La construction et le resserrement du marché des capitaux
Après les années d'abondance, voire de surabondance de capitaux, la Suisse se trouve brusquement souffrir d'une pénurie qui s'est fait sentir particulièrement dans le domaine de la construction. Faute d'argent, beaucoup de projets ont dû être remis dans les cartables en attendant des temps meilleurs. De nombreux maîtres d’œuvres qui étaient partis de l'avant, confiants dans une situation qui semblait devoir durer toujours, ont toutes les peines du monde à consolider leurs crédits de construction. Parfois même on a vu cette situation conduire à l’arrêt des chantiers. Certes, cela reste l'exception mais ce n'en est pas moins un symptôme d'un renversement complet de la tendance qui a mis fin à vingt ans d'argent bon marché. Car, parallèlement, les taux remontent. La Banque nationale a porté son taux de l'escompte d'un et demi à deux et demi pour cent et, un peu partout en Suisse, les taux hypothécaires se mettent en branle, précédés d'ailleurs par ceux de l'épargne et des bons de caisse.
Ce brusque revirement est-il durable ? L'ère de l'argent bon marché et abondant est-elle définitivement close ? Si non, combien de temps la pénurie actuelle va-t-elle durer ? Autant de questions qu'on se pose et auxquelles nous essayerons de répondre en examinant successivement les causes de cette situation, son ampleur et les perspectives qu'elle offre.
Les causes. Parmi celles-ci il en est de lointaines et d'immédiates.
De lointaines, car depuis bien des mois déjà on remarquait une lente résorption des excédents de capitaux. Les taux des valeurs mobilières remontaient lentement. A vrai dire, chacun s'en félicitait car les taux excessivement bas qu'on aconnusjusqu'ilyadeux ou trois ans ne laissaient pas d'être inquiétants tant pour les petits épargnants que pour les caisses de retraite, les sociétés d'assurances et les innombrables institutions de prévoyance sociale qui ne savaient plus comment placer leur argent pour en tirer des rendements suffisants.
A quoi devait-on cette modification progressive de la situation sur e marché de l'argent? Tout d'abord à la haute conjoncture dont les besoins en investissements étaient toujours plus grands puis, phénomène parallèle, à l'augmentation de la consommation. On a dit que le Suisse vivait au-dessus de ses moyens. Cela mérite d être nuancé, car malgré tout, l'épargne, tant privée que collective, reste très forte chez nous. La vente à tempérament est loin d’avoir ^importance qu'elle a aux Etats-Unis, par exemple. Néanmoins, dans certains secteurs, notamment celui de l’automobile, elle prenait des proportions inquiétantes. Il résultait de cette augmentation de la consommation un accroissement constant de nos importations qui, jusqu'à présent, n’avait encore rien d'alarmant mais qui contribuait néanmoins à absorber une partie de nos disponibilités. A cela s'ajoutaient les placements nombreux à l'étranger.
Les emprunts étrangers lancés en Suisse ont atteint quelque 700 millions au cours de ces dernières années. Sans compter les innombrables achats de valeurs étrangères et principalement de valeurs nord-américaines. Il est difficile de chiffrer l’importance de ces placements à l’étranger, .mais c'est probablement par milliards qu'il faut compter. La hausse des taux d'intérêts en Suisse permettra de rapatrier une partie de ces capitaux.
Encore n'est-ce pas tout. La politique conjoncturelle de la Confédération a contribué elle aussi à resserrer le marché des capitaux.
L'excès de capitaux entraînait une sorte d'affolement de la conjoncture, de surchauffe de l'appareil économique qui risquait d'amener l’inflation. La Confédération et la Banque nationale se sont donc appliquées à raréfier l'argent. La Confédération, qui a fait d’importants bénéfices ces dernières années, les a stérilisés, c’est-à-dire retirés du circuit. La Banque nationale a obtenu des banques et des sociétés d’assurances qu'elles stérilisent quelque trois cents millions de francs. Bref, on a estimé que sous différentes formes, les sommes ainsi retirées du circuit atteignaient quelque deux milliards de francs.
