Art est architecture
par André Kuenzi
Dans le passé le plus reculé, nous trouvons de nombreux exemples d'une intégration des arts dans l’architecture. Si ce problème a repris de l'importance de nos jours, c'est que l’anarchie qui régnait dans ce domarne autour de 1900 devenait inquiétante et ne faisait qu'aggraver la situation — déjà plus que catastrophique — de l’architecture. Pensez aux multiples horreurs que l’on a vu fleurir un peu partout—à cette époque —dans notre pays. Sans parler des stupéfiantes pièces montées architecturales couvertes de poires, de dentelures et de parasites que l’on peut voir dans la région de Montreux-Territet (pour ne parler que d’une très petite surface où abondent les maisons tarabiscotées à adhérences et à ornements superfétatoires) ni des trop fameuses constructions lausannoises qui défigurèrent à tout jamais cette prétendue « belle paysanne » (songez à ce ridicule presse-papier néo-florentin que l’on a jeté — à une voix de majorité I — au pied de notre admirable Ancienne Académie, — aux bâtiments des Banques et des Postes, à tout ce délire 1900 qui a ravagé Lausanne et bien d’autres villes comme un cancer), nous pouvons écrire que l’architecture et l'art, se tournant résolument le dos, ne firent qu’accumuler les horreurs au cours des années.
L'artiste, comme l'architecte, s’établissait à son compte. Aucune entente, aucune collaboration n'était possible. Aucune Intégration, aucune synthèse des arts n'était donc à prévoir...
Et pourtant les œuvres du passé nous parlent d’une authentique intégration des arts, et ces exemples, nous les rencontrons aussi bien dans l'architecture égyptienne, grecque, romaine, que dans certaines réalisations architecturales précolombiennes. Une profonde parenté unissait alors architecture, sculpture et peinture.
Les premières expériences d’une synthèse des arts aux temps modernes ont été réalisées par le mouvement « De Stijl ».fondé par Théo van Doesburg en 1917. Il entendait défendre les principes du néo-plasticisme de Mondrian. Trois architectes faisaient partie de ce groupe dont l’influence fut considérable: Oud, Wlis et van’t Hoff. L’architecte Rietveld, deux années plus tarjjj, se joignit au groupe qui entendait que «l'architecture se base d’une façon rationnelle sur les circonstances de la vie moderne». Si pas mal d'idéalisme fleurissait sur les théories, l'architecture nous montrera « le beau universel » créant un milieu social et familial idéal: « Oui, cette vie intérieure créera une extériorité: la vie abstraite réelle se réalisera dans la vie extérieure et ainsi dans toute extériorité: c’est alors que l'homme nouveau trouvera son extériorité et ainsi son « bonheur parfait ». On assistera quelques années plus tard à Rotterdam à quelques réalisations pratiques des principes architecturaux « De Stijl ».
Plusieurs manifestes furent publiés par « De Stijl ». En 1918, nous lisons: « L'art nouveau a mis au jour ce que contient la nouvelle connaissance des temps. Proportions égales de l’universel et de l’individuel. Le but de la revue d’art « De Stijl » est de faire appel à tous ceux qui croient dans la réformation de l'art et de la culture pour anihiler tout ce qui empêche le développement ainsi que ses collaborateurs ont fait dans le nouvel art plastique, « en supprimant la forme naturelle » qui contrarie la propre expression de l’art, la conséquence la plus haute de chaque connaissance artistique. Les artistes d'aujourd’hui ont pris part à la guerre du monde dans le domaine spirituel, poussés par la même connaissance contre les prérogatives de l'individualisme: «le caprice». Ils sympathisent avec tous ceux qui combattent spirituellement ou matériellement pour la formation d’une unité internationale dans la Vie, l’Art, la Culture ». On s'oriente petit à petit vers une architecture fonctionnelle où le « caprice » serait à jamais banni. C’est à cette époque que Mondrian écrit : « L’architecture n’a qu'à réaliser dans le concret ce que la peinture montrait dans la nouvelle plastique d’une façon abstraite. Ce sont l’architecte et l'ingénieur qui dans l’avenir devront produire l'harmonie entre nous et notre milieu ». Nous sommes en 1918. Une année plus tard, en France, se crée I’« Esprit Nouveau » et, en Allemagne, le « Bauhaus » avec Walter Gropius. Le Corbusier écrit : « Au temps de T« Esprit Nouveau » on était reparti à zéro. L'architecture était boursouflée; l’art décoratif sévissant, on avait réclamé « la loi du lait de chaux et du ripolin », c’est-à-dire le balayage des parasites qui encombraient les maisons. On s’était replié dans une.peinture fermée dans son cadre, estimant que celle-ci était une expression parfaitement licite, offerte à l'intimité et perméable à l'idée la plus subtile.
