Brasilia

Un des grands faits de l'histoire du Brésil fut le passage du régime colonial à l’indépendance. Une transformation non moins importante est en train de s'opérer dans sa topographie administrative. A des siècles de gravitation politique et démographique vers le littoral va succéder une structure plus organique, convergeant vers l'intérieur. La capitale va quitter le littoral pour s’installer au centre de gravité du territoire, sur le plateau de l’Etat de Goiâs, équidistant de toutes les limites naturelles et conventionnelles du pays. Ce transfert de la capitale va asseoir le Brésil sur de nouvelles bases. C'est toute une transformation de son climat politique qui va se réaliser. Du haut d'une position géographique centrale surélevée, les dirigeants auront une vision plus nette du Brésil et de ses problèmes d'ensemble, et leur contact avec les réalités concrètes sera plus étroit, plus régulier, plus fécond. La physionomie rurale du Brésil sera mieux coordonnée. La poussée démographique vers le littoral et les grands centres fera place à une répartition mieux localisée des installations industrielles et agricoles. Dans le domaine des transports, Brasilia sera le point de convergence et de jonction de toutes les grandes artères du pays. A la désagrégation capricieuse succédera la cohérence organique. Brasilia exercera en outre, de par ses installations culturelles, une attraction bienfaisante sur les solitudes de l’intérieur. Brasilia, créée de toutes pièces, voudra être le triomphe de l’urbanisme moderne.

Raul Bopp, ministre du Brésil en Suisse


Rapport du plan-pilote de Brasilia

En 1823, José Bonifacio, dit le patriarche, propose le transfert de la Capitale à Goiâs et suggère le nom de Brasilia.

Tout d'abord je désire m’excuser auprès de la direction de la Compagnie d’urbanisation et du Jury du concours, de la présentation sommaire de la solution ici suggérée pour la nouvelle capitale et m’en justifier également.

Je n’avais guère l’intention de m’inscrire à cette compétition et, à dire vrai, je n'y prends pas part. Je me permets, tout au plus, de présenter une solution possible que je n'ai point recherchée mais qui m’est apparue pour ainsi dire d’elle-même.

Je me présente, non en technicien dûment outillé, car je ne dispose même pas d’un bureau, mais en simple maquisard de l’urbanisme qui ne se propose qu’à titre éventuel, et en qualité de simple consulteur, de poursuivre le développement de l'idée présentée. Si je procède de cette manière quelque peu candide, c’est que je m'appuie sur un raisonnement également très simple: ma suggestion étant valable, ces données, bien que sommaires en apparence, seront suffisantes, car elles révéleront que, malgré la spontanéité première, cette suggestion a été par la suite pensée et résolue; si elle ne l'est point, l'exclusion se fera d'autant plus facilement, et je n'aurai ni perdu mon temps ni fait perdre celui des autres.

Le caractère libéral de l’accès au concours a limité d’une certaine manière la recherche à ce qui importe réellement, à savoir, la conception urbanistique de la ville proprement dite. Car celle-ci ne sera pas dans le cas qui nous intéresse la résultante de la planification régionale, mais bien sa cause: c'est sa fondation qui donnera naissance ultérieurement au développement planifié de la région. Il s’agit là d’un acte délibéré de possession, d’une sorte de défrichement relevant de la tradition coloniale. Or ce que l'on demande à chaque concurrent, c'est d'exposer comment une ville de ce genre lui semble pouvoir être conçue.

Elle ne doit pas être conçue comme un simple organisme capable de remplir d'une manière satisfaisante et sans le moindre effort les fonctions vitales propres à n’importe quelle ville moderne. En d’autres termes, elle ne doit pas être seulement urbs, mais civitas avec tous les attributs inhérents à une capitale. Et voilà pourquoi il faut pour condition première que l’urbaniste soit imbu d'une certaine dignité et noblesse d'intention. De cette attitude fondamentale découlent l'ordonnance, le sens de la convenance et de la mesure capables de donner à l'ensemble projeté le caractère monumental que l’on souhaite. Monumental non pas dans le sens de l’ostentation mais dans le sens de l'expression palpable, consciente, pour ainsi dire, de ce qu’elle vaut et signifie. Ville planifiée pour le travail ordonné et efficient, mais ville agréable et vivante en même temps, propre au délassement et à la spéculation intellectuelle, apte à devenir avec le temps non seulement le centre du gouvernement et de l’administration mais également un foyer culturel des plus ouverts et des plus sensibles du pays.

En résumé, la solution présentée est facile à comprendre, car elle se caractérise par la simplicité et la clarté du tracé original, ce qui n’exclut point, comme on l’a vu, la variété dans le traitement des parties, chacune conçue selon la nature particulière de sa fonction respective, et de là découle une harmonie d'exigences en apparence contradictoires.

C'est ainsi qu’étant monumentale elle est également commode, efficiente, accueillante et intime.