C'est dire que, avant même qu’on parle de pénurie et de hausse des taux hypothécaires, le marché des capitaux, sous l'effet de ces différents facteurs, était en train de se resserrer lentement. Mais ce qui a surpris tout le monde, y compris les initiateurs de la politique de «freinage »,'c’est la brutalité du renversement l’automne dernier. A cela, il n’y a qu’une seule explication: les événements politiques. L'affaire de Hongrie d'abord, mais surtout les événements de Suez ont créé une psychose d'alarme qui a conduit tant les particuliers que les entreprises à constituer rapidement des stocks. Il n'en a pas fallu davantage pour éponger les disponibilités du marché. Et comme cette période coïncidait avec la fin de l'année, qui traditionnellement est une période de resserrement du marché des capitaux, on s’est trouvé brusquement aux prises avec une pénurie telle qu’elle a pris tout le monde au dépourvu.
La première victime : le marché hypothécaire. C'est en effet le marché hypothécaire qui a eu à souffrir le premier de cette situation. Les entreprises qui dans une large mesure pratiquent l'autofinancement et les grandes banques commerciales qui bénéficient plus que les autres des placements étrangers, ne s'en sont guère aperçus tout d'abord. Mais l'épargne, source de capitaux pour le marché immobilier, s'est ralentie considérablement sous toutes ses formes, qu'il s'agisse des placements en «carnets» ou en «bons de caisse». Les compagnies d'assurances qui, ces dernières années, s'intéressaient très activement au marché immobilier et, contrairement aux banques, disposaient de rentrées régulières, furent à tel point sollicitées qu’elles ne pouvaient suffire à toutes les demandes. Par ailleurs, dans une certaine mesure aussi, elles se détournaient du marché immobilier. Depuis longtemps, en effet, les taux de rendement des valeurs mobilières étaient si faibles qu'elles avaient été obligées de placer, souvent plus qu'elles ne l'auraient voulu, leur argent sur des immeubles. Elles profitaient maintenant du meilleur rendement des obligations pour réassortir leurs portefeuilles, A vrai dire la pénurie, en persistant, s’est étendue petit à petit à tous les sçcteurs et les grandes banques commencent elles aussi à en sentir les effets. Les banques régionales et cantonales qui comptent surtout sur l’épargne et les bons de caisse pour se pourvoir en capitaux ont dû parer au tarissement de leurs sources habituelles par des émissions publiques et ont mordu ainsi sur les disponibilités des grandes banques commerciales.
L’ampleur de la pénurie. Ainsi, depuis l’automne dernier, la situation s'est encore aggravée. Dans le domaine de la construction, les crédits en cours se liquident mais les banques refusent de prendre des engagements pour des crédits nouveaux sans avoir une promesse de consolidation. D'autre part, les banques hypothécaires se refusent à prendre des engagements fermes dans l'incertitude où elles se trouvent, et du taux qui devra être appliqué et même de la possibilité de trouver les capitaux nécessaires. Le renversement de la situation est total: autrefois, les banques s'empressaient d’accorder les prêts et ne songeaient qu'ensulte à se pourvoir en capitaux, ce qui, d'ailleurs, ne posait aucun problème. Aujourd’hui elles sont obligées de s'assurer d’abord les capitaux et elles n'en trouvent jamais assez. Conséquence, les taux montent. Ceux des bons de caisse ont dû être élevés au fur et à mesure que se présentaient les renouvellements, et malgré cela, de nombreuses banques ont dû enregistrer 40 à 50 % de déchet lors des conversions de bons échus. Quant au taux de l'épargne, certaines banques l’ont déjà relevé, d'autres envisagent de le faire mais c'est une mesure qui ne peut avoir d'effet qu’à longue échéance, leq changements de taux ne pouvant être envisagés que pour le milieu ou la fin de l’année en raison des complications que cela apporte dans le calcul des intérêts.
