Conversation avec un profane sur la coordination modulaire

— Qu'entendez-vous au juste par ces mots ? Est-ce la coordination entre eux de plusieurs modules différents ? Est-ce au contraire la création d’un module unique ?

— La coordination modulaire est l'un et l'autre, étant la recherche d’une méthode qui doit permettre de généraliser l'assemblage des éléments d’origine diverse qui constituent un bâtiment. Elle doit tout d'abord harmoniser entre elles les dimensions de ces éléments, limiter leurs variations en faisant intervenir un « module » dont ces dimensions soient les multiples; elle doit ensuite déterminer les méthodes d'assemblage de ces éléments qui peuvent être très différentes. Enfin, ce stade important acquis et dans un plus lointain avenir, la coordination modulaire doit permettre de rendre ces éléments interchangeables sur le marché international par l'adoption d'un module unique. Ce dernier problème n'a rien à voir avec la technique. Il est d’ordre politique.

— Il y a donc deux problèmes dans la coordination modulaire proprement dite: coordination dimentlonnelle et détermination des lois d’assemblage. Ces deux problèmes sont-ils solidaires ?

— Chacun est un but en sol mais Ils sont en réalité connexes. La coordination dimensionnelle a été poursuivie par les architectes depuis l’Antiquité; elle est recherche de proportions, d'harmonie, de mesure humaine; elle gagne en importance aujourd'hui parce qu'il devient question d’adopter des séries de grandeurs qui seraient déterminantes pour de vastes programmes de construction, pour des logements par milliers, pour des portes ou des fenêtres par millions; l'architecte ne saurait demeurer indifférent à une telle évolution parce qu'il sait qu'il lui appartient — et à lui seul — de sauvegarder la mesure humaine.

L’étude des lois d'assemblage, elle, n'est pas autre chose que l'application des vieilles lois de la construction aux éléments Industrialisés dont le nombre va croissant sur les chantiers.

— L'adoption de dimensions pour des éléments de construction ne doit-elle pas faire redouter une effroyable monotonie dans les édifices utilisant les éléments ?

— Il y a deux raisons pour ne pas redouter cette monotonie: d’une part — et c'est l'occasion de le rappeler avec force — des éléments Identiques peuvent être groupés de cent façons différentes en édifices de trois, de huit ou de quinze étages, de vingt, de cinquante ou de cent mètres de longueur disposés eux-mêmes selon des plans variant autant qu'on voudra; d’autre part, la coordination dimensionnelle n'est nullement rigide. Elle prétend seulement déterminer des grandeurs d'éléments de construction se rapprochant des dimensions les plus communes en les choisissant parmi les multiples d'un «module» de base qui serait, pour prendre l'exemple le plus valable, celui de 10 cm.

On a proposé, par exemple, d'adopter exclusivement pour multiples les nombres de la célèbre série de Fibonacci, clef, on le sait, de la « Règle d'Or » 1, 2, 3, 5, 8, 13, 21, 34, etc. '. Mais cette série est trop limitative et on voit mal comment on pourrait par 1 Le « Modulor » de Le Corbusier n’est pas autre chose qu'une double série préférentielle de grandeurs basée sur la grandeur fondamentale de 1,83 m.

(6 feet), taille de l’homme, et s'étendant vers le haut et vers le bas selon les principes de la section d'or.

exemple se passer de toute grandeur intermédiaire entre 1.30 (13 x 10) et 2.30 (21 x 10). D’où les propositions de compléter ces nombres, en y ajoutant soit les multiples de 3 et ceux de 5, soit la série des moitiés et des doubles. On le voit, la coordination dimentionnelle, tout à la fois règle d'harmonie et préparation à l’Industrialisation, ne conduit à aucune mesure inhumaine.

aussi une règle salutaire dans la composition du plan souvent établi sur un quadrillage modulaire.

Mais la coordination modulaire est plus ardue, parce qu'elle a précisément pour obligation de coordonner ces différents systèmes modulaires pratiqués par des hommes qui font autorité mais qui, pour cette même raison, sont peu enclins à s'incliner et à adopter des systèmes proposés par d'autres.

— Quel rapport y a-t-il entre la coordination dimentionnelle et les lois d'assemblage? En quoi l'adoption de dimensions exige-t-elle que soient résolus des problèmes de construction ?

— Il existe cependant déjà de nombreux produits livrés sur le marché dans des dimensions fixes.

N'y a-t-il pas là déjà une contrainte qui puisse être considérée comme le premier pas vers l'adoption de dimensions intangibles ?

