Les panneaux muraux de Georges Wicky

A l'exemple de certains maîtres de jadis, Georges Wicky a été subjugué à son tour par la grande inconnue de la décoration murale, mais ce n’est pas vers la peinture à fresque qu'il s'est senti attiré.

Pour résoudre ce problème ardu en le limitant, il a choisi un moyen d'expression qui lui est propre et dont il se sert aujourd’hui avec aisance: le panneau polychrome en céramique émaillée. Si l'adoption d'un genre n'est pas forcément une preuve de talent, par contre les qualités plastiques qui en dérivent sont au moins le témoignage d’une vocation authentique. « Qui a trouvé son moyen d’expression », a dit fort pertinemment André Kuenzi, « peut tout dire et tout nous faire sentir. Encore faut-il avoir le don de la concision. Avancer compendieusement.

Chaque artiste tente d'élever son « quotidien » jusqu’à l'idéal qu'il conçoit. » Ces paroles, d'une clarté incisive, peuvent fort bien situer le climat des recherches de Wicky et justifier sa manière.

Loin de s’épuiser, la formule élue par Wicky a été jusqu’ici féconde, outre que convaincante. Pour conserver la fraîcheur de ses premières trouvailles, Wicky ne s'est pas laissé prendre au piège des originalités courantes. S’il a lentement mûri ses intentions sous le couvert passionnant de l'art abstrait, il en a cependant repoussé les déviations et les perversions troublantes.

Depuis un certain temps, incontestablement, l'art abstrait subit une rude épreuve, passant en partie de la discipline à laquelle il doit appartenir à une forme de frénésie incohérente, de terrorisme désagrégeant et d’anarchie esthétique, à une sorte d’abjection barbare de la beauté. Ceux qui suivent attentivement les nombreuses expositions d'art moderne, désormais organisées dans tous les continents et sous toutes les latitudes, peuvent avoir facilement la confirmation de nos dires. Sous les coups conjugués et sous l’influence des bravades de l'expressionnisme, du tachisme, de l’approximatif et de l’informe (que d'aucuns confondent avec l'informel), l'art abstrait est en train de prendre une tournure alarmante, de s’en aller à la dérive.

Les théories fumeuses et les forfanteries destructrices qui nous viennent du Nord et d'outreAtlantique font en effet d'énormes ravages dans la contexture d'une grande idée qui s'ouvrait pourtant largement à l'avenir. Devant un tel désarroi nous restons songeurs et perplexes. Que va devenir l'art abstrait ? Faudra-t-il bientôt reprendre la polémique et recommencer à zéro ? Nous avons dénoncé autrefois l'académisme de l'art moderne et nous avons la nette impression que cet académisme sévit en plein actuellement.

Parmi ceux qui sont restés fidèles au principe de l'éternel retour de l'art nouveau (argument qui nous préoccupe au plus haut degré), parmi ceux qui ne

se sont pas lancés, tête perdue, sur les fausses routes et les préceptes douteux, il faut compter Georges Wicky. En ce moment chaotique, ce qui mérite de retenir l'attention, c’est l’autorité dont l'artiste a fait preuve dans la décantation de ses calculs. Cependant, il serait injuste de ne voir là que le résultat de connaissances techniques, car une sensibilité agissante et une intelligente vivacité d’esprit font participer ses œuvres d’un art mural clairvoyant et rigoureux.

Toujours aux aguets pour trouver la meilleure façon d’incorporer la peinture à l'architecture d'aujourd'hui, Wicky se refuse à accepter le débat sur le terrain glissant où a été placé l’art décoratif. Ce ne sont pas des objets nouveaux qu’il entend créer, mais un système de complètement de la paroi.

C’est pourquoi il cherche à déterminer l'espace exact que doivent occuper des surfaces de terre émaillée dans un ensemble architectural qu'elles se proposent non seulement de décorer, mais d’en rendre la fonction plus apparente. Ses panneaux doivent par conséquent jouer un double rôle: intégrer l'ornement rationnel dans un ordre constructif et faire vibrer le mur en l’épousant sans modifier sa destination.

Cette méthode a été reconnue excellente et tenue pour importante. En effet, «les panneaux en céramique émaillée de Georges Wicky », a écrit l'éminent critique d’art français Frank Elgar, « s’imposent à l’attention par la netteté du dessin, la richesse du coloris, le rythme de la composition, par la définition d'un nouvel espace décoratif et leur technique patiemment élaborée. On voudrait les revoir, intégrés cette fois aux murs ou aux éléments d'architecture auxquels Ils sont naturellement destinés. Ainsi qu’ils nous sont néanmoins présentés, ils accusent la valeur de l'exécutant et son honnêteté artisanale, ils nous laissent deviner derrière le céramiste le peintre de jugement et de bon goût. » On aperçoit ici la liaison étroite qui existe entre l'architecture qui exige un complément lyrique et la peinture qui veut se soustraire à l’idée de n'être qu'un détail accroché. D’autre part toute interprétation picturale, dans la mesure où elle suppose la possibilité d’animer des plans, de dimensionner des structures et d’instituer des perspectives fonctionnelles, paraît légitime. C'est, comme chez Wicky, une façon naturelle de mieux faire sentir l’évidence, la profondeur, le poids ou la légèreté d'une composition constructive. Il nous semble donc nécessaire qu’un artiste bouleverse la routine pour nous offrir le moyen de ressaisir des positions perdues.

