La décision du Conseil fédéral de confier à Lausanne le soin d’organiser la prochaine exposition nationale a surpris les Vaudois pour le moins autant qu’elle les a réjouis. Au début de 1956, bien peu de citoyens se préoccupaient d’une manifestation qui ne devait ouvrir ses portes que huit ans plus tard. Et parmi ceux que la question intéressait, il n’y en avait qu’un petit nombre au courant de la candidature lausannoise.

Nos autorités cantonales et communales ont certainement fait preuve de sagesse en entourant leurs démarches de beaucoup de discrétion: si la candidature lausannoise devait n’être pas retenue, il était préférable que l’échec ne fût pas mis en vedette par une publicité tapageuse. Malheureusement, cette discrétion n’a pas été comprise de chacun; on a voulu y voir la marque d’un clan, désireux de se réserver la haute main sur les opérations. Rien n’est plus injuste : le débat sera élargi dès que le comité d’initiative aura étudié les bases juridiques, financières, administratives et techniques de l’exposition — étude qui sera, d’ailleurs, délicate et de longue haleine, car il faut qu’elle soit minutieusement accomplie pour éviter toute erreur de départ. En outre, il n’est peut-être pas inutile d’affirmer ici que l’exécution ne sera pas confiée à un groupe, si qualifié soit-il, ni même aux citoyens lausannois ou vaudois. Elle sera l’œuvre du peuple suisse tout entier, dont l’exposition nationale doit être l’image, et dont les plans seront approuvés par les vingtcinq cantons, qui délégueront leurs mandataires les plus compétents pour que cette image soit fidèle.

L’auteur de ces lignes tient aussi à préciser qu’au moment où il écrit cet article, le comité d’initiative, présidé par M. le conseiller d’Etat Despland n’a tenu qu’une séance et n’a procédé qu’à un échange de vues général. Les considérations qui vont suivre ne reflètent donc pas une position officielle, elles donnent le point de vue personnel d’un des auteurs de l’étude dont les autorités ont étayé la candidature lausannoise, étude qui ne visait pas à présenter avant la lettre les plans de la future exposition — chose infaisable — mais à démontrer que techniquement Lausanne était en mesure de se mettre sur les rangs avec succès.

L’exposition nationale suisse 1964

La première question qui se pose est celle de la forme à donner à l’exposition. Faut-il innover ou respecter la tradition? Tradition n’est pas copie. Dans « tradition », il y a « transmission », c’est-à-dire transport par delà le présent, du patrimoine vivant hérité de ceux qui nous ont précédés, et remise de cet héritage à ceux qui, à leur tour, l’enrichiront des découvertes de l’avenir. Nous sommes convaincus que pour donner vraiment une vue d’ensemble de la vie helvétique, il faut conserver la formule de l’exposition traditionnelle, constituant, à l’exemple de notre pays, un tout dans sa multiple diversité. En revanche, nous pensons que dans le thème, le style, l’esprit, il faudra inventer et que ce sera précisément la difficile tâche des organisateurs, que d’illustrer, en fonction de l’optique particulière à notre canton et à notre temps, la Suisse de 1964, en évitant de la déformer.

Le choix des terrains pose un problème épineux. On a critiqué dans certains milieux le projet du bureau d’architectes Thévenaz, qui incorpore au plan général de l’exposition les bâtiments du Comptoir Suisse. Précisons tout d’abord que la décision n’est pas prise et que ce n’est pas sans hésitation que le comité central du Comptoir s’est rallié à une solution qui l’oblige à renoncer à sa foire d’automne de 1964. Le manque à gagner lui sera sans doute compensé par la location de ses bâtiments au comité de l’exposition; mais les répercussions lointaines sont impossibles à évaluer, car rien ne prouve que certains exposants, qui participent régulièrement à la foire de Lausanne, ne renonceront pas à ce mode de publicité après avoir dû s’en abstenir une année. Cependant, en examinant le problème de près, nous sommes arrivés à la conclusion qu’aucun comité chargé de monter l’Exposition nationale à Lausanne ne pourra, pour d’évidentes raisons financières, se passer des bâtiments du Comptoir. Cet ensemble comprend les salles indispensables aux séances, réunions et congrès qui ne manqueront pas d’accompagner l’exposition; un théâtre et un cinéma qui seront nécessaires pour les représentations, concerts, défilés de mode et autres manifestations; enfin, la grande salle pouvant contenir jusqu’à 12.000 personnes, que requiert toute exposition d’envergure. De telles constructions sont celles qui pèsent le plus lourd dans le budget, car les manifestations de l’esprit s’accommodent mal des halles provisoires qui suffisent aux éléments matériels d’une exposition. Preuve en soit l’obligation où s’est trouvée la ville de Zurich de bâtir, pour la « Landi » de 1939, son fameux et coûteux Kongresshaus.

