Le plan Cerda

Analyse Tout le monde sait que le plan de l'ingénieur Cerdâ diffère beaucoup de l'actuelle réalité de l'agrandissement de Barcelone. Ses caractéristiques essentielles ont été, de toutes façons, suffisamment divulguées et nous épargnent un exposé détaillé. Rappelons qu’il s’agit d’un plan orthogonal de rues de 20 m. de largeur en quadrillage de 133,33 m x 133,33 m., c'est-à-dire avec trois pâtés de maisons tous les 400 m., et dans lesquels sont édifiés, d'une façon ordonnée, des blocs de 16 m. de hauteur isolés par des jardins.

Outre le grand bois situé près du fleuve Besós, huit parcs publics sont répartis, totalisant une superficie de 82,35 ha. Des rues sont ordonnées suivant des axes NE et NO, et deux grandes diagonales traversent en X tout le quadrillage, partant de la Plaza de las Glorias. La vieille enceinte est traversée par le prolongement de trois des nouvelles rues de 20 m., deux en direction de la mer et la troisième perpendiculaire à ces dernières.

Tout d'abord, le plan nous apparaît comme une vision géniale, anticipant les grands conflits de la circulation pour lesquels Cerdâ a non seulement prévu des rues de 20 m. de largeur, d'une générosité inusitée, mais aussi les fameux pans coupés des angles. Ce serait réellement une anticipation incompréhensible si elle n'était le fruit de cette nécessité exagérée d'expansion que ressentait la ville entière après avoir vécu tant d'années emmurée en densités inhumaines, devant l'irrésistible tentation d'une étendue apparemment sans borne.

Pourtant, on ne peut oublier que cette préoccupation fondamentale de la circulation est aussi l’idée dominante de l'œuvre de son contemporain Haussmann. Une étude comparative de ces deux éminents urbanistes, dont l'œuvre se développe en quelque sorte parallèlement, serait très instructive. On observerait alors que la caractéristique essentielle de leurs travaux est la préoccupation de la circulation.

On connaît le grief qu'Adolphe Thiers formulait envers Haussmann, lorsqu'il lui disait: «Pour les promeneurs, quelle nécessité y avait-il d’aller de la Madeleine à l’Etoile par la voie la plus courte?» Ceci résume l'inexplicable anticipation de ces urbanistes qui, devançant la fièvre de l'automobile, du moins dans les débuts du machinisme, ne se penchèrent guère sur le problème des villes en fonction du véhicule. Nous pourrions dire que, généralement, cette vision anticipée renferme presque exclusivement des sujets techniques. Ce n'est pas en vain que nous sommes à l'époque de l'urbanisme des ingénieurs.

Cerdâ était, comme l’on sait, ingénieur des Ponts-et-Chaussées et Haussmann s'est vu contraint de renoncer à la collaboration des architectes et de s'entourer de celle d'ingénieurs tels que Beigrand et Alphand, les architectes de l'époque se perdant en divagations rhétoriques, étant incapables d'établir un budget, n’ayant pas la moindre idée de ce que pouvait être une facture et n'étant effectivement jamais entrés en contact avec les problèmes de la nouvelle ère du machinisme.

Cette préoccupation de la structure physique de la ville, en particulier dans le tracé des grandes voies, a peut-être aussi un but militaire, ne serait-ce que de répression politique. La réforme et l'agrandissement des villes n'amèneraient-ils pas l'élimination des mauvaises conditions de vie et, conséquemment, de la tendance révolutionnaire de ses habitants? Tel est l'argument plein de vantardise qu'employaient à la fois Haussmann et Cerdâ et auquel il est inutile de recourir.

Il suffit de rappeler que le plan Haussmann s’est développé suivant un tracé initial de Napoléon III qui n'avait pas d’autres préoccupations urbanistiques que celles de pourvoir la ville d'un ample réseau routier, afin d'enrayer rapidement et facilement toute insurrection. Par analogie, rappelons aussi que ce même facteur fut à la base des nombreux éloges prononcés à l’adresse du plan Cerdâ par ses contemporains.

En effet, le plan Cerdâ, par son tracé réticulé, permettait d'étouffer n'importe quel tumulte au moyen de quelques coordonnées de feu d’artillerie. En fait, problèmes de tracé, problèmes de pure anatomie urbaine.