Proust disait que «le style comme la technique sont affaire de vision », voulant affirmer par là ce qu'à fort bien souligné Jean Duvignaud, «que la vision seule, sa qualité et sa richesse pouvaient inventer des formes neuves ». Georges Wicky, qui agit dans cet esprit, applique sans parti pris toutes les lois plastiques recevables pour établir ses dessins et ses harmonies jaillissant de la couleur. Somptueuses ou dépouillées, chaleureuses ou retenues, raffinées ou simples, lumineuses ou opaques, nimbées de transparences ou cernées de traits obscurs, ses compositions ne trouent point le mur mais s’y insèrent strictement. Elles ont l'efficacité d’un support.

Une telle conception de la peinture, d'une polychromie prenant part à l'architecture, est réellement d'importance. Dans le domaine esthétique, également, ce langage transposé d'une forme dans une autre est l’exacte traduction — sur le plan de la réalité — d'incidences diverses qui trouvent dans l'association une plus grande vitalité. Les panneaux mureaux de Wicky paraissent bien convenir à l’enrichissement de l’ouvrage de l'architecte. Par delà les éléments différents de leurs caractères, peinture et architecture se fondent dans un tout indissoluble, sans que l'une ou l'autre perde sa propre signification. Elles restent hors d'atteinte d'un semblant même d'esclavage, de despotisme ou d'arbitraire, puisqu'elles consentent librement à s’unir pour augmenter leurs pouvoirs d'expression et accuser leurs fonctions réciproques.

L'art moderne vit actuellement une période de profondes transformations de structure. Pris entre deux pôles extrêmes (entre la tendance constructive abstraite et le courant de l'informe, du badigeon, de la dislocation et de l'éclaboussure), il ne parvient pas à reposer sur des bases essentielles. Son équilibre est véritablement instable. D’où nécessité inéluctable de tout miser sur ces facteurs indispensables que sont l’imagination et la recherche créatrice. Cette direction s’impose aujourd’hui plus que jamais. Elle s’impose d'autant plus que les mouvements néfastes et délétères disposent de puissants moyens de propagande et révèlent un mordant destructeur qui a toutes les qualifications requises pour conduire rapidement l'art nouveau à la caricature de son idéal et à son propre anéantissement.

L’aspect le plus saisissant de l'œuvre de Georges Wicky réside certainement dans ce rétablissement des valeurs spirituelles, des valeurs fonctionnelles et des valeurs réelles de l’art que nous réclamons.

Pour témoigner de cette aspiration vers des fins qui ne travestissent point la destination de la peinture, pour renforcer le mutualisme des arts plastiques, il inscrit justement sa méthode dans les manifestations multiples d'affirmations expérimentales qui sont moins des antithèses que des compléments et des sondages. Ses efforts sont destinés à rappeler combien grandes sont les distances qui nous séparent de l'objet convoité, combien long et périlleux est le chemin qui reste à parcourir. Les compositions de Wicky revêtent pleinement la signification de l’art nouveau sans prétendre lui avoir donné une stabilité définitive. Elles sont cependant par excellence les formes d’un style productif que n'abaisse aucune habitude, que ne sature aucun maniérisme.

En vérité, en accordant sa pensée artistique à cette consigne, dont elle est à la fois l'image et l’instrument, Georges Wicky rejette l'attrait des facilités techniques qui pourraient l'entraîner dans un circuit fermé. Il obéit à des conditions exigeantes et difficiles mais comportant un programme où ne s'épuise pas laferveur qui le guide. S’il ne rompt pas en visière avec le passé, c'est qu'il désire conserver tout le contenu moral et les liens créateurs de la tradition, pour maintenir cette ligne spirituelle continue qui, en dépit des nombreuses fractures provoquées par la transformation des styles, doit se retrouver à toutes les grandes époques.

Parallèlement à cet appel en faveur d’une renaissance de l'art mural selon des conceptions nouvelles, Georges Wicky noue entre eux bien des principes divers pour amplifier son horizon. Les problèmes de la céramique et de la couleur, ceux de la peinture s'intégrant à l’architecture, il les affronte l’un après l’autre ou simultanément pour les résumer et leur donner vie dans ses panneaux muraux ou dans des études aux conséquences symptomatiques. Que l'esthétique de Wicky soit devenue une sorte d’interprétation abstraite de la surface en vue de son adaptation à des organes structuraux bien déterminés, on ne peut plus en douter. Mais ce n'est point là le seul argument de son intervention pratique dans les disputes qui entourent aujourd'hui les propos contradictoires de la peinture moderne. Il montre également, parmi les nombreuses directions que prend en ce moment l'art nouveau, une de celles qui ne constituent pas une échappatoire frauduleuse, mais un moyen nuancé et à la fois conforme à la raison et à l’invention, raison et invention exemptes de trouble et de déformation.

Alberto Sartoris