Restent les émissions. Ici aussi, les taux ont dû suivre le mouvement, devant l’indifférence du marché. Alors qu'il y a peu de temps encore on plaçait sans trop de peine des emprunts à 3 %, c’est à 4 !4 % que les Bernische Kraftwerke ont émis le dernier. Quant aux banques cantonales, elles se tiennent pour le moment aux environs de 4 % pour un cours d'émission de 100 %.
Il va sans dire que les taux hypothécaires ne pouvaient manquer d'être affectés par cette évolution du marché. Jusqu’ici, les principales banques hypothécaires, notamment les banques cantonales, se sont abstenues d'élever le taux des anciennes hypothèques. En revanche, le taux des nouvelles hypothèques a été majoré en général d’un demi pour cent. Cela donne, en premier rang, 4 % pour les immeubles urbains, 3 % % pour les bâtiments agricoles et les logements à but social, 4 % % pour les constructions semi-industrielles et 4 'A % pour les constructions industrielles. Le maintien des anciennes hypothèques au taux de 3 % % semble cependant problématique. De nombreux établissements privés ont déjà alignés ces taux et les établissements officiels ou semi-officiels envisagent eux aussi de le faire. Mais, d'accord avec la Banque nationale, ils essaient de retarder ce moment pour provoquer le'moins possible de perturbations sur le marché.
Perspectives. Nous revenons à notre question du début: le renversement de la tendance est-il durable ? Que nous réserve l'avenir? Nous allons essayer, avec la prudence qui s'impose dans ce domaine, d'apprécier les possibilités futures.
La Confédération a essayé d'atténuer quelque peu la pénurie en remboursant des emprunts qui venaient à échéance. C'est ainsi que quelque cent millions de francs ont été mis dans le circuit mais ce n'est que dans une faible mesure que cet argent s'est dirigé vers la construction immobilière, l'essentiel des portefeuilles étant en mains des grandes banques commerciales. En revanche, la Confédération a remboursé à l'Assurance Vieillesse et Survivants une somme de 200 millions qui a été mise par celle-ci à la disposition des centrales de lettres de gage qui, comme on le sait, alimentent le marché immobilier. Ce système de répartition a l'avantage de tenir compte des besoins traditionnels des établissements hypothécaires de Suisse. Mais le montant mis ainsi à la disposition du marché n'a pu que parer au plus pressé; il est trop faible pour pouvoir résoudre le problème de façon durable.
Comment se présente la situation dans son ensemble ? Il est certain que le marché suisse a encore d’énormes possibilités.
L’épargne sous toutes ses formes est très active. Et s’il y a eu pénurie ce n'est pas par insuffisance de l'épargne mais par le fait que la consommation de capitaux a été plus vite que la production.
La hausse des taux, ainsi que la politique de freinage de la Confédération et de la Banque nationale aura pour effets de ralentir quelque peu cette consommation. On peut s'attendre donc à ce qu’un équilibre se rétablisse. La hausse des taux d'intérêts, d’autre part, doit apporter un frein à l’exportation des capitaux.
Mais l'effet de ces diverses mesures ne se fera sentir qu'à longue échéance. Pour l'immédiat, on peut s'attendre cependant à une légère amélioration. Les stocks, en effet, on continué à s'accroître très fortement au début de cette année comme en font foi les chiffres de nos importations. Notre balance commerciale pour les cinq premiers mois présente en effet un déficit de 943,7 millions de francs pour 522,4 dans la même époque de l’année dernière. Ce déficit est dû pour une bonne part aux importations de matières premières. Les stocks de l'industrie ont donc atteint à l'heure actuelle un maximum. On peut s'attendre à ce que désormais ils se liquident lentement, recréant ainsi des disponibilités pour le marché. La saison touristique par ailleurs, qui s'annonce bien, contribuera également à créer de la liquidité. Mais il ne faut pas se faire trop d’illusions: le calendrier des émissions, en vertu d’enga- • gements antérieurs, est encore lourdement chargé. Il prévoit quelque 400 millions pour le deuxième semestre de cette année et 880 millions de francs pour 1958. Aussi les spécialistes estiment-ils que la fin de l’année, qui est toujours une période de resserrement du marché’risque d'être aussi pénible que l'a été le début.