En outre, aux installations que nous venons de mentionner, le Comptoir Suisse ajoute d’importantes halles d’exposition parmi lesquelles celles réservées au bétail, modernes et spacieuses, qui seront sans doute appréciées de l’Exposition nationale d’agriculture, laquelle se tiendra, selon la tradition, dans le cadre de l’Exposition nationale.

Cet article a déjà paru dans « Forum ». Néanmoins, vu Vactualité du sujet, nous avons cru bien faire en le faisant paraître à nouveau dans cette revue. Nous remercions la rédaction de « Forum » de nous en avoir donné Vautorisation.

(Réd.)

Les bâtiments du Comptoir Suisse figurent au bilan de cette société pour 24 millions de francs. Si l’on tient compte des amortissements réalisés et de l’augmentation du coût de la construction, il faudrait aujourd’hui plus du double pour les ériger. Il n’est pas exagéré d’affirmer que leur utilisation allégera d’une quinzaine de millions le budget de la future exposition nationale. Nous sommes donc convaincus que, devant de telles réalités, aucun comité responsable des destinées financières de l’Exposition ne pourra faire la croix sur ces quinze millions, quelque intéressants que puissent lui apparaître des projets tendant à créer de toutes pièces, en d’autres lieux et à neuf, les installations nécessaires.

Ajoutons enfin que les bâtiments du Comptoir Suisse sont fort heureusement situés à proximité du stade de la Pontaise. On voit tout de suite le parti qu’il sera possible de tirer pour des exhibitions sportives, pour des représentations folkloriques à grande échelle comme pour des présentations de bétail, des vastes arènes et des gigantesques gradins qui entourent un stade trop rarement appelé, à ce jour, à démontrer l’utilité de ses dimensions quasi impériales.

Cette proximité du Comptoir Suisse et du stade appelait tout naturellement les architectes à envisager la future Exposition sur les Plaines-du-Loup. Malgré l’avantage indiscutable d’un groupement de tous les terrains utilisés, cette solution ne résista pas à un examen sérieux des lieux. Le charme naturel de Vidy, de ses plages, de ses échappées sur le lac, de ses arbres séculaires s’oppose avec tant d’évidence à la sévérité des terrains situés au nord de la ville qu’il serait impensable que Lausanne ne saisît pas l’occasion qui lui est offerte de présenter sa « Riviera » à des centaines de milliers de visiteurs. A part cela, les avantages de Vidy sont nombreux: accès facile et liaison au futur autoroute — vastes terrains plats — possibilités d’extension et de parcage en direction de Saint-Sulpice et d’Ecublens — faible profondeur de la baie qui se prête à la construction de bâtiments sur pilotis — présence du lac pour la section nautique de l’exposition — promenade naturelle du Parc du Bourget assurant aux visiteurs un lieu de repos dans le calme et la verdure.

Enfin, avantage financier et pratique : 80 % des terrains de Vidy sont d’ores et déjà propriété de la commune de Lausanne, dont la Municipalité, avec une prévoyance digne d’éloges, a su arrondir le patrimoine immobilier dans la bonne direction.

En revanche, le choix simultané de Vidy et du Comptoir Suisse pose le problème des liaisons. L’étude de MM. Thévenaz a démontré que les voies existantes et projetées permettent d’organiser deux circuits : l’un réservé aux transports en commun, l’autre à la circulation privée. Un téléphérique à grand débit assurerait, en plus, une liaison aérienne rapide et attractive. L’avenir montrera si cette solution répond aux nécessités du trafic et si elle est rentable. Pour notre part, nous inclinons aujourd’hui à la réalisation d’un chemin de fer métropolitain souterrain à crémaillère, dont la première étude permet d’admettre qu’il pourrait relier Ouchy au Comptoir Suisse et au Stade olympique en cinq minutes avec un débit horaire de 2500 voyageurs. Relevons, d’ailleurs, que téléphérique et métro ne s’excluent pas.

La division de l’exposition en sections, l’attribution d’une surface donnée à chacune d’elles, ainsi que le choix d’un thème général, n’ont pas été traités dans l’avant-projet. Nous l’estimons prématuré tant que le comité d’initiative n’aura pas établi les bases nécessaires et que les contacts officiels n’auront pas été pris avec les principales organisations économiques, industrielles, culturelles et sportives du pays.

On a beaucoup parlé d’ouvrir à ce propos un concours d’idées, solution dont M. le syndic Peitrequin s’est fait l’ardent promoteur.