Elle est en même temps large et concise, bucolique et urbaine lyrique et fonctionnelle. La circulation des automobiles se fait sans croisement et l'on restitue le sol, dans une juste mesure, au piéton.

Et sa structure étant si clairement définie, il est facile de l’exécuter: deux axes, deux terre-pleins, une plate-forme, deux pistes larges dans un sens, une route dans l’autre, route qui pourra être construite par parties, — d’abord les bandes centrales avec un trèfle de chaque côté, ensuite les pistes latérales, qui avanceraient avec le développement normal de la ville. Les canalisations auraient toujours le champ libre sur les bandes vertes contiguës aux pistes de roulement. Les carrés seraient seulement nivelés et paysagistiquement définis, avec les ceintures respectives, immédiatement recouvertes de gazon et plantées d’arbres, mais sans chaussée de quelque sorte que ce soit, ni même de rebords de trottoir. D'une part, technique d’auto-strades; de l'autre, technique paysagistique de parcs et jardins.

Brasilia, capitale aérienne et routière; ville-parc.

Rêve archiséculaire du Patriarche.

Lucio Costa


Témoignage

Les travaux de Brasilia définissent, conjointement avec le projet du Musée de Caracas, une nouvelle étape de mon travail professionnel. Celle-ci est caractérisée par une recherche constante de concision et de pureté, ainsi que par une plus grande application aux problèmes fondamentaux de l'architecture.

Cette étape, qui marque un changement dans ma manière de créer et, principalement, de développer les projets, est le fruit de longues méditations. Elle n’a pas surgi comme une formule différente, requise par des problèmes nouveaux. Elle dériva d’un processus honnête de froide revision de mon travail d’architecte.

En vérité, depuis que je suis rentré d'Europe, après l'avoir parcourue de Lisbonne à Moscou, en observant attentivement tout ce qui se rapporte à l’architecture, mon attitude professionnelle a beaucoup changé.

Jusqu’alors, il me semblait que, malgré ses qualités évidentes, l’architecture brésilienne devait être considérée sous certaines réserves. Je croyais, comme je le crois encore, que sans une juste répartition des richesses, pouvant atteindre tous les secteurs de la population, l’objectif de base de l’architecture, c'est-à-dire son fondement social, ne pouvait qu’être sacrifié et l’architecte réduit à satisfaire simplement les caprices de la classe aisée.

Ce sentiment provoquait un certain découragement, qui me fit bientôt estimer que ceux qui s'abandonnent corps et âme à l’architecture, comme s’ils construisaient des œuvres durables, étaient des naïfs. Bien que je n'aie jamais cessé de m’intéresser à ma profession, je considérais l’architecture comme le complément de choses plus importantes et en rapport plus étroit avec la vie et le bonheur des hommes. Ou alors, comme je le disait souvent, comme un exercice qu'il faut pratiquer dans un esprit sportif... et rien de plus. Cette attitude permettait une certaine négligeance, facilitée par mon caractère de bohème peu ordonné, m’amenant à accepter trop de commandes, que j’exécutais à la hâte parce que je me fiais à l'habilité et à la capacité d’improvisation dont je me jugeais capable.

Ce fut ce manque de foi, né de conditions professionnelles dues aux contradictions sociales, qui m’a amené dans quelques cas à ne pas faire attention à certains problèmes et à adopter une tendance parfois excessive à l’originalité, encouragée par les propres intéressés, désireux de donner plus de répercussion à leurs commandes. Ceci nuisit, dans certains cas, à la simplicité des constructions et à la ligne logique et économique qu’ils exigeaient.

Il est vrai que je reconnais seulement miennes les œuvres auxquelles j'ai pu me consacrer avec régularité et que je présente comme telles dans les revues et publications techniques. Mais même parmi ces œuvres-là, j'en trouve qu'il aurait peut-être mieux valu ne pas projeter, car elles contrarient les principes que je suis aujourd’hui avec la conviction la plus absolue. Naturellement, je n’ai nullement l'intention de commencer un processus d’autodestruction par ces commentaires, ni celle de dénigrer mes travaux. Je les vois, au contraire, comme des facteurs positifs dans l'ensemble du mouvement architectural brésilien, auquel ils offrirent, au moment opportun, de par leur élan et leur sens créateur, une contribution effective, qui le caractérise jusqu’aujourd'hui. Si je me réfère à cette autocritique, commencée il y a deux ans alors que j’élaborais le projet du Musée de Caracas, c’est parce que je la considère comme un processus normal et constructif, pouvant amener à corriger les erreurs et à obtenir de meilleurs résultats en prenant une série de mesures disciplinaires. Dans mon cas, il s'agit premièrement de réduire les commandes et de refuser systématiquement celles qui visent exclusivement à des intérêts commerciaux, afin de mieux pouvoir m’adonner aux autres réalisations, et leur consacrer toute mon attention à titre permanent, et ensuite d'établir, pour les nouveaux projets, une série de règles, recherchant la simplification de la forme plastique et son équilibre avec les problèmes fonctionnels et de construction.