Il semble donc qu'on n'arrivera pas à surmonter la période de pénurie actuelle sans des mesures de répartition. D'ores et déjà, il est nécessaire d’établir un ordre d’urgence dans les travaux envisagés par les corporations de droit public. Dans le domaine des émissions, il faudra arriver à une répartition équitable entre les émissions destinées à assurer le financement de grands travaux comme les barrages et celles qui doivent fournir des capitaux aux autres constructions. Il y a à cet égard une rivalité entre les grandes sociétés hydro-électriques et les établissements de crédit foncier.
Les premières estiment leurs besoins incompressibles, mais les besoins des autres ne le sont pas indéfiniment non plus. Aujourd'hui déjà, les .émissions publiques sont contingentées. On en arrivera forcément à un équilibre entre les deux groupes. Les sociétés hydro-électriques d'ailleurs ont déjà tourné la difficulté en augmentant leur capital action, l'émission d'actions étant libre, ou en demandant des prêts à leurs actionnaires qui sont en général des corporations de droit public.
Enfin, l’avenir dépend encore de l’attitude qu'adoptera la Confédération. Elle dispose d'importants capitaux qui ont été stérilisés.
Elle n'est pas du tout pressée de les remettre dans le circuit, s'en tenant pour le moment à sa politique de freinage. Néanmoins, elle ne souhaite pas un arrêt de la construction qui causerait de graves perturbations dans le pays. Elle craint, d’autre part, un renchérissement de la construction et par là une hausse du coût de la vie que précisément elle veut combattre. D'autre part, une foi votée il y a quelques années lui donne la possibilité de s'intéresser à la construction d'immeubles à but social. Jusqu'à présent, elle a laissé les actions de cet ordre d'idées aux cantons. Mais, en raison de la situation, le Conseil fédéral a décidé d'intervenir. Il y a quelques semaines, il a publié son message sur les mesures qu'il envisage de prendre pour favoriser la construction de logements économiques. La Confédération, notamment, mettra à la disposition d'établissements de crédit désignés par les cantons des capitaux jusqu’à concurrence de 100 millions de francs. D'autre part, elle aidera les cantons à réduire le loyer de certains logements en prenant à sa charge dès intérêts de capitaux pendant vingt ans. Le Conseil fédéral espère que ce programme «urgent» permettra de construire 8000 logements en quatre ans.
Il est temps de conclure. La situation, si gênante qu’elle soit momentanément, n'est pas catastrophique. Notre pays a les moyens de réagir. Il va sans dire qu'il ne serait dans l'intérêt de personne de laisser s’arrêter brutalement tout le secteur de la construction. Si la Confédération temporise dans les mesures qu'elle pourrait prendre pour remédier à la situation actuelle, c’est que précisément elle a décidé de freiner momentanément t'essor quelque peu intempestif de la conjoncture. L’inconvénient, dirat-on, c'est que cela entraîne la hausse des taux de l'intérêt. Mais si l'on examine la question sans préjugé, il faut convenir que cette hausse ne fait que nous ramener à la normale. La disparité qu'il y avait entre notre pays et les pays voisins dans ce domaine ne pouvait pas manquer à la longue de nous être nuisible. D’autre part, reconnaissons-le, l'évolution actuelle n'a pas que des inconvénients. Elle rétablit un certain équilibre sur le marché de la main d'œuvre. Les entrepreneurs trouvent de nouveau du personnel et plusieurs ont déjà pu faire la constatation que cela se traduisait par une nette amélioration du rendement. C'est là un facteur nonnégligeable qui est susceptible de compenser les effets de la hausse des taux. D’autre part, le ralentissement actuel, s'il reste dans des limites raisonnables, est de nature à mettre un frein à la spéculation sur les terrains et les immeubles, qui grevait lourdement la construction.
J.-P. Masmejan