Brasilia, cité nouvelle | Mario Pedrosa, Vice-président de l'Association Internationale des Critiques d'art, Brésil
Brasilia est le produit le plus achevé d’une époque prévue par l’historien Henri Pirenne: elle vient mettre un terme à l’évolution de l’entité historique qu’est la ville, dont les réussites les plus éclatantes sont la Polis grecque et la commune médiévale.
Bien que la Polis, première communauté intégrale connue dans l’histoire de l’Occident soit encore «un phénomène naturel », elle représente déjà une création; car il s’agit du premier Etat en tant que pure institution et œuvre de la volonté humaine. Un Etat sans empire et sans despotisme.
L’autre sommet du développement urbain n’est autre que la cité médiévale qui, selon Pirenne, est « un phénomène déterminé par le milieu physique au même titre que le cours des fleuves par la conformation des montagnes ». Pourtant, elle a créé « ex nihilo une législation sociale plus complète que celle d'aucune autre période de l’histoire, y compris la nôtre ».
Ce premier règlement social est l’expression d’une institution nouvelle, la commune. Sous la protection de son enceinte fortifiée, de son administration s’appliquant uniquement aux choses (et non pas aux hommes) et de sa jurisprudence collective, la cité médiévale représente un fait absolument nouveau dans l’histoire de la culture humaine: une personnalité collective privilégiée.
Mentionnons les étapes de cette évolution: l’urbs romaine, instrument de la puissance impériale centralisatrice et colonisatrice; la cité de la Renaissance, pensée abstraite qui transfigure le concept de ville, organisation humaine, en cité, foyer de civilisation; puis la ville baroque, qui est déjà ville princière. Ces divers aspects de la ville à travers les âges en Occident s’inspirent des traits les plus marquants de la Polis grecque et de la Commune bourgeoise, tout en restant soumis aux impératifs naturels ainsi qu’aux conjonctions sociales et technologiques de chaque époque.
Ayant brûlé les étapes de l’histoire, nous arrivons, enfin, au faîte de l’évolution annoncée par l’historien, c’est-à-dire, à cette époque où « des méthodes meilleures » permettent à l’homme de dominer la nature et de la marquer de sa présence, en dépit de l’hostilité du climat et du sol; il serait alors, sans doute, possible de construire des cités n’importe où l’esprit d’entreprise le suggérerait.
Brasilia représente l’expression la plus achevée de cette époque. Le fait nouveau, le fait historique unique, c’est cette décision de l’esprit d’entreprise, dont parlait Pirenne, qui a permis qu’on vienne bâtir, à partir de zéro, dans cette contrée vierge, dépeuplée et sauvage, écartée de tout foyer de civilisation, une ville de 500 000 habitants, totalement artificielle et entièrement neuve, pour en faire la capitale du Brésil. Il n’y a pas, aujourd’hui, d’entreprise humaine plus vaste, plus complexe et plus risquée. Epoque de synthèse, notre fin de siècle sera de plus en plus le temps des constructeurs de villes; la plus grande œuvre d’art que réalisera ce siècle sera d’édifier la cité nouvelle.
Brasilia n’est pourtant pas une pure création étrangère à l’histoire du pays. Elle en est un échelon décisif.
Tout d’abord, il faut dire que le Brésil, comme d’ailleurs tout le continent américain, est venu à la civilisation sous l’égide d’une première intervention étatique, sous le drapeau du mercantilisme naissant. Le libéralisme du laisser-faire ne fut jamais, pour ce pays, une fin en soi (comme ce fut le cas pour les EtatsUnis).
Nous sommes par la fatalité même de notre formation condamnés à être modernes. Notre « modernité » est si radicale que, chose rare chez les Etats, nous possédons le certificat de notre baptême. Nous sommes nés à une date précise: le 22 avril 1500.
Notre première capitale fut bâtie, comme celle-ci, sur un sol vierge, et plus éloignée encore que Brasilia des centres civilisateurs de l’époque. C’est Salvador, Bahia. Par un décret royal de Jean III, du 17 décembre 1548, un vieux serviteur du Roi du Portugal s’embarque pour le Brésil avec Tordre exprès de « prendre à son compte » la terre « pour édifier dans celle-ci une ville, d’où Ton puisse aider et secourir toutes les capitaneries ».
Le Roi « donne ordre » de peupler les nouvelles terres, en faisant « faire une forteresse et ville grande et forte en un endroit convenable ». Le nouveau gouverneur, le premier du pays, « se met à l’œuvre, sans délai », et déjà le dernier jour d’avril (le gouverneur arrive le 29 mars 1549) une forteresse en bois était achevée...
et la ville presque toute encerclée par des haies. On a coupé les arbres sur la place centrale pour en faire un terre-plein. Des rues et des places furent tracées, y compris le palais du conseil, la maison du gouverneur et l’église. Le bâtisseur de la ville était le maître d’œuvre portugais, Luis Dias, arrivé avec le gouverneur et près de six cents ouvriers, parmi lesquels de nombreux maçons, charpentiers, ébénistes, forgerons, céramistes et autres artisans.
