Notes méthodologiques concernant l’Histoire des rapports de l’architecture et de la technique illustrées par quelques exemples français
Le développement des techniques depuis la fin du XIXe siècle a été si considérable qu’il a abouti, dans le domaine de la construction à une opposition unique dans l'histoire, entre l’architecture et la technique. Le seul moyen de trancher la controverse qui privilégie alternativement l’une au détriment de l'autre, et de prendre position, réside dans l'analyse objective des faits.
Principes méthodologiques
Le premier problème qui se pose est précisément celui de la définition de ces faits: ceux-ci devront se ranger sous le concept de construction, qui peut lui-même servir à désigner les réalisations de la technique, comme celles de l'architecture. Il convient de donner à ce terme de construction une acception aussi vaste que possible, de façon à lui faire inclure, en plus de «bâtiments» classiques :
1. Tous les édifices pratiques et travaux d’art, tels que: a) barrages et ponts (voir par exemple l'importance d’Eiffel ou Freyssinet) b) entrepôts et hangars, qui jouent un rôle considérable par les problèmes de portées et d'économie qu’ils soulèvent. Exemples: rôle des hangars à dirigeables, puis à avions dans l’histoire des voiles minces; rôle des halls à locomotives dans la genèse des structures de béton en V.
2. Tous les objets qui posent les mêmes problèmes de structure ou d’industrialisation que le bâtiment et peuvent souvent anticiper sur des solutions applicables à ceux-ci :
— coques d'avion (réunissant en une seule structure rigide la classique armature et sa couverture, anticipant les solutions de l’architecture suspendue)
— industrialisation des pièces automobiles.
En second lieu, on élargira la notion de fait constructif, de façon à y inclure, outre les réalisations matérielles achevées : a) les essais expérimentaux b) les simples projets c) les publications théoriques, dont l’importance et la portée actuelles peuvent être comparées à celles des ouvrages publiés à l'époque de la Renaissance.
En troisième lieu, il faudra bien différencier les différents moments de l’incidence des techniques sur la construction :
a) pure élaboration du matériau. Exemple: plastification du bois ou précontrainte (1) du béton. Rappelons, pour montrer la complexité historique des problèmes que si la précontrainte a été définie conceptuellement par Freyssinet en 1933, celui-ci lui avait cependant donné sa première utilisation empirique en 1907, et sa première utilisation industrielle entre 1928 et 1933; enfin ce mode d’élaboration fut officiellement reconnu sur le plan international seulement en 1945.
b) logique du matériau, et le répertoire des structures nouvelles qu’elle implique: le mur rideau est une structure complémentaire et une véritable conséquence logique du porte à faux, lui-même impliqué par l’emploi de l'acier ou du béton; de même les premières toitures suspendues sont la conséquence logique de l’utilisation des voiles minces, ou des méthodes de laminage métallique. Il faut d'ailleurs noter la discontinuité que le développement de cette logique introduit dans l’histoire des formes.
c) moyens de mise en œuvre sur le chantier : échaffaudages roulants; levage simultané de dalles de plancher, échaffaudages tubulaires en métal (dont l'exposition de Bruxelles vient de montrer le parti constructif qu'on pouvait en tirer) ; systèmes de coffrage (voir le parti esthétique que les constructeurs de l'Unesco en ont tiré, tant pour le striage des pilotis porteurs que pour l’animation des murs porteurs du bâtiment des conférences).
Enfin, l'historien de la construction ne devra jamais perdre de vue l’importance dans la genèse des techniques ainsi que des formes architecturales, de l'économie qui est devenue une sorte de technique des techniques. Bien des faits s’éclaireront à la lumière de l’Econométrie, science dont le grand ingénieur Bernard Laffaille fut à la fois l’utilisateur et le théoricien. Rappelons les deux aspects sous lesquels il définit la recherche des consatructeurs: la «recherche scientifique pure, ouverte sans orientation», d’abord prédominante. «Il y a eu
à l'origine un tel attrait pour la découverte scientifique et ses applications techniques que seuls les facteurs absolus entraient en ligne de compte dans la recherche créatrice.» La tendance, plus tardive, au perfectionnement technique, liée non plus aux facteurs absolus, mais aux facteurs circonstanciels; elle recherche les solutions non pas les plus radicales ou les plus originales, mais les plus économiques ou les plus rentables, compte tenu des circonstances (lieu, prix de la matière première, de la main-d'œuvre, conditions d’industrialisations, etc...) Bien entendu, la recherche pure est, elle aussi, régie par une loi d’économie interne et tend à des solutions limites. Mais le second type de recherche dépasse purement et simplement le plan de la dialectique par le calcul, et nommément la recherche opérationnelle.
