La ville moderne devant la circulation par Marcel D. Mueller, diplômé de l'Institut d’Urbanisme de l’Université de Paris
...quand un autre à l'instant s'efforce de [passer,
Dans le même embarras se tient [embarrassé,
Vingt carrosses bientôt arrivent en file,
Y sont en moins de rien suivis de mille...
(Les embarras de Paris, Boileau, 1675)
Le phénomène de l'industrialisation, dont les prémisses se révèlent dès que la machine à vapeur fait son entrée dans la manufacture au XVIIIe siècle, entraîne des conséquences en chaîne, dont nous subissons aujourd’hui les effets sous un aspect qui ne laisse pas d’être inquiétant.
Un des problèmes qui se posent, est celui du moyen de transport individuel qui a pris, depuis que Cugnot lança en 1749 son fardier à vapeur, un développement toujours croissant.
L’encombrement de nos villes a eu pour effet le plus sensible, de diminuer d’une façon progressive les avantages que procurait, il y a quelques années encore, le véhicule automobile. D'autre part, sa prolifération débridée a entraîné un enlaidissement progressif, en transformant rues et places en parcs à voitures.
Il est certain que ces cités n’ont pas été construites à la mesure des exigences de la circulation actuelle, ni dans la dimension du réseau viaire, ni dans sa conception, mais les circonstances sont telles, que nous devons les accepter; la ville moderne se trouve placée à un tournant de son évolution.
Si nous ouvrons les pages de l’Histoire nous constatons qu’un phénomène semblable s’est manifesté périodiquement.
L’Antiquité connut en premier lieu des villes de piétons. Les rues montueuses de la cité hellénistique de Pergame, que nous ne gravissons aujourd’hui qu’avec peine, pouvaient tout au plus livrer passage à une bête de somme.
Les villes romaines étaient faites sans doute pour l'homme, mais aussi pour le cavalier et, par la suite, pour le charroi militaire et commercial. Au fur et à mesure que la capitale de l’Empire grandira, les rues seront de plus en plus encombrées, ce qui aboutira à une impossibilité de circuler, les voies étant obstruées. Nous retrouvons, dans les « Satires » de Juvénal, un écho de cet état de choses.
Au Ier siècle, l'édilité se vit finalement obligée d’intervenir, et elle promulga la fameuse Tabula Heraclensis, interdisant la circulation des chars entre 6 heures du matin et 4 heures de l'après-midi.
Mais ce n’était là qu’un palliatif, la véritable solution résidant essentiellement dans une conception de plan approprié.
Le moyen âge a laissé des cités accrochées au flanc d’une montagne, voire perchées sur une colline, faites à l’échelle des piétons, avant de bâtir des villes de plaines aux rues larges aboutissant à de spacieuses places de marché. Néanmoins, la ville gothique en resta aux solutions empiriques, qui menèrent à de véritables embouteillages, tel celui de Milan, qui est demeuré célèbre et dont les Français furent les témoins lorsqu’ils prirent la ville sous François Ier.
C’est l'époque où Léonard de Vinci, avec son esprit scientifique, songea à la recherche d'une solution basée sur la méthode analytique.
Une des premières fois que l'on verra construire une voie destinée uniquement à la circulation, ce sera lors de la construction du Cours-la-Reine à Paris, destinée à la promenade en carrosse, type de véhicule nouveau mis à la mode parmi les courtisans et gens de qualité.
Sous Sixte-Quint, l’architecte tessinois Fontana tracera dans le dédale des rues de Rome des voies rectilignes, assurant des liaisons directes entre des points déterminés. Ces cas sonttypiques comme exemples de tracés urbains dictés par des nécessités de trafic, et dont les solutions sont à la fois rationnelles et architecturales. La tentative de Wren, de mettre de la clarté dans le plan de Londres après le grand incendie de 1666, avorta comme on sait. L'exemple le plus caractéristique des temps modernes reste celui des aménagements de Haussmann. Il était normal qu’un administrateur de sa trempe cherchât à mettre de l’ordre dans cet écheveau inextricable qu’était le plan hérité du moyen âge. Ce réseau viaire remanié allait donner à Paris les allures d’une grande capitale. Ces voies largement conçues, avec une prescience remarquable des besoins du futur, une voirie modernisée, enfin une technique des attelages perfectionnée, allaient permettre une circulation rapide à travers la capitale, en attendant les moyens mécaniques.