Les contours de toute la partie la plus neuve et active de ce pays ne sont pas encore fixés; ils se modifient constamment sur ce que les géographes ont appelé « le front de colonisation ». Mais Brasilia ne fait partie de ce front de colonisation, ni par sa position géographique, ni par sa fonction. Elle serait plutôt un noyau de colonisation jeté au cœur du pays pour attaquer le front des pionniers et des planteurs, qui avancent toujours vers l’ouest.
Le front de colonisation joue lui aussi un rôle d’urbanisation; il donne naissance à des villes: dans les clairières, nouvellement ouvertes, des lotissements sont tracés à la hâte, quelques rues mal débarrassées des troncs d’arbre qui jonchent encore le terrain se dessinent, et la vente des lots commence sur le champ.
Les premières maisons sont faites de planches en bois plus ou moins équarries, et indiquent la future grande rue, qui n’est autre que la route elle-même. C’est la solution la plus pratique pour l’écoulement des marchandises, qui prévaut ici... Les pionniers sont indifférents à l’ambiance locale, car ils ne s’arrêtent jamais, dans leur course incessante.
Aucune mentalité régionale ne peut s’épanouir dans ces conditions. Il est donc impossible, à ce stade de la colonisation, de tenter une fixation du paysage rural. Brasilia est, en quelque sorte, à l’opposé de ce monde. Sa création ne repose pas sur « le désir tenace du gain », mais sur une vieille idée politique, qui a persisté à travers les générations. Ici, comme aux temps moyen âgeux, les nécessités ou les aspirations politiques ont précédé les nécessités économiques. L’esprit qui souffle sur Brasilia pourrait être un écho de l’ancien
esprit mercantiliste du roi colonisateur; mais la force qui l'anime, c’est l’esprit d’utopie, l’esprit de planification, bref, l’esprit de notre époque.
Brasilia est aussi issue d’un besoin national profond: la défense de la terre contre le processus continu et terrible de destruction du pionnier: destruction de la fo
rêt et, du coup, destruction de la terre... L’économie du monde pionnier a imposé une technique agricole dévastatrice. Là où sont passés les planteurs, l’herbe
repousse mal. L’élargissement du marché national sera intensifié grâce à la création de nouvelles régions dans le centre du pays, autour de la nouvelle capitale. Bref, Brasilia
suppose une remodélation géographique, sociale et culturelle de tout le pays. Autour de la nouvelle capitale, on ne verra pas l’horizon monotone des grandes plantations. L’économie du monde pionnier ne pourra plus imposer au pays sa technique destructrice de la terre: autour de Brasilia, ce qu’il faut, c’est une économie agricole fondée sur une haute technique de récupération du sol. Cela implique une planification régionale scientifique, sans empirisme, et à l’échelle humaine. La tâche des nou velles générations brésiliennes est donc fixée; édifier la capitale, selon le plan pilote le plus beau et le plus audacieux, et simultanément, façonner sa région, à la terre brute et maigre.
L’œuvre est maintenant en chantier. La Cité nouvelle est un tout qui se bâtit; elle représente un produit achevé de par la volonté consciente de l’homme, donc une œu
vre d’art au même titre que les grands projets industriels du génie civil de notre civilisation. C’est la première fois que le problème se pose concrètement avec une
telle ampleur. L’entreprise comprend un aspect social, culturel et artistique. Tous les éléments y sont réunis pour composer la plus haute et la plus univer selle aspiration artistique et esthétique de notre temps. Cette aspiration à la synthèse comporte une haute valeur éthique: l’homme actuel, affolé et névrosé, aspire à l’unité des contraires, à la communion
spirituelle perdue. L’art dit moderne a terminé dès la première moitié de ce siècle une phase à la fois créatrice et destructrice, dans laquelle les illuminations de génie n ’ont pas manqué. Mais aujourd’hui une nouvelle recherche de la synthèse s’impose. Elle coïncide avec la nécessité de reconstruire le monde. Nous commençons ici par un essai de reconstruction régionale. Cette intégration va rendre aux arts leur rôle social et culturel. Cette synthèse des arts sera le seul correctif possible au pessimisme destructif de l’art individualiste de nos jours, aux impulsions des tempéraments romantiques et expressionistes aujourd’hui en vogue. Le seul moyen de réintégrer l’artiste dans la conscience de la
dignité d’une mission sociale (ou de le réintégrer dans une certaine objectivité), c’est qu ’il prenne part spontanément, en toute liberté créatrice, à une œuvre collective comme celle de Brasilia. Celle-ci, pour être menée à bien, porte en elle un idéal éthique suprapersonnel, un idéal social même, capable d’assembler toutes les forces agissantes de la cité.
La construction des villes est