— Les dimensions d'un élément peuvent être mesurées très différemment. Un plancher, par exemple, peut être mesuré à ses dimensions visibles ou à ses dimensions réelles qui comprennent la portée qu'il prend sur ses appuis, dans les murs notamment. Si on considère la face intérieure d'une pièce et la partie de façade correspondante, pour que l'une soit égale à l'autre, il faudrait que le plancher et les murs de séparation soient saillants en façade, ce qui n’est que rarement le cas. Les façons d'appliquer la coordination dimentionnelle, la modulation, à une construction diffèrent donc essentiellement selon qu'on considère le dedans ou le dehors, selon qu’on applique la modulation aux vides ou aux axes des points d'appui. Dans un cas comme dans l'autre, ces problèmes sont encore compliqués par la différence d'épaisseur entre les murs extérieurs, les cloisons légères et les cloisons isolantes, par la succession, le long d'une même façade, de locaux grands et petits. Il y a lieu également de tenir compte de l'épaisseur des joints, des tolérances admissibles, des dilatations. Si une feuille de verre est «modulée», c'est la fenêtre qui ne l'est pas et inversement. Il en est de même entre les dimensions extrêmes d’un panneau de façade et les feuilles de « Formica », de « Pavatex » qu'on y a insérées. De nombreux obstacles doivent donc être surmontés avant que des règles puissent être adoptées qui permettront d'assembler des éléments modulés à partir de l'extérieur avec d'autres modulés à partir de l’Intérieur.

La solution sera probablement trouvée lorsque les épaisseurs de murs, de planchers, de joints, d'encadrements seront elles-mêmes soumises à la modulation selon des normes simples sous forme de fractions du module, par exemple. Mais pour cela, les principes constructifs d'assemblage des éléments usinés doivent être mieux définis qu'ils ne le sont encore pour l'instant, le stade expérimental que nous traversons doit être dépassé, les avantages et les inconvénients des divers systèmes, comparés et confrontés.

— Ces études sont-elles urgentes ? Sommes-nous proches du moment où la coordination dimentionnelle s'imposera ?

— Le marché de la préfabrication est encore à ses débuts. Par ailleurs, en Europe du moins, seule la préfabrication « lourde », autrement dit en béton, tend à se répandre avec une certaine ampleur. Or, dans l’exécution des pièces de béton, il est relativement aisé de modifier les dimensions des moules, le béton n'est pas lié à des impératifs de dimensions comme le sont les pièces embouties. De sorte que la coordination dimensionnelle n’est pas encore nécessaire au stade présent. Dans les grands chantiers, l’architecte — Il est vrai — pratique de lui-même une modulation parfois rigoureuse. Elle lui est dictée par le souci de limiter ie nombre des éléments de grandeurs différentes; elle lui apporte

— De nombreux panneaux isolants, une grande série de plaques à base de matériaux pressés, émaillés ou non, sont en effet livrés en dimensions d'usine. Il faut se reporter à ce qui vient d'être dit, au sujet de l'application de ces panneaux pour comprendre qu'ils n'ont pu imposer un système de modulation.

Car ce système varie selon qu'ils sont posés sans joints l'un contre l'autre ou au contraire encadrés dans un panneau de bois ou de métal. De sorte que le souci pourtant très légitime d'éviter de fausses coupes n'a pas encore eu l'effet escompté d'une généralisation de mesures basées sur celles des panneaux. Cette généralisation est cependant en cours, elle est inévitable à plus ou moins lointaine échéance. La coordination modulaire n'est pas autre chose.

— A ce stade, ne deviendra-t-il pas nécessaire d'adopter un module universel ? Comment concillera-t-on le système métrique avec le système anglais ?

— Un module commun aux deux systèmes de mesures n'est qu'une vue de l'esprit. On a beaucoup parlé de ces deux dimensions très voisines qui sont plus ou moins adoptées comme modules dans les pays anglo-saxons d'une part, dans les pays nordiques d'autre part:

10 cm. - 3,937 inches

4 inches - 10,156 cm.

Mais l'écart qui les sépare de 1,56 % exclut toute possibilité d'application pratique, car les tolérances de la construction Industrialisée ont déjà atteint l'ordre de 0,1 %. Il faudra donc une décision internationale sur le plan gouvernemental et on peut deviner qu'elle n’est pas pour demain, encore que certains indices laissent penser que les Etats-Unis pourraient se rallier un jour au système métrique dont les avantages, par rapport au système footinch, sont évidents.

La coordination des dimensions rencontre d'ailleurs un obstacle de même nature en Europe même du fait du module de 12,5 cm. adopté légalement avant la guerre déjà par l'Allemagne. Il est devenu la base de la fabrication des briques. Bien qu'il s'applique à un système de mesures qui n'a rien à voir avec l'assemblage d'éléments préfabriqués, il fait peser un lourd handicap sur les discussions et sur les expériences actuellement en cours.

Mais la coordination modulaire est en marche. Les obstacles qu'elle rencontre, en retardant son application, entraîneront encore des fausses manœuvres coûteuses. Tôt ou tard pourtant, elle s’imposera par les allégements considérables qu'elle apportera au marché du bâtiment.

J.-P. Vouga architecte FAS-SIA