Le boulevard parisien du XIXe siècle est sans doute un moyen de circulation de premier ordre, mais il est en même temps un élément d’attraction pour la vie mondaine. Les équipages élégants, les promeneurs, les terrasses de cafés, lui donnent un cachet particulier. Il fait les délices d'un monde qui a le temps de flâner et de se complaire dans un cadre de beauté urbaine: Ce sera l'époque des expositions universelles de 1878, 1889 et 1900.
Avec le changement de siècle, le véhicule à moteur individuel commence à prendre pied, et à se joindre aux coupés, phaétons, landaus, voitures de places, fourgons. La voie publique commence à être très utilisée, et les journaux parlent «d’embarras de voitures» à la place de l’Opéra. On sent que l’on se trouve à un point de l'évolution urbaine qui annonce un tournant, et certains hommes ont la prescience des problèmes qui s’annoncent. Un jeune architecte lyonnais esquisse le plan d’une ville de l'avenir, en posant le problème d’une façon nouvelle. Il propose une solution à celui que pose une ville industrielle de 30 000 habitants: c’est Tony Garnier.
La guerre 1914/18 allait retarder la marche des idées dans ce domaine, le monde étant retenu par d’autres préoccupations.
Ce n'est qu’en 1922 que Le Corbusier pose à nouveau la question, en lui proposant une réponse bien à lui. C’est la «Cité radieuse» du plan Voisin, où le problème de la ville de l'avenir reçoit une solution globale. Sans doute, y voit-on bousculé tout l'acquis traditionnel, aussi s’agit-il d'une véritable révolution, que ce fils d’horloger de la Chaux-de-Fonds va fomenter.
C'est l’époque où les Etats-Unis commencent à sentir les premiers inconvénients du développement intense de la circulation automobile, qui a de l'avance sur celle de l’Europe qui sort de la guerre.
Les centres de villes connaissent la saturation de l'occupation de la voie publique, et finalement le phénomène connu du «pourrissement» des centres (rotten centres), qui entraîne par voie de cause à effet l’exode des entreprises et les conséquences économiques.
Devant un tel état de chose, il fallait avoir recours aux grands moyens, et il est certain que l'empirisme ne pouvait plus être d’aucun secours. Le problème devait être repensé, suivant la méthode scientifique préconisée en son temps par Léonard de Vinci ! Ainsi sera mise sur pied la technique de la circulation (traffic engineering), faisant appel à la statistique, à la théorie des fluides, etc., notions qui sont connues partout de nos jours. Rapidement, on retrouve ces villes truffées d’autoroutes urbaines, de garages-parcs, pouvant répondre aux exigences du trafic, les Américains s’étant attaqués à la question sans tarder.
Les résultats obtenus font honneur aux ingénieurs du nouveau monde. La question qui vient incontinent à l’esprit est: à quel prix? Il est certain que l'objectif était circuler. On se trouvait devant des cités ne présentant généralement pas de caractère historique, et le fait que la durée de vie de l’immeuble est relativement courte aux Etats-Unis. Cet état de choses allait permettre une remodellation du complexe urbain en fonction de ce besoin de circuler et de lui subordonner la conception urbaine.
Si maintenant on compare une telle situation avec celle qui caractérise les villes européennes, on constate qu'il n’y a pas de dénominateur commun. L'esthétique urbaine correspond, en Europe, à un besoin de l’homme qui jouit profondément de la beauté du cadre dans lequel il évolue, comme étant une des expressions essentielles de la civilisation.