Mais chez Cerdâ, il y a dans cette première préoccupation quelque chose qui, en théorie, le rend beaucoup plus actuel que les grandes réalisations de Haussmann. Il s'agit d'une nouvelle étude des espaces extérieurs et d'une nouvelle préoccupation du sens organique et social de la ville. Haussmann, dans sa relative négligence du problème humain, dans son antiarchitectonique vision de l’habitation, a implanté la fameuse « rue-corridor » monumentale qui, par suite d’ultérieures versions dégénérées, crucifia des villes entières. En revanche, Cerdâ, sur un réseau routier d'une extrême rigidité, essaya d'implanter des groupes d'édifices et des zones de jardins, des places et des élargissements de voies publiques, lesquels l'apparentent directement avec l’urbanisme anglais. Il est curieux de faire une comparaison des deux projets de Cerdâ, qui sont aujourd'hui au Musée d'Histoire de la Ville. Dans le premier, les blocs de maisons sont presque entièrement symétriques suivant l'axe des rues. Ce schéma initial, bien connu de tous, présente des bâtiments linéaires bordant chacun des côtés de la rue et derrière lesquels apparaissent d'amples jardins limités par un autre bloc linéaire qui, à son tour, donne sur une autre rue. Cette solution nous offre deux aspects différents de rues: les unes sont entièrement longées par des bâtiments, ce qui correspond approximativement à l’actuelle version, et les autres par une succession monotone de façades et de jardins. La rue-corridor ne subit ainsi qu'une altération à peine sensible dans la moitié du réseau routier.

Cependant, dans la deuxième solution, Cerdâ aborde des thèmes d'urbanisme beaucoup plus ambitieux. Autour des centres communaux, les bâtiments sont disposés avec plus de souplesse. Ici, plus qu'un Haussmann attiré par le monumental, apparaît un Nash paysagiste, l'homme qui sait introduire des ensembles complexes de constructions extraordinairement variés, extraordinairement modulés, dans un quadrillage routier très rigide. Sans doute, ce détail du plan n'a pas été très divulgué. Cerdâ structure tout l’agrandissement dans des noyaux vicinaux, agglutinés autour de la paroisse. De ces petits centres autonomes se détache une organisation que l'on pourrait appeler centripète. Les bâtiments prennent des positions très variées. Les rues passent frôlant ces ensembles, au-dedans desquels sont disposés les espaces ouverts, les zones vertes, les agrandissements pour des parcs à voitures encore quelque peu hypothétiques.

La conception de la rue-corridor étant vaincue, on l'a conservée uniquement pour les grandes avenues super-nucléaires où l'on a malgré tout respecté un strict alignement des façades. Nous ignorons si ce procédé est dû à l'indécision ou en prévision de la nécessité d’établir quelques unités-de-rues essentielles.

Cette organisation nucléaire, avec tous les défauts des intuitions géniales qu'elle comporte, mais aussi avec toute sa force polémique, ne résulte pas d'un simple raisonnement ou d'une formule esthétique, mais, par-dessus tout, d'une préoccupation sociale.

Avant de dresser son plan, Cerdâ fit une étude de la structure sociale de la ville, qu'ultérieurement il amplifia et publia en partie sous le titre de « Théorie Générale de l’Urbanisation et application de ses principes et de ses doctrines à la Réforme et à l'Agrandissement de Barcelone ».

Le début de l’œuvre est une histoire sans doute quelque peu ingénue de l'Urbanisme, formulant par la suite toute une théorie de l’Urbanisation. Mais la partie la plus importante est consacrée à l'analyse de toutes les couches sociales de Barcelone. Cette analyse nous fait connaître directement les authentiques conditions de vie du Barcelone emmuré et constitue un texte d'une importance fondamentale. Rue par rue, profession par profession, dans chacun des ordres composant la cité, dans chaque compartiment économique, sont analysés les moindres détails. Nous nous trouvons devant la première étude sociologique de l'urbanisme. Pour la première fois sont minutieusement analysés le problème des densités, les problèmes démographiques, les statistiques de mortalité en fonction des conditions hygiéniques de l'habitation et de la profession de ses habitants, ainsi que le programme économique des familles barcelonaises.

Nous devons cependant reconnaître que cette analyse sociologique n'eut pas de répercussion directe dans le plan. Le sociologue et l'urbaniste étaient en quelque sorte indépendants l'un de l'autre. Ce nonobstant, il est du moins resté cette intuition de l'unité vicinale, produit de ce préalable intérêt pour l’enquête sociale de la ville. Il faudra attendre encore 57 ans pour que les formules théoriques de Patrick Geddes se fassent jour et 71 ans pour que se développent les idées de Clarence Perry sur l’unité vicinale.

Possibilités d'adaptation

Nous savons bien qu'il faut juger un plan d'urbanisme non seulement pour ce qu'il est, mais aussi pour ses possibilités d'adaptation successives aux évolutions techniques et sociales de la ville. C'est pourquoi nous ne pouvons manquer de commenter les possibilités du plan Cerdâ.

Après qu'il fut imposé à Barcelone, la ville passa par de longues périodes d’abandon dans le domaine de l'urbanisme. Ni le plan Jaussely, ni les autres plans régulateurs ne sont d’authentiques efforts d'adaptation. La première fois que le problème est envisagé en partant du développement et des avantages du quadrillage Cerdâ, nous le trouvons dans le plan de Le Corbusier et du Gatepac, qui ne parvint cependant pas à bénéficier d’un appui officiel. Il a, en dernière heure, éveillé dans le pays un nouvel intérêt pour l’urbanisme. Mais nous craignons que le problème ne soit, une fois encore, posé d’une façon nouvelle, sans correspondre aux réalités inéluctables et sans que les possibilités d’adaptation du plan Cerdâ soient exploitées.