Le Conseil communal lausannois en a du reste récemment voté le principe. Sans prétendre anticiper, nous croyons que ce vœu sera comblé bien au-delà des désirs exprimés et que ce ne sera pas un seul concours d’idées, mais bien de nombreux concours de diverse nature qui s’ouvriront. Pour ne citer que quelques exemples: le problème de la jonction Vidy-Comptoir-Stade offre à lui seul un beau sujet de concours; celui de la circulation en ville, celui de

l’urbanisme de l’exposition, celui de l’attraction principale (car il en faudra une ou plusieurs) sont autant de domaines que l’on peut dès aujourd’hui livrer à la méditation des spécialistes. Quant aux constructions proprement dites, nous supposons que Lausanne, comme Zurich et Berne l’ont fait précédemment, laissera aux grandes associations économiques le soin de créer leurs pavillons d’exposition selon les directives générales qui leur seront imposées et que nombre de ces associations mettront au concours leurs bâtiments, si bien qu’en définitive des architectes de toutes les régions de Suisse seront appelés à faire valoir leur talent.

Le thème de l’exposition devra aussi être défini, que ce soit par voie de concours ou autrement. Qu’on ne vienne pas nous dire que l’Exposition de Lausanne ne pourra pas être « thématique », sans plagier celle de Zurich. Si la Landi a admirablement appliqué cette formule, elle ne l’a pas inventée. Le thématisme sert de leitmotiv à toutes les expositions générales modernes; il en constitue l’épine dorsale; il leur donne une structure qui les différencie de celle des foires. Car en dépit d’une fréquente confusion, foires et expositions sont deux genres fort différents. Les foires existent de toute antiquité. Dans l’Athènes du Ve siècle, Solon déjà légiférait à leur sujet; du simple marché à la foire d’échantillons, cette formule commerciale s’est perfectionnée jusqu’à nos jours, subsistant même à travers ce « no man’s land » commercial qu’est le moyen âge.

La foire a pour but la transaction commerciale. Elle accueille des exposants qui recherchent un profit dans la conclusion de ventes immédiates. Il est vrai que, dans sa conception moderne, la foire s’est agrémentée de secteurs d’exposition où un effet d’ensemble est avant tout recherché, mais, dans l’ensemble, la vente reste l’objectif numéro un.

L’exposition, au contraire, est une notion relativement récente. Elle date du milieu du xixe siècle. On n’y traite pas d’affaires. Elle présuppose l’effacement de l’intérêt personnel devant celui, à plus lointaine échéance, d’une collectivité. C’est un acte de foi. Il faudra donc éveiller cette foi chez ceux qui constitueront l’exposition de 1964, ce qui exigera d’eux beaucoup d’abnégation, et beaucoup de persévérance de la part des organisateurs.

Une exposition nationale, c’est un inventaire, une somme, un bilan.

L’inventaire des réalisations techniques et culturelles d’un peuple en mouvement; la somme de ses connaissances; le bilan de ses possibilités. Comme l’équipage d’un navire, un peuple qui se veut maître de ses destinées doit savoir faire le point. C’est en quoi une exposition nationale se justifie trois ou quatre fois par siècle. Elle doit être à l’image de l’année qui la verra naître — et à celle de son lendemain.

Pour l’organiser, il faut faire œuvre de précurseur.

Un thème de base est donc nécessaire pour servir de fil conducteur à toutes les réalisations. Le choix de ce thème peut parfaitement faire l’objet d’un concours. Nous suggérons ici une idée: celle de la Suisse en marche, consistant à demander à chaque section de montrer dans une brève rétrospective ce que fut son histoire, d’exposer ses réalisations présentes, et d’évoquer l’avenir tel qu’elle l’entrevoit. Encore une fois, ce n’est là qu’une formule entre beaucoup; nous souhaitons qu’aboutissent sur la table du comité d’organisation tant de suggestions originales et judicieuses, qu’il éprouve le plus grand embarras à choisir la meilleure.

Pour que l’exposition de 1964 apporte une contribution utile, il faut que l’élément humain y soit partout présent et sensible. En notre siècle où triomphe la technique, créatrice enivrante, mais d’un matérialisme si desséchant que, par réaction, la pensée et l’art ne se complaisent plus que dans l’abstrait, nous ne devons pas oublier que nous avons une mission à remplir: celle de conserver le flambeau de l’humanisme.

Conçue dans le canton de Vaud, par des esprits latins, réalisée par l’ensemble de la Suisse diverse dans l’unité de ses trois civilisations, l’Exposition nationale de Lausanne peut se distinguer des autres manifestations nationales de la technique et de l’esprit. Elle y parviendra si la collaboration de chacun lui est assurée, tant sur le plan matériel que sur celui des idées.

M. M.