C’est là un élément de prime importance, qui a été relevé avec pertinence au Congrès de la technique de la circulation, qui se tint à Stresa en 1956, par M. L. Lefèvre, Ingénieur en chef des Ponts - et - Chaussée de Belgique. Il rappela à cette assemblée, composée essentiellement d’ingénieurs spécialistes des problèmes du trafic, qu'il convenait d’élever le débat et d’élargir l'optique.
En effet, l’urbanisme, qui englobe tous les problèmes que pose le complexe urbain, constitue une discipline dans le cadre de laquelle la question de la circulation n'est qu’un des aspects.
Il est intéressant de relever, à ce propos, les expériences faites au cours des dernières années par certaines villes suisses ayant chargé des experts en circulation de l’étude de leurs problèmes.
Les plans mis sur pied, irréprochables quant à leur valeur technique, n'avaient qu’un défaut, c'est d’aboutir à la transformation des agglomérations en vastes complexes circulatoires. Une personnalité du monde architectural éleva la voix pour une mise en garde, rappelant que dans de telles villes, on pourrait peut-être circuler, mais non plus vivre.
C’était se placer au centre du problème.
Ces expériences révèlent une fois de plus la complexité des problèmes urbains, et combien il doit être tenu compte d’une multiplicité de facteurs, dont aucun ne peut être sacrifié au profit d’un autre.
Un cinéaste imagina, il y a un certain nombre d’années, une cité des hommes sans âme: « Métropolis ». Or, on peut aboutir, par voie de conséquence, à un tel type de ville, sans même s’en être posé l’objet pour modèle. Ce ne sont pas les urbanistes qui font les villes belles ou laides, mais bien la volonté des autorités que les habitants se donnent. De tous temps, il y eut des cités dépourvues de beauté et dont les citoyens avaient des préoccupations d'autre nature.
Les Phéniciens de Tyr et de Sidon firent de leurs cités, avant tout, des entrepôts à l’usage des marchands, qui songeaient en premier lieu à armer leurs navires et à la prospérité de leurs comptoirs méditerranéens. Les Athéniens, qui étaient certainement des commerçants avertis, trouvèrent malgré tout le temps pour créer de la beauté. La Charte d’Athènes a fixé, pour les temps modernes, les bases d’un urbanisme reposant sur une hiérarchie des valeurs, sur l'équilibre desquelles repose notre civilisation occidentale à la recherche d’un humanisme de l’esprit. Sans doute, ces principes n'ont-ils de chance d’inspirer les aménagements urbains que là où ils trouvent un terrain fertile, ce qui n'est pas partout le cas, évidemment.
Il va de soi qu'un plan directeur urbanistique digne de ce nom doit commencer par respecter l’héritage historique et les traits caractéristiques d'une ville.
Quant à son développement, il doit s'intégrer à une donnée esthétique répondant à son caractère propre. Le point délicat se trouve dans l’organisation de quartiers, en liaison avec l'impératif circulation.
Nous nous trouvons, aujourd'hui, devant un trafic qui n’a pas cessé de croître.
«Via vita», disaient les Romains, et Marcel Poète enseignait : « La voie de passage vivifie la cité. » Or, l’intensité de ce trafic est à l’origine de nuisances d'ordres divers, non sans gravité pour le monde moderne, et qui sont: la saturation des voies publiques, le bruit, la pollution de l'air ambiant, les dangers d'accidents pour les piétons. La première est d'ordre économique, les autres sont par contre de nature à compromettre gravement la santé de l’homme; aussi s’est-on penché à maintes reprises sur ces problèmes, qui ne cessent de préoccuper les hygiénistes. On en a proclamé le danger, sans que l’on ait jusqu’ici songé à trouver de remède à cet état de choses.
PLAN SCHEMATÌQUE
Jusqu’à ce jour, les projets d’aménagements urbains n'ont recherché que d'une manière fragmentaire des solutions à ces problèmes, qui pourtant sont trop graves de conséquences pour être ignorés. Seul, Le Corbusier a posé la question sous son aspect global, et lui a proposé une solution pour des villes nouvelles.