Deux exemples :
a) On appelle sveltesse d'un voile mince le rapport de son épaisseur à sa portée. Cette sveltesse joue un rôle esthétique. Or les facteurs circonstanciels étant très différents en France et aux USA, en ce qui concerne le prix de la main-d'œuvre spécialisée et la rétribution des calculateurs, on s'aperçoit que la sveltesse moyenne des voiles minces en France et aux USA est respectivement de 1/600 et de 1/500.
b) L’unité d'habitation de Marseille repose sur de gros pilotis. Au contraire, l’unité de Nantes-Rezé repose sur des pilotis plus nombreux, mais beaucoup plus minces, en lame de couteau. Cette grande différence plastique a pour seule cause des facteurs économiques: dans le cas de Nantes, et après les difficultés financières rencontrées à Marseille, Le Corbusier a demandé à Laffaille de calculer pour ses pilotis la forme la plus économique, compte tenu des facteurs circonstanciels.
Ces deux exemples montrent combien il est nécessaire, dans l’histoire et la critique des formes constructives, de s’assurer d'une méthode rigoureuse, et de ne pas expliquer des phénomènes se passant à un niveau (esthétique par exemple) par des considérations empruntées à ce seul niveau : il y a constante interférence de l'esthétique, du technique et de l'économique, et seule une méthode qui tient compte de ces différents ordres est assurée d'objectivité.
Exemples montrant le rôle des techniques dans la morphogenèse
Pour illustrer de façon plus concrète ces principes de méthode, nous voudrions signaler quelques contributions apportées au répertoire des formes constructives par deux grands ingénieurs français, Bernard Laffaille et Jean Prouvé. Nous avons ainsi l'occasion d’attirer l'attention sur deux œuvres fondamentales et mal connues du grand public et de faire apparaître quelques dates historiques essentielles, en nous servant précisément de tout le matériel documentaire que nous avons inventorié plus haut.
1. Recherches fondées sur l’introduction de matériaux capables de franchir les grandes portées
a) Faits essentiels de l'histoire des couvertures autoportantes avec points d'appui (couvertures autoportantes sans points d'appui: 1910: Boussiron à Bercy; 1916: Freyssinet à Orly).
— 1932: Laffaille réalise à Dreux sur des bâtiments expérimentaux poussés jusqu’à rupture:
— un hyperboloïde de 14 m. de portée, en tôle de 1,2 mm. d'épaisseur
— le premier paraboloide hyperbolique, en béton de 5 cm. d'épaisseur
— 1935 publication par Laffaille du « Mémoire sur l’étude générale des surfaces gauches » présenté à Berlin au deuxième Congrès de l'Association des Ponts et Charpentes.
b) Faits concernant l'histoire des toitures suspendues (une toiture suspendue est une peau essentiellement sollicitée en traction et faisant fonction de système porteur de couverture et de forme-espace).
— 1937 Laffaille réalise à Zagreb la première toiture suspendue à double courbure (la première toiture à simple courbure a été réalisée à Albany, USA, en tôle d’acier soudée).
Il s’agit du Pavillon de la France, à la Foire de Zagreb. Le toit se présente comme un cône suspendu dans un cercle. La peau de ce cône est formée d’éléments à cour bure, en tôle de 2 mm d’épaisseur. Le cercle de suspension est une couronne qui travaille en compression sous les tractions rayonnantes du voile; elle est dressée à 14 m. de haut et possède un diamètre de 33 m.; elle repose sur 12 tubes d'acier de 3 mm. d’épaisseur et 80 cm. de diamètre. Cette couverture de 800 m2 a une portée de 30 m. et pèse 18 kg/m2. Elle ne comporte aucun raidisseur.
