A propos du mobilier d’aujourd’hui
L'art décoratif moderne n'a pas de décor. Mais on affirme que le décor est nécessaire à notre existence. Rectifions; l'art nous est nécessaire, c'est-à-dire une passion désintéressée qui nous élève. Il suffit donc, pour voir clair, de faire la part des sensations désintéressées et celle des besoins utilitaires. Les besoins utilitaires requièrent l'outillage perfectionné en «tout » comme une certaine perfection s'est manifestée dans l'industrie.
C'est alors le programme magnifique de l'art décoratif. De jour en jour, l'industrie produit des objets de parfaite convenance, parfaitement utiles et dont un luxe véritable et qui flatte notre esprit se dégage de l'élégance de leur conception, de la pureté de leur exécution et de l’efficacité de leurs services.
Cette perfection rationnelle et cette détermination précise, particulières à chacun d'eux, créent entre eux les liens suffisants d’une solidarité et ces liens permettent de leur reconnaître un « style ».
Le Corbusier « L'Art Décoratif d'Aujourd'hui »1925
Plus encore qu'aux grandes époques précédentes, le destin du meuble et celui de l’architecture actuelle sont intimement liés. Ce qui a caractérisé la naissance du style moderne dans le meuble c’est que, paradoxalement à une époque de division du travail, les premiers créateurs ne furent pas des ensembliers ou des ébénistes mais des architectes. Ceux-là même qui se dégagèrent les premiers des styles « arts-déco », années 1900 et suivantes, et qui sé sont trouvés devant la nécessité d’équiper leurs constructions en mobilier adéquat alors qu'aucun «artiste-décorateur» n'avait encore fait d'évolution correspondante. Aussi ils devaient parmi d'autres hostilités faire face encore à celle des ensembliers.
Depuis les choses se sont un peu arrangées, au fur et à mesure que l'architecture moderne a été admise, que l'on découvrait de quel côté était la barbarie. La difficulté maintenant n’est plus tellement d’être autorisé par un client à « faire moderne » que de pouvoir imposer du bon moderne.
Pour faire le point dans ce domaine, nous n’avons pas trouvé de meilleur interprète que M. R. Gräber dans un article dont nous traduisons ici librement de larges extraits, où il décrit la fondation, les buts et les tâches d'une entreprise qui fut longtemps unique au monde et telle qu'il s’en crée maintenant de nombreuses un peu partout, mais qui n’ont pas toutes la même tenue.
M. Lévy, architecte, Lausanne.
A propos du mobilier d’aujourd'hui
En 1931, la promesse d'un groupe d'architectes suisses d’élaborer des projets de meubles et de collaborer à leur fabrication et à leur écoulement dans le but de permettre leur production en série, détermina la fondation du Wohnbedarf ', à Zurich, sous l’égide du professeur S. Giedion, de Werner Moser et de moi-même.
Dès les premiers instants, nous étions animés par la volonté de mettre à la disposition du public un choix de meubles, d'étoffes, d'appareils d'éclairage pratiques et formellement impeccables; en même temps, nous voulions orienter l’industrie vers une production de qualité réelle.
Ce but détermina beaucoup d’architectes à contribuer à notre développement. Pour nous fournir des modèles, des Suisses, Le Corbusier, H. Haefli, M. Bill, W. Kienzle, W. Moser, Rudolf Steiger se trouvèrent aux côtés d'étrangers tels que Alvar Aalto, Marcel Breuer et Mies Van der Rohe. La plupart des importantes créations de l’histoire du mobilier de ce temps sont apparues pour la première fois au Wohnbedarf. J'aimerais esquisser brièvement ce développement.
1931 Exposition de la colonie du Werkbund « Neubühl ». Les premiers tubulaires à ressorts de Breuer et de Mies Van der Rohe.
1933 Aménagement de notre nouveau magasin par Marcel Breuer.
Les premiers meubles de bois moulé par Alvar Aalto. Nouveaux types de lampes de Bredendik et du professeur Giedion.
1934 Les premières étoffes lavables en fibres de ramie d’après les projets de O. Berger.
1936 Armoires de série en panneaux forts avec compartiments modifiables.
1) Les tentatives de traduction de ce mot Inventé à Zurich et qui signifie «Ce qu'il faut pour habiter» ne datent pas d’aujourd'hui aussi avons nous, après d'autres renoncé è y parvenir et cela d'autant plus aisément que ce mot devient maintenant un concept Internationalement admis.