Si nous considérons certains plans de villes, comme Lausanne et Bruxelles par exemple, nous constatons que certaines radiantes sont les rues où se trouvent des habitations luxueuses, ayant prétendument recherché l’agrément et le confort: l'avenue de Rumine, l’avenue Louise. Or, ces voies qui étaient certainement fort agréables à habiter du temps des coupés et des victorias, sont devenues des rues à grand trafic, avec toutes les sujétions que cela comporte. Dans bien des villes, on continue à aménager des avenues destinées à la circulation intense, tout en leur donnant un caractère résidentiel. Il y a là un aspect du problème qui doit être complètement révisé, si l’on veut tenir compte de l’évolution des choses.
Actuellement, les radiantes historiques servent non seulement à sortir des villes et à gagner la cité voisine, mais également à desservir les quartiers périphériques. Ces voies fortement chargées pénètrent comme des drains dans des quartiers d’habitation, que dans certains cas elles contribuent à désarticuler, en raison du caractère qu'elles ont pris ces dernières années.
Or, ce sont ces voies qui continuent à être utilisées, voire aménagées même, dans le cadre du réseau viaire futur.
C’est ici que se pose la question, à savoir s'il est judicieux de développer des artères de grande circulation qui sont à la fois des avenues bordées d’habitations, qui en subiront tous les inconvénients.
De nombreux projets d’aménagements circulatoires prévoient des autoroutes urbaines (express ways), se caractérisant par un tracé indépendant, dicté par l'unique souci d’un trafic rationnellement assuré. Dans de nombreux cas, ces solutions ont été éliminées, ayant été jugées trop onéreuses par les édiles et ne leur semblant pas être à l’échelle des exigences du trafic actuel. Si maintenant on place la question sur un plan
plus général, au point de vue urbanistique, on doit reconnaître à ce système une possibilité de décongestionner les quartiers d’habitation fortement chargés d’une circulation qui s'accompagne de son aspect nocif. Vue sous cet angle, l’autoroute urbaine prend une importance plus grande et constitue une solution à un problème urbanistique global. Il est certain qu'elle doit s’accompagner de l'élément indispensable, qui est le garage-parc situé au centre, que l'automobiliste puisse gagner directement, sans emprunter le réseau viaire général. De là, devenu piéton, il atteint le but de son déplacement sans encombre.
Cette ségrégation de la circulation doit également se retrouver dans les quartiers d’habitation, que les radiantes à grand trafic ne doivent normalement toucher qu'en des points tangents.
Dans l’espace circonscrit par ces voies, on doit trouver les éléments essentiels: écoles, terrains de jeux, squares, magasins, églises, etc. Ainsi peut s'organiser la vie à l'abri du bruit, de l’air pollué, du danger de la circulation, ces méfaits du monde moderne. Or, ce sont là les conditions essentielles de l'aménagement des quartiers d’habitation.
Ces voies doivent s'accompagner de plantations d'arbres les isolant, dont le nombre ne sera jamais trop grand, si l’on veut assurer des conditions hygiéniques satisfaisantes.
Nous ne faisons qu’esquisser, ici, un certain aspect d'un problème essentiel en urbanisme. En effet, si un projet d’aménagement doit être véritablement valable, il doit envisager une solution globale. Or, trop souvent, ces différents problèmes sont posés en ordre dispersé, sans même que les urbanistes aient la possibilité d’opérer la coordination nécessaire. Notre but, en songeant à la ville de l’avenir, est de la penser comme répondant à la fois aux impératifs matériels, hygiéniques et esthétiques.
Le professeur K. Leibrand estime qu’un compromis doit être trouvé; or, nous irons plus loin en disant que c'est la synthèse qui doit être réalisée. Elle est la condition sine qua non de l’évolution de la ville moderne comme un ensemble harmonieux, qui sache rester, avec la technique, une œuvre de beauté: l’habitation de l’homme !