Les grandes expositions, leur rôle
Pendant la lente évolution technique de l'humanité, avec ses moyens de transport et de correspondance restreints, les foires et les expositions exceptionnelles qui en étaient périodiquement le couronnement ou le prolongement, remplissaient une mission d'information et d’éducation incontestable.
Ces manifestations de l'art, des techniques, du commerce et de la culture, constituaient un levier formidable pour les peuples, en même temps qu'elles provoquaient des rassemblements importants, et permettaient ainsi des échanges d'idées aisément concevables.
Leur thème pouvait être simple et rester immuable pendant des générations.
Le rassemblement du plus grand nombre de produits, les manifestations diverses de l'activité de l'homme en assura ient le double succès, puisque ces expositions étaient pour chacun l’une des rares possibilités de vision générale, de comparaison, de concurrence, d'adaptation, d'émulation.
L’explosion soudaine de normes anciennes, leur remplacement par des multiples fantastiques, impensables quelques générations auparavant, pose impérieusement aujourd'hui le problème de la raison d'être de ces manifestations de plus en plus gigantesques.
Quelques minutes, quelques heures après n'importe quel événement, action ou découverte, le monde entier — par la presse, la radio ou la télévision — est informé. Avant même qu'une invention soit au point, qu'un produit soit terminé, tout est mis en œuvre pour que sa vulgarisation soit immédiate.
Entre temps, de nombreuses démonstrations spécialisées confirment les buts atteints et contribuent aussi à vider peu à peu de leur substance les grandes expositions et à rendre désuet leur rôle.
Pendant une période intermédiaire certaines ont connu un net succès, favorisé par des circonstances très spéciales et exceptionnelles. Paris en 1921 et 1937, Zurich en 1939, en sont des témoignages.
Mais si l'on veut analyser objectivement le problème, leur attrait diminue considérablement. Elles font pour beaucoup partie d'un itinéraire touristique, mais ne constitue plus un pôle attractif impérieux. Aujourd'hui, le public déjà dûment averti, renseigné, vient pratiquement en simple spectateur.
Les deux dernières grandes expositions Interbau à Berlin ainsi que l'Exposition internationale de Bruxelles, n'ont pas donné le choc auquel on pouvait normalement s’attendre.
Pourquoi ?
Les thèmes respectifs sont séduisants, logiques, et pourtant l'une commel'autre ne semblent pas devoir provoquer les répercussions correspondantes. Le quartier de l'Interbau, malgré une supervision, souffre non seulement d’un manque d'unité — car la réalisation constitue une mosaïque regrettable — mais encore d’un malaise provenant du manque d'un souffle profond qui eût permis une réalisation totale à tous égards. Les péripéties du projet et de la réalisation de l'Unité d'habibitation de Le Corbusier le démontrent. On visite ce quartier comme une exposition; or, le résultat faussé est la preuve du manque de réussite. Bruxelles est en quelque sorte un immense cirque accusant regrettablement les défauts découlant de rivalités et montrant un manque total de cohésion dans la recherche des buts.
Vu selon l'un des angles principaux, il y a incontestablement échec.
Deux causes peuvent en être dégagées.
La validité du thème peut être admise mais l'état d’esprit, de conception et de réalisation, le vide de sa force vive et percutante, empêche la démonstration vers l'avenir. L'aimantation du public est quasi nulle. L'idée que l'on se faisait, que l'on admettait jusqu'alors tant du thème que de son pouvoir attractif est dépassée par les révolutions dans la manière de vivre. Sous un certain aspect le problème est comparable à celui du cinéma et de la télévision.
Il apparaît lumineusement que ces grandioses manifestations ne conservent leur utilité intégrale qu'en renonçant à des démonstrations révolues, la révolution est déjà faite. Pour un certain temps, l'homme est à la remorque de ses acquisitions.
Pour réduire ce temps négatif, une grande exposition devrait tendre à deux buts précis: — être percutante, — remplir un rôle énorme d'acclimatation de l'individu vers ses nouvelles destinées, son nouveau cadre (non celui d'aujourd'hui, mais celui de demain).
Deux postulats qui réclament une dose peu commune d'imagination et de volonté dans l'unité de réalisation.