L'architecture moderne est apparue petit à petit; elle s'est révélée, elle s'est manifestée, elle a trouvé sa structure, ses formes, ses programmes, son éthique, son esthétique enfin ». Le Corbusier qui peignait tous les jours depuis 1918, cesse d’exposer à Paris dès 1923: «Il fera retraite, car les débats sur la peinture, sur la sculpture, sur l'architecture ne peuvent être menés synchroniquement. Ils sont complexes. Ils sont encore peu abordés. La confusion la plus grande paraît régner. L’architecture à ce moment-là doit fortement devenir solidaire de l’urbanisme (nous en sommes loin !). L’urbanisme est question violemment économique et sociale, voire politique. La peinture qui doit de maintenir son rôle éminent d'agent poétique, ne peut pas, à un tel moment, participer à des fraternisations dans des luttes de parties si différentes.
Toutefois, la préoccupation architecturale ne cessera pas, dans le monde entier, d'animer certains esprits parmi les peintres: Mondrian fut un précurseur; à vrai dire, c'était un architecte non incarné ».
Alors que Le Corbusier disait du peintre Mondrian que c’était un architecte, Mondrian écrivait: « Aussi longtemps qu'il n’y aura pas une architecture entièrement nouvelle, la peinture doit faire les choses sur lesquelles l’architecture — ainsi qu'elle apparaît en général — reste en retard, à savoir elle doit figurer des proportions purement équivalentes, ou, autrement dit, elle doit être « une plastique abstraite réelle ». C’est justement pourquoi la peinture abstraite réelle reste provisoirement le succédané sauveur ».
On voit quel rôle majeur jouera la peinture, quelle énorme influence elle aura sur l'architecture. Alors que Mondrian prêche le néoplasticisme,—équilibre des seules lignes horizontales et verticales (le rapport essentiel: deux lignes droites se rencontrant à angle droit) et emploi des couleurs primaires: bleu, rouge, jaune plus le noir et le blanc — Le Corbusier découvrait à travers le « Purisme », les formes actuelles de la plastique architecturale. On ne dira jamais assez combien la plastique a joué son rôle dans cette conquête de la nouvelle architecture, — et le « Cubisme » ne doit pas être oublié.
Le Corbusier « puriste » brosse les objets les plus quotidiens, les plus banals: des bouteilles et des verres, parfois un dessus de cheminée, des livres. Ozenfant fait de même. C’est à travers ces « pauvres supports » que Le Corbusier s’efforce d’atteindre au « phénomène plastique ». En peignant ses verres et ses bouteilles dans l'esprit puriste «il ne se rend pas compte que ses tableaux à cette époque représentent une part effective de la conquête des formes actuelles de la plastique architecturale ». Jeanneret-Le Corbusier, en collaboration avec Ozenfant écrit à cette époque (1918) dans « Après le Cubisme »: « L’architecture a, depuis cent ans, perdu le sens.de sa mission; elle n'est plus qu’un art décoratif de bas étage. Elle ne nous propose plus que des décorations futiles qui souilleraient l’organisme des édifices, si cet organisme existait encore. Mais la situation de l’architecture est plus grave: destinée à faire d’une maison un organe viable répondant à des fins utiles avant tout, ennoblissantes par la suite et seulement si la convenance s'y prête, elle a totalement perdu le sens de cette mission; de par la vertu d’une scolastique sénile, elle se contente aujourd'hui d'enguirlander des palais ou les plus strictes « boîtes à loyer » d’une flasque excrétion puisée dans des manuels. L’architecture serait morte (car l'Ecole l'a tuée) si par un détour heureux elle n’avait retrouvé sa voie: l'architecture n'est pas morte, car les ingénieurs, les constructeurs, ont repris avec une ampleur rassurante sa destinée grave. Le béton armé, dernière technique constructive, permet pour la première fois la réalisation rigoureuse du calcul; le Nombre qui est à la base de toute beauté peut trouver désormais son expression. Nous avons aujourd'hui nos constructeurs. Si nous avons aujourd’hui nos Ponts du Gard, nous aurons aussi notre Parthénon, et notre époque est plus outillée que celle de Périclès pour réaliser l’idéal de perfection ».