Dans ce sens, ce sont maintenant, les solutions compactes, simples et géométriques qui m’intéressent, ainsi que les problèmes de hiérarchie et de caractère architectonique, les accords d'unité et d'harmonie entre les bâtiments et, enfin, une expression qui ne provienne pas d'éléments secondaires, mais de leur propre structure, dûment intégrée dans la conception plastique originale.

Dans ce même but, j'en suis venu à éviter les solutions recoupées ou composées de nombreux éléments, qui sont difficiles à contenir dans une forme pure et définie; les revêtements inclinés et les formes libres, qui, défigurées par l'incompréhension et l'ineptie de quelques-uns, se transforment en une exhibition ridicule de systèmes et de types différents. Tout cela en essayant de ne pas tomber dans un faux purisme, dans un formulaire monotone de tendance industrielle et en restant toujours conscient des immenses possibilités du ciment armé et sur mes gardes, afin que cette nouvelle position ne se transforme pas en une barrière infranchissable, mais me donne, au contraire, l'occasion de lancer librement des idées et des innovations.

C'est en obéissant fidèlement à ces principes que je travaille depuis cette époque. J'ai commencé cette phase, comme je l’ai dit plus haut, par le projet du Musée de Caracas, dont la conception est d'une pureté et d’une concision incontestables. Et je continue, maintenant, par les projets de Brasilia, auxquels je consacre toute mon attention, non seulement parce qu’il s'agit d’une œuvre de la plus grande importance, mais encore à cause des événements antérieurs à son développement, alors que je refusai d'accepter l’élaboration du Plan Pilote, car je luttais, conjointement avec l’Institut des architectes du Brésil, pour l'organisation d’un concours public, en me réservant seulement la tâche de projeter les bâtiments gouvernementaux. Cette tâche n'était que la continuation naturelle des travaux que j'ai réalisés, d’une manière ininterrompue, depuis 1940, pour le préfet, le gouverneur et, finalement, le président Juscelino Kubitschek.

En ce qui concerne les travaux de Brasilia qui, je l’espère, seront mes œuvres définitives, j’ai dû résoudre trois problèmes différents: celui du bâtiment isolé, permettant de donner libre cours à l'imagination, tout en exigeant des caractéristiques déterminées; celui du bâtiment monumental, dans lequel le détail plastique cède le pas à la grande composition; et, enfin, la solution d'ensemble, qui exige, avant tout, de l’unité et de l’harmonie.

Pour le Palais du Gouvernement, mon objectif a été de rencontrer une formule qui ne se limitât pas à caractériser une grande résidence, mais définît un véritable palais, conçu dans l'esprit monumental et noble dont il doit être empreint. Pour cela, j'ai tiré parti de la propre structure qui accompagne tout le développement de la construction, à laquelle elle donne de la légèreté, de la dignité et cet aspect différent... comme si elle se posait doucement sur le sol. C’est dans ce but que les colonnes s’amincissent aux extrémités, permettant de donner aux dalles une épaisseur de quinze centimètres dans l’axe de chaque écartement, grâce au système de voûte sur lequel elles sont basées, ce qui crée l’intégration parfaite de la forme, qui caractérise et exprime la bâtiment, dans le propre système de structure.

Dans le bâtiment du Congrès, mon but a été de déterminer les éléments plastiques d’après les différentes fonctions, en leur donnant l’importance, relative requise et en les traitant, dans leur ensemble comme des formes pures et équilibrées. C'est ainsi que la ligne horizontale de composition s’affirme dans l’immense esplanade et forme contraste avec les deux blocs destinés à l'administration et aux bureaux des parlementaires, et que les salles des réunions plénières se détachent, créant, avec les autres éléments, ce jeu de formes, qui est l’essence même de l’architecture et que Le Corbusier définit si bien: « L'architecture est le jeu savant, correct et magnifique des valeurs sous la lumière. » Pour la place des Trois-Pouvoirs, l'unité a été ma grande préoccupation. Pour cela, j'ai conçu un élément structural qui pourrait servir de dénominateur commun aux deux palais —celui du Gouvernement et celui de la Haute-Cour —et assurer ainsi à l'ensemble ce sens de la sobriété des grandes places européennes, sans préjudice de l’échelle de valeur exigée par le magnifique plan de Lucio Costa. Voilà donc mes directives actuelles d'architecte. Et si elles s'orientent maintenant dans le sens d'une plus grande pureté et de plus de simplicité, elles sont, cependant, basées sur la même conception créatrice — la seule qui puisse engendrer une véritable œuvre d’art.

Oscar Niemeyer