se trouver sur le long ruban de béton bitumé qui vous mènera à Berlin, à Munich ou à Dusseldorf.

On m’a souvent demandé si l’autostrade permettait une économie de benzine et de pneus. Oui, à vitesse égale, on la calcule à 20 % environ. Mais comme l’automobiliste y circule beaucoup plus vite que sur une route où le trafic s’écoule dans les deux sens, il y gagne surtout du temps avec la même usure de pneus ou la même consommation de carburant.

Les énormes trains routiers n’y bloquent presque pas la circulation et la discipline (rouler à droite, « travailler au rétroviseur » quand on dépasse, laisser passer celui qui va plus vite) est bien respectée. Il y a moins d’accidents, mais quand il s’en produit un à 120 km. à l’heure, alors...

Des fabriques toutes neuves On a parlé plus haut du plan Marshall. L’aide américaine a été considérable. Les usines qui ont été démantelées et dont, par conséquent, les machines anciennes ont été transportées hors d’Allemagne ont pu être équipées à neuf dès le moment où l’on décida, à Washington et à Londres, de « réindustrialiser » l’Allemagne. Il faut voir là un des éléments principaux de la « renaissance » de l’économie allemande. Les plans ont pu être refaits, la rationalisation a été poussée à l’extrême.

Près de 3.300.000.000 de dollars, soit 64 dollars par tête d’habitant, ont été versés à l’Allemagne de l’Ouest, de la fin de la guerre à 1954, au titre de l’aide Marshall.

La production industrielle de l’Allemagne fédérale a augmenté dans des proportions considérables. En 1948, elle n’atteignait pas les deux tiers de ce qu’elle était en 1936. En 1950, elle dépassait de 13 % le niveau d’avant-guerre pour monter à 35 % en 1951, 45 % l’année suivante et dépasser 80 % l’an dernier. Cette rapide extension permet à l’Allemagne occidentale d’employer présentement 3 millions d’ouvriers de plus que cette même région n’en occupait avant le conflit. Et lorsque l’on s’entretient avec les habitants du pays qui se souviennent (d’autres tendent à l’oublier) de l’aide que leur a apportée le fameux plan américain, ils parlent de « dollarthérapie ».

En Basse-Saxe, en Westphalie, en Rhénanie, en Bavière ou dans le Wurtemberg, c’est la haute conjoncture industrielle.

Les fabriques s’agrandissent, s’entourent de maisons blanches. Les petites voitures cèdent le pas aux plus grandes et lorsque, le dimanche, on traverse les villes de la Ruhr, par exemple, le nombre des motos est étonnant. Signes extérieurs d’une amélioration constante, certes, car il serait faux de ne voir dans l’Allemagne d’aujourd’hui qu’un Etat fait de bienêtre et de joies. Il y a près d’un million de chômeurs âgés ou invalides, il y a les déracinés qui ont trouvé du travail mais point de patrie et tous les jours des centaines d’Allemands de l’Est demandent asile à la République fédérale.

Un demi-million d’appartements par an Lorsqu’on voit les gratte-ciel de Francfort ou les rues larges d’Hanovre où les grands magasins brillent de mille vitrines et fenêtres, lorsqu’on retrouve un Hambourg aussi vivant qu’autrefois ou une ville comme Bonn où les maisons poussent comme des champignons, on se demande si dans deux ou trois ans il restera encore des traces de la guerre. Il en restera toujours, pour la bonne raison que les destructions, puis la reconstruction, ont modifié l’aspect des villes. Les rues se sont transformées en larges avenues (sauf à Munich où l’on a, dans le centre, reconstruit la ville avec ses rues étroites). Le style 1900 a été banni. Dans les vieilles cités comme Fribourg ou le centre de Francfort, les maisons du moyen âge reconstruites sentent le neuf. Ailleurs (Hanovre, Cologne), elles ont disparu pour laisser la place à de grands bâtiments modernes, lisses et propres.

Cette reconstruction s’exprime, elle aussi, en chiffres. Chaque année, le nombre des appartements construits a augmenté.

A la fin de la guerre, on comptait (ce pays est celui des statistiques) que 20 % des habitations étaient détruites. En plus de ces 2.250.000 appartements détruits, 2.500.000 habitations ne pouvaient être utilisées qu’après de grandes réparations.

Cela veut dire que les canalisations, les conduites électriques, les installations sanitaires étaient détruites. Le nombre des maisons était d’autant plus insuffisant que près de 10 millions de réfugiés étaient venus s’installer sur le territoire de l’Allemagne de l’Ouest. Trois millions d’habitations ont été construites depuis 1945.

L’an dernier, 545.000 ont été créées. On a dépensé pour cela la somme de 40 milliards de marks fournis par le financement libre (23 % en 1955), par des fonds publics (30 %) et par les fonds du marché des capitaux (caisse d’épargne, assurances, crédits fonciers) qui représentaient, en 1955 également, les 47 % des capitaux engagés.

Lorsqu’on se rend régulièrement en Allemagne, on voit diminuer le nombre de ses amis qui habitent dans des conditions non satisfaisantes. La mode, dans les milieux aisés, est à la villa ou à la maison de deux appartements.

Ce changement à vue d’œil de l’aspect extérieur de l’Allemagne occidentale frappe l’observateur. Aussi, lorsqu’il se rend à Berlin, pense-t-il que les efforts des Berlinois pour rebâtir leur ville sont moins considérables. C’est une erreur.

Berlin aussi se reconstruit. Mais des quartiers immenses sont encore ruines et désolation, car les destructions ont été, dans l’ex-capitale, plus grandes que partout ailleurs. Comme, d’autre part, Berlin-Ouest est isolé du reste de l’Allemagne occidentale, la ville a de nombreuses difficultés à vaincre pour retrouver, même de loin, un aspect normal. L’économie berlinoise vit en vase clos. La grande cité ne redeviendrait ce qu’elle était que si le pays était réunifié. Or, c’est là que nous entrons dans un problème qui n’a rien à faire avec les quelques considérations sur la reconstruction que j’ai imparfaitement évoquées ici.

Jean Heer