La nouvelle architecture, conditionnée par de nouveaux matériaux, est dans l'air. Sans être encore solidaire de l'urbanisme, elle s'approche petit à petit d'un nouveau style qui, chassant le « caprice », s'efforce d'atteindre à toujours plus de pureté à travers un fonctionnalisme rigoureux. Elle ae purifie, recherchant cette « unité » perdue, cette harmonie qui ne peuvent être retrouvées que par la pureté des principes.
Avant 1918, avant I'« Esprit Nouveau» et le « Stijl », avant le « Bauhaus », il s'était déjà passé quelque chose. Timidement, l’architecture moderne se manifestait vers 1900, à Paris. Le Corbusier nous rappelle que la « Samaritaine » de Franz Jourdain existait, avec ses façades latérales « entièrement en verre », ainsi que la maison d'acier et de verre de la rue Réaumur, le garage Ponthieu d'Auguste Perret. On voyait, ici ou là, des intérieurs nouveaux. Quelques magasins présentaient des œuvres de Frank Lloyd WrightLa recherche plastique venait au secours de l’architecture: «Sans recherche plastique, sans sentiment plastique, sans une véritable passion plastique, Le Corbusier n’aurait pas été le créateur des formes qui, petit à petit, apparaîtront dans sa production d’architecte et d’urbaniste ». Disons en passant que la grande exposition consacrée à Le Corbusier et présentée par le Kunsthaus de Zurich (jusqu'au 31 août) est, à ce point de vue du développement de la forme architecturale, des plus passionnantes. De nombreuses créations de l'époque « puriste » sont visibles à Zurich.
Alors que Le Corbusier — à travers le « Purisme » — allait trouver une étroite correspondance entre les formes architecturales nées du béton armé et celles de sa peinture, trois architectes du «Stijl» -Rietveld, van Eesteren et van Doesburg -exposent en 1923 leurs dernières créations à la Galerie Léonce Rosenberg, à Paris. Nous lisons dans leur manifeste: «En travaillant collectivement, nous avons examiné l'architecture comme unité créée de tous les arts, industrie, technique, etc., et nous avons trouvé que ia conséquence donnera un style nouveau ». Après avoir examiné les lois de l’espace et de la couleur, ces trois architectes concluent: « Nous avons donné la vraie place de la couleur dans l’architecture et nous déclarons que la peinture « séparée de la construction architecturale » (c'est-à-dire le tableau) « n’a aucune raison d'être ». Cette déclaration nette et claire annonce les grandes intégrations futures, les vigoureuses synthèses de l'avenir.
Dans le manifeste inaugural du « Bauhaus », fondé par Walter Gropius à Weimar, en 1919, nous pouvons life: « Il nous faut vouloir, imaginer, préparer en commun le nouvel édifice de l’avenir qui unira harmonieusement Architecture, Sculpture, Peinture ».
Le « Bauhaus » était à la recherche de « l’unité perdue de tous les arts », de cette harmonie majeure où ne persistera «aucune distinction entre l’art monumental et l’art décoratif ». Depuis que ces déclarations ont été publiées, pas mal d’eau a coulé sous les ponts.
De nombreux essais de synthèse des arts ont été tentés. Dans les pays les plus divers, des expériences ont été poursuivies, souvent réussies, parfois ratées. Quelque quarante années après le grand coup de balai du « Stijl », du « Bauhaus » et de I'« Esprit Nouveau » on entend encore dire autour de nous: « Mais cette intégration des arts dans l'architecture est-elle vraiment possible ? » Bon nombre de peintres et d'architectes n’ont pas encore compris que la peinture et la sculpture ne devaient pas « s’additionner » à l'architecture, mais bien plutôt fusionner avec elle, « s'intégrer ». Pour arriver à une harmonie générale, à cette unité indestructible, il faut que l'artiste tienne compte des impératifs de l'architecture, qu'il adapte son œuvre aux grands rythmes du bâtiment. Il doit éviter avant toute chose la surcharge décorative, chasser le «caprice » pour atteindre à la grandeur. Et pour cela, il faut qu’architectes et artistes collaborent le plus étroitement possible. L'artiste devrait participer au « grand œuvre » dès les premiers tracés de l'architecte. Trop souvent on fait appel à ses dons une fois le bâtiment réalisé. On le met au pied du mur: «Collez-moi quelque chose contre cette paroi ». Et l’on assiste à la lamentable mise en place d’une toile marouflée... La peinture de chevalet agrandie n’a pas encore été — quoi qu'on dise — chassée du temple moderne...