Les urbanistes pensent romantiquement à un Harlow ou à un Vällingby, avec les interminables prairies du Nord et les petits blocs de maisons éparpillés dans un paysage pittoresque. Mais la nature et nos conditions économiques spéciales ne s’y prêtant pas, il en résulte des ensembles désarticulés de petits blocs extrêmement rapprochés dans des zones qui devraient être vertes et qui ne sont, malheureusement, que terreuses et caractérisées par une végétation morne et appauvrie. Pendant ce temps, aucun effort n’est fourni pour adapter le plan Cerdâ aux conditions modernes de l’urbanisme. Le plan et son évolution ultérieure apportent d’extraordinaires possibilités et une quantité d’enseignements remarquables très profitables sous nos latitudes et dans notre situation sociale et économique. Ces enseignements constituent le legs urbanistique principal de Cerdâ et c’est ce qu’il importe de conserver. Voici les apports fondamentaux qu’il contient:

1. Le quadrillage routier, auquel il faudrait ajouter un principe de hiérarchisation du trafic. Le module devrait être plus largement conçu, pour devenir, par rapport aux nouvelles vitesses, ce que le projet Cerdâ fut pour les vitesses de l’époque. L’ensemble de neuf pâtés de maisons (400 x 400 m.) est absolument viable. Nous en trouvons des exemples dans le Plan de Barcelone de Le Corbusier et dans les plus récents des villes sud-américaines. Mettre, par conséquent, le plan à l’échelle de l’automobile.

2. L’organisation déjà perçue par Cerdâ, d’unités vicinales, d’unités de voisinage, se développerait aujourd'hui à l'aide de toutes les bases sociales dont nous disposons si nous nous en étions soucié comme le fit Cerdâ à son époque. C’est-à-dire, mettre le plan à l'échelle humaine.

3. La densité élevée. Pour des raisons économiques, mais aussi pour des raisons humaines, notre ville doit rester dense. Parler, sous nos latitudes, de zones urbaines de moins de 500 habitants/ha., c'est contribuer à la ruine du pays et à la perte de nos essences d'urbanisme. N’oublions pas cependant que l'augmentation de la densité n'est point un problème de juxtaposition de blocs toujours plus nombreux, mais surtout un problème de hauteurs et de profondeurs des constructions. Les 28 m. de l'agrandissement sont évidemment inhumains, mais les 10 m. des derniers quartiers d'habitations modestes sont inopérants et contreproductifs. On en déduit l'urgence de mettre le plan à l'échelle de notre économie.

4. La revitalisation de la rue ou de la place comme axe commercial, comme centre de communication entre toutes les zones, comme élément proprement urbain, centrifuge et coordonnateur en même temps. La rue et non le jardin. Le sol en pierre et non le gazon. L'arbre urbain, ordonné, et non le jardin anglais. La petite place conçue comme nouvelle agora vicinale. Situer le plan dans notre propre courant culturel.

5. Etudier et respecter la configuration régionale, autant dans son aspect social et économique que dans son aspect purement physique et géographique.

6. Revision dépassionnée du pâté de maisons fermé. Les vertus relatives que nous avons soulignées dans le schéma du pâté de maisons du Barcelone de 1900 pourraient servir à imaginer sa nouvelle version, à l'échelon des problèmes nouveaux. Si aujourd'hui nous essayons de continuer cette tradition, ce sera en pensant à un organisme beaucoup plus grand et plus complexe. Les nouveaux modules de 400 m., ouverts à l'air et au soleil, aux espaces civiques, aux lieux de récréation, peuvent et doivent avoir la concentration dont nous avons parlé à propos des pâtés de maisons fermés. Il est difficile d'expliquer exactement la façon dont nous imaginons cette organisation. Il est plus facile de dire que nous trouvons une application approximative de cette organisation dans le remodelage de la zone sud de Buenos Aires, oeuvre d'Antonio Bonet1. Dans ce projet, dans l'unité vicinale, l’habitation a été groupée périmétralement, en bordure des rues, en fermant l'espace intérieur et en le limitant, et en formant ainsi de grands patios répondant aux besoins de la vie. A l'intérieur de ces patios, toute chose s'imprègne d'un sens urbain mais jamais d’un sens paysagiste. Les zones commerciales ne sont pas incluses à l'intérieur de ces unités vicinales mais donnent sur la rue et, de préférence, aux croisements où convergent quatre centres. La rue est conçue à l'échelle de la ville, et les patios strictement à l’échelle humaine, quasiment comme une ville médiévale, avec ses passages mêlés, avec ses petites places, avec ses services communaux. Mentionnons encore que, sur l’échec du caduc et schématique pâté de maisons fermé, on peut élaborer celui d'une unité nouvelle qu'on pourrait appeler le grand patio urbain. Pour nous, la conception latine de la ville, opposée à celle du paysagisme pittoresque, a encore des possibilités infinies. Si le pittoresque n’a guère donné de brillants résultats chez les Anglais, son application à Barcelone provoquerait d'autant plus un désastre irrémédiable.

Oriol Bohigas Guardiola