Et, à ce dernier égard, bien que le thème ait été conventionnel, le parti que Niemeyer a tiré de l'exposition du IVme Centenaire de Sao-Paulo est démonstratif. Comme l'a été aussi d'ailleurs l’exposition récente (exemple minimum, mais percutant) des jeunes peintres américains à Bâle, exposition réalisée grâce au dynamisme et à la clairvoyance du président de la Société des peintres et sculpteurs, le Dr Hans Theler, et du conservateur M. Rüdlinger. Le problème de l’intégration de 2 ou 3 arts par ces jeunes ne faisant plus de peinture mais prenant possession du mur, était à lui seul éloquent. Il était impossible de ne pas réagir violemment, avec enthousiasme, avec inquiétude, ou d'essayer de faire front.
A New York, en 1939 « To morrow » avec son trylon et sa sphère creuse panoramique d'un monde qui paraissait imaginaire et à Paris en 1937 « Le Pavillon de la découverte » possédaient à eux seuls plus de qualités percutantes, de puissance d'attraction, de valeur démonstrative que les autres manifestations réunies.
La Suisse romande a la charge d'organiser une grande exposition à Lausanne en 1964. Le côté négatif des expériences de Berlin et de Bruxelles ne doit pas être inutile.
Avant les batailles pour le choix d'un emplacement, il importe beaucoup plus d’éviter des slogans engendrant des démonstrations qui avaient toute leur force, il y a dix ans peut-être, mais qui aujourd'hui deviennent périmées en tant que telles, et bien davantage dans six ans; admettre aussi que la conception hétéroclite, conventionnelledoitfaire placeàune puissante vision unitaire, valable non par la seule application d'un plan mais en vertu de la raison d'être même de cette exposition.
Il ne faut pas hésiter à faire un grand bond, donc un immense effort d'imagination. Rappeler certes d'une façon succincte les principes d'urbanisme, de science et d'art qui devraient être appliqués aujourd’hui intégralement, et qui ne le sont que peu ou mal, mais sans les hisser à la hauteur d'un thème principal qui, bien ou mal interprété a déjà eu les honneurs des feux de la rampe.
Cet effort d'imagination permettra de découvrir, au-delà, ce que la Suisse peut apporter d'utile à la construction du monde de demain, et à ce sujet n'oublions pas que pour qu'en 1964 l'on puisse faire apparaître ce futur, il faut aujourd'hui concevoir le monde d’après-demain.
Nous pouvons jouer ce rôle extraordinairement utile, faire vivre au public une aventure exhaltante, porteuse de qualités essentiellement positives, et qui sera en définitive la vie courante de nos enfants.
Rappelons qu'en 1914, la Suisse dans de nombreux domaines marquait incontestablement une avance qui s'est évanouie ou terriblement amenuisée. Nous avons en 1964, une occasion extraordinaire de
reprendre une place dans le monde des idées avancées, d'apporter une contribution d’une grande portée, pour la constitution et l'épanouissement d’une nouvelle civilisation.
Nous pouvons parallèlement redonner toute la force et la raison d'être que ces grandes manifestations avaient auparavant, mais dans un sens bien différent.
Cette véritable prise de possession du public, cette transposition enthousiaste qu’il faut provoquer, peuvent être réalisés suivant les moyens mis en œuvre et les impératifs donnés en des partis ultraconcentrés d'une grande force de pénétration, ou au contraire conçu par touches étalées, mais réunies entre elles par un fil d'Ariane puissant et véritablement présent.
A ce prix, le public peut redevenir acteur et quitter ce rôle de spectateur qu'il avait peu à peu adopté et qui faussait tout.
Bien plus, une telle action, dont le retentissement serait certain, permettrait de gagner un temps précieux dans l’évolution toujours laborieuse entre les générations.
Dans l'état actuel des idées émises et des études en cours, qu'elles s’inscrivent de de la solution conventionnelle et désuette de l'aménagement d'un territoire — idée généreuse certes mais dépassée pour
1964 — force est de constater que l'on n'a pas encore accédé au niveau qui permettra de dominer ce problème. Par des thèmes inédits, il faudra conférer à ces manifestations, qui pourraient avoir un retentissement énorme, le rôle complet qu'elles doivent remplir demain.
La Suisse romande restera-t-elle en marge des conditions de bases, nouvelles indispensables, qui permettraient à notre pays d'inscrire dans l'Histoire l'une de ses plus belles réussites?
Marc-J. Saugey