1939 Début de l'époque difficile de par la grande réaction du « Heimatstil » de l’Exposition Nationale de 1939 et renforcée par la guerre.
1946 Renouvellement des contacts avec l'étranger. Les premiers modèles d’après-guerre. Les lits avec sommiers en lattage.
1947 Début de la collaboration avec Knoll U.S.A. La première « entreprise qui après nous se consacre à la production du meuble moderne. Echange de modèles.
1950 Intensification de l’échange de projets avec différents pays. Introduction des meubles avec système de serrage entre le plafond et le sol.
1951 Introduction de nouveaux matériaux dans la construction du meuble tels que profils cornières, coquilles plastiques pour sièges et fauteuils.
Cette liste montre clairement combien le Wohnbedarf est intimement lié au développement du meuble moderne. Jusqu'à présent, nous avions deux tâches principales, découvrir le meuble moderne dans sa forme la plus éloquente et la plus simple et doter ce meuble d’un public. La première subsiste aujourd’hui comme jadis; quant à la seconde, nous croyons l'avoir remplie, mais quelles sont les tâches actuelles et à venir ?
Considérons la situation générale. Il n'est pas aisé pour le client et même parfois pour nous, de faire la différence entre un bon meuble de style moderne et une pièce «à la mode ». Il faut une grande expérience pour séparer l'ivraie du bon grain. Un bois clair, des piètements biais ou coniques, urie table ou un dossier de forme fantaisiste, des panneaux de résine synthétique et des couleurs vives ne signalent pas Infailliblement de bons meubles modernes. Les critères suivants me paraissent plus judicieux: une forme qui est dans le cas considéré la plus simple imaginable, un jeu de proportions bien équilibrées entre les différents éléments du meuble tels que plateau et pieds, l'apparence la plus légère possible de l'objet, et la satisfaction à des besoins multiples et essentiels. Opposer constamment aux meubles « pseudomodernes » ou « modernisants » les meilleurs meubles modernes, voilà une de nos tâches nouvelles. Ici nous constatons avec joie que de nombreux jeunes architectes sont venus, ces derniers temps, se ranger à nos côtés dans ce combat, en poursuivant avec l.e même sérieux les mêmes buts.
La soif d'évolution de notre époque entraîne un désir de renouvellement permanent en toutes choses. La technique amène constamment des innovations ou des bouleversements. Mais un constant renouvellement formel du mobilier ne serait ni souhaitable ni possible, le meuble devant dépasser la mode. Nous devons exiger que notre mobilier dont l’usage n’entraîne pas une usure sensible dans le temps, conserve sa valeur ambiante comme ce fut le cas pour tous les styles anciens. Il est symptomatique que les nombreux types de meubles qui entre 1931 et 1935 étaient distribués par Wohnbedarf sont encore pleinement valables aujourd’hui et aussi modernes aux yeux de tout le monde que des modèles actuels, tandis que le « cubisme » du grand marché ou des ensembliers les plus huppés d'alors paraît désuet maintenant, ainsi que le «pseudo-rustique» qui suivit, et le «pseudo-moderne» dans lequel nous baignons le fera sous peu.
IcjI nous incombe d’ailleurs une tâche nouvelle. Plusieurs des meilleurs modèles de meubles ont été créés entre 1925 et 1930, à l’atelier de Le Corbusier ou au Bauhaus de Dessau. Très peu d'entre eux sont actuellement édités ayant été victimes du « Heimatstil ». Même au risque de paraître rétrograde aux yeux de certains, nous éprouvons la nécessité de la réédition de certains de ces modèles datant des temps héroïques de l'art moderne, cela tout en effectuant un choix attentif parmi l'offre abondante de nouveaux modèles.
Bien que je recherche dans le monde entier de nouveaux projets, j’ai toujours tenu à éditer le plus de modèles suisses possible; je suis en contact constant et étroit avec les architectes et créateurs des mobiliers suisses et c’est chaque fois pour moi une joie particulière que de pouvoir amener au marché international, un meuble suisse.
Rudolf Gräber, SWB, Zurich.