— 1951 publication du projet du CNIT, présentant une nouvelle solution de toiture suspendue: selle de cheval précontrainte. La même année paraît le projet de Novicki pour le hall de la ville de Raleigh, USA. Celui-ci sera réalisé en 1953-1954. Dans les deux projets, deux arcs comprimés soutiennent la couverture tendue. Mais dans celui de Laffaille la selle a un plan asymétrique avec deux arcs paraboliques différents, tandis que dans celui de Novicki, les deux arcs sont semblables et le plan symétrique.
2. Recherches fondées sur la possibilité d'usiner des éléments légers et de grandes dimensions pour le remplissage des ossatures
— 1936: le premier mur-rideau entièrement dissocié de la structure et accroché à la charpente apparaît dans le club d'aviation Roland Garros; façades en éléments de tôle d'acier plié, conçues par Jean Prouvé.
— 1938: Prouvé développe cette solution au Marché couvert de Clichy (édifice d'importance historique qu'on peut encore voir) ; les façades sont alors constituéesde panneaux composés de deux faces convexes en tôle d'acier, solidarisées seulement par des points de sou dure pour éviter la conduction. Le montage se fait entièrement à sec. La voie est désormais ouverte à toutes les variantes du mur-rideau, défini comme type idéal; la tôle d’aluminium, les polyesters et le verre joueront à leur tour le
rôle de la tôle d'acier.
Conclusions
Les quelques exemples que nous venons d'évoquer montrent que les nouvelles techniques créent un répertoire morphologique autonome dans lequel puisent les constructeurs. On peut considérer ce vocabulaire formel comme le lieu d'une véritable esthétique: un mur-rideau, un toit suspendu, une rangée de pilotis s'inscrivent dans une esthétique qui n'est pas celle du mur porteur et du toit classique. Mais cette esthétique au premier degré doit être rigoureusement dissociée de l'esthétique au second degré qui est déterminée par des courants
idéologiques, les vicissitudes du goût et ressortit à une intentionalité esthétisante : l'esthétique du porte à faux sera autre chez Aalto ou chez Le Corbusier par exemple.
L'esthétique ou le style au premier degré tend à être l’expression nécessaire d’une logique. C’est ce qu’il lustre cette affirmation du grand architecte et théoricien Frei Otto: «Les projets de toits suspendus ne peuvent être établis librement comme ceux des autres bâtiments. Ils sont soumis à leurs propres lois ». Dans ce sens d'ailleurs, la technique tend à l’autonomie et au dépassement de l’individuelle fantaisie humaine. Prise dans son ensemble, et sans considérer les quelques cas parfaitement maîtrisés, l'exposition de Bruxelles offre préci
sément le spectacle de ce brusque déferlement de la technique. L'architecte apparaît dans le rôle de l'apprenti sorcier et il semble avoir perdu le contrôle d’une technique devenue ivre de soi. Mais comme l'indique Pierre Francastel dans sa communication, et comme nous le soulignons par le concept de style au second degré, les facteurs techniques ne constituent qu’une des composantes de l'invention architecturale. Dans l’analyse de ce processus il est nécessaire de souligner notamment deux autres types de facteurs: tout d’abord ceux qui ont trait à l'organisation globale des éléments architecturaux, à leur composition et leur interprétation (voir par exemple l'utilisation par Gillet, pour l'église de Royan, des éléments de béton
en V créés par Laffaille pour les rotondes à locomotive, ou encore le parti magistral tiré en 1954 par Jean Prouvé qui réalise alors le Palais de l’aluminium avec des éléments standards fabriqués par l'industrie). Il faut ensecond lieu insister sur l'importance des facteurs met tant en jeu l'organisation de l’espace résidentiel (intérieur et extérieur) et souligner le rôle possible des préoccupations urbanistiques dans la genèse des formes: le pilotis, qui est devenu un des éléments du style architectural contemporain n’est issu ni de la technique, ni
de la recherche esthétique, mais il constitue la réponse originale donnée à un problème de circulation.
Ces quelques indications de méthode permettront peut-être également de faire saisir les difficultés et la complexité de la tâche du critique.
Françoise Choay