Tout n'est cependant pas aussi désespérant en Suisse. Nous avons pu voir dernièrement à Lausanne, pour ne prendre qu'un exemple parmi d'autres, et cet exemple devrait être suivi, une société privée et son architecte, s’attaquer résolument au problème de l’intégration des arts dans l’architecture. Une grande chose a été réalisée et cette expérience constructive nous prouve qu'une toujours plus étroite collaboration est souhaitable et est possible entre l'artiste et l'architecte, car il ne s’agit pas seulement de juxtaposer différentes disciplines, mais bien de réaliser une fusion.
Peinture, sculpture et architecture doivent être fondues en un tout indestructible: «non pas unie pour surprendre en une sorte de coït ahurissant, mais en profondeur durable comme un mariage; amour et raison », écrit Michel Seuphor.
Pour arriver à une authentique synthèse, il faut aussi et surtout que les disciplines à exiger des artistes et des architectes soient clairement définies. Cela évitera des compromis de dernière heure et permettra la création d'une esthétique architecturale étroitement liée aux impératifs de notre époque.
Il est impossible dans un aussi bref commentaire de parler de toutes les tentatives et les réussites d'intégration. En France, Le Corbusier a entrepris de passionnants travaux arrivant presque toujours à la «synthèse». L’une de ses dernières créations, la Chapelle de Ronchamp — véritable sculpture fonctionnelle — est un équilibre parfait. Peintre, sculpteur et architecte, Le Corbusier est mieux que quiconque armé pour réussir cette intégration des arts tant souhaitée...
En Suède, en Finlande, en Italie, architectes, peintres et sculpteurs ont créé de très harmonieux ensembles architecturaux en collaboration. En Amérique du Sud, il n’est pas besoin de rappeler l'importance de l'architecture brésilienne dans ce domaine — l'une des plus avancées du monde, avec Niemeyer, Lucio Costa, Rino Levi, Marcello Roberto, etc. Aux U.S.A. — pays de Richardson, Sullivan, F. L. Wright et Gropius — de nombreux essais de synthèse ont eu lieu. Partout dans le monde s'affirme cette collaboration entre l'artiste et l'architecte, collaboration indispensable si l'on veut obtenir des résultats convaincants.
Je sais que, souvent, l'artiste ne regarde pas d'un bon œil l'architecte et que ce dernier se demande s’il ne pourrait pas se passer de l'artiste. Un jeune architecte me disait un jour: « Les peintres n'ont aucun sens du volume d’une habitation. Ils travaillent à deux dimensions, nous à trois. Or, chaque immeuble doit être considéré comme volume et l'architecte peut fort bien faire ses mises en couleur lui-même ». De son côté, le peintre répondra : « L’architecte n'a aucun sens des couleurs ! » Et le sculpteur ? N’a-t-il pas, plus encore que l'architecte, le sens du volume ? Gilioli a déclaré qu'il considérait sa sculpture sous l’angle de l’architecture...
il n’en reste pas moins qu'une entente est souhaitable ici comme ailleurs.
Nous avons vu combien l’art abstrait avait influencé l’architecture moderne. L’architecture moderne permet à son tour à l’art abstrait de développer considérablement ses moyens. Plus on s’éloignera des conceptions traditionnelles de la peinture de chevalet et de la sculpture-objet, et plus on se rapprochera de la solution idéale qui est, selon Jean Gorin, « la fusion intime de la sculpture, de la peinture et de l'architecture dans toutes les fonctions de l'édifice et sans qu’il soit à aucun moment possible de dissocier les parties qui le composent ».
Sommes-nous encore très éloignés du temps où l’on verra fleurir sur l'épaule des collines ces « cités harmonieuses » où plastique et poétique dispenseront aux hommes bonheur et joie de vivre ?
D'aucuns parlent de « dépoétisation » de la peinture devant certaine «mise en couleur» d'usines ou de bâtiments administratifs.
Qu'ils se rassurent. C'est le contraire qui est vrai: « Ces gens-là calculent la poésie au mètre carré — écrit Roger Bordier. Mesquin alors qu'ils prétendent défendre une liberté intégrale, ils lui mesurent chichement sa part et lui refusent bourgeoisement de laisser sortir cet enfant terrible au-delà des limites que nous connaissons bien: «Celle du salon, du boudoir ou du vestibule» et Roger Bordier de plaider en faveur d’un art collectif, d'un art « en situation » aux antipodes de la peinture à caractère intime. Il veut que l'amour de l'art touche la masse: « de mon point de vue d’ailleurs l'art est, de toute manière, « un service social ».
Puisse l’architecture moderne favoriser, si peu que ce soit, les rapports des hommes entre eux I