Les structures spatiales d’Eduardo Torroja

A tous les points de vue, Eduardo Torroja se rattache à ce que nous avons de plus authentique et de plus profond dans le domaine de la construction nouvelle. Il appartient à la lignée des grands ingénieurs civils de notre temps qui ont marqué d’une empreinte indélébile la transformation du langage architectural et de l’esthétique des structures et des formes spatiales. Dans la littérature technique, ses ouvrages de théoricien et de praticien font désormais autorité. Ce prodigieux créateur espagnol a exposé les cas de corps élastiques, isotropes et homogènes, soumis à des efforts, produits lentement et en équilibre stable, dans ses « Leçons élémentaires d’élasticité et leur application à la technique de la construction », alors que dans « Raison d’être des types structuraux » il a longuement étudié les conditions générales des différents types de techniques des constructions, les raisons fondamentales qui les déterminent, les bases devant orienter le problème du choix et les idées directrices qui guideront le projeteur dans son travail initial.

Son traité des « Structures » est une autobiographie de ses plus importantes réalisations et le plaidoyer frappant de l’art de l’ingénieur s’exprimant dans une œuvre savamment accomplie.

Tant que le constructeur ne constituera pas un tout indissociable comprenant intuitivement les pouvoirs de l’architecte et ceux de l'ingénieur, l’architecture vivra au-dessous de ses possibilités. Tant que la forme et la fonction ne seront pas réciproquement et simultanément à leur propre service, et que la fonction esthétique ne sera pas placée sur le même plan que la fonction matérielle, l’architecture ne sera jamais organique. La théorie de l’analyse structurale, conduisant aux partis architecturaux fondés sur le principe de l’autosustentation, que soutient et qu’applique à juste titre Torroja, s’engage radicalement dans le courant de l’architecture organique.

En considérant que dans la construction nouvelle les structures apparentes englobent parfois les principaux éléments de l’édifice, représentent l’œuvre dans sa totalité et signifient l’architecture elle-même, dès ses premières recherches Eduardo Torroja s’est penché sur la nécessité d’établir des structures esthétiquement fonctionnelles.

Lorsque l'ouvrage d’architecture est prééminemment structural, que son essence même est structurale, outre les corrections requises par les effets optiques, psychologiques et traditionnels sur les formes structurales d’origine purement technique et constructive qu’il convient d’y apporter, le sentiment artistique actuel considère, comme adjuvant essentiel de la valeur esthétique de l’œuvre, la fonction structurale et l’expression du phénomène de résistance.

Avec Pier Luigi Nervi, de tous les ingénieurs contemporains Eduardo Torroja est celui qui, sans doute, a atteint la plus grande force plastique. Ce n’est donc pas seulement une vision spirituelle et rationnelle de l’art de l’ingénieur qu’il nous a donnée par l’ensemble de ses créations, mais une ouverture vers une métamorphose de l’architecture, vers une architecture déduite des structures et des formes spatiales, vers une architecture modelée comme des surfaces et des volumes purs, comme une sculpture abstraite.

Il est certain que peu de novateurs apportent autant que Torroja une certitude qu’alimente, pour le développement de l’architecture, une telle quantité de conceptions réservées à un proche avenir. Dans l’esprit de Torroja il y a réellement en suspens des entreprises immenses.

En examinant attentivement les multiples solutions qu’il a envisagées et les réponses qu’il a offertes à nos problèmes les plus pressants, on se demande comment certains constructeurs de notre époque ont pu prendre souvent ses découvertes pour de simples calculs.

Aujourd’hui, la rencontre des méthodes d’Eduardo Torroja avec celles qui gouvernent l’architecture organique permet d’aboutir à ces enveloppements plastiques de l’espace engendrés par des formes structurales répondant à des nécessités artistiques aussi bien que techniques, figurés par des formes résistantes manifestant sans détour les fonctions utilitaires et esthétiques des constructions. D’autre part, ce système conduit à des types de structures très simples répondant logiquement au style et aux organismes unitaires que nous préconisons en ce moment. Pour couronner, par exemple, un bâtiment ordonné spatialement, la couverture à lame de Torroja est incontestablement une des plus naturelles. Et tandis que la plupart des architectes et des ingénieurs continuent à élever des ossatures anonymes à éléments linéaires sur lesquelles s’appuie le corps des édifices, Torroja propose, conformément à la raison, de substituer au squelette intérieur des constructions une carapace ou surface résistante remplissant le rôle d’enveloppe portante et de l’exprimer esthétiquement.

Contrairement à l’architecture d’imitation, l’architecture d’invention n’est point diminuée par la nature environnante. Celle d’Eduardo Torroja a un relief inattendu; elle s’intégre parfaitement au paysage qui l’entoure et la complète. Elle en est redevable aux expériences diligentes et à la belle méthode qui l’ont conduit à entreprendre une étude détaillée des surfaces et des enveloppes courbes, des formes gauches et des paraboloïdes hyperboliques ou elliptiques en béton armé. Torroja s’est fait une spécialité des nombreuses combinaisons, des incalculables possibilités et des résultats surprenants qu’offrent les surfaces et les structures laminées de grande portée, à double courbure ou à courbure négative, entre autres.

En fondant ses principes sur l’imagination, les spéculations, les dispositions et les hypothèses intuitives, les mathématiques et les essais de laboratoire sur des modèles réduits, l’expression des structures laminées et l’intervention de l’espace, et avec le concours de la cybernétique et des cerveaux électroniques, Eduardo Torroja est parvenu à réunir, dans une œuvre technique accomplie, les valeurs de la résistance, du fonctionnalisme et de l’esthétique.

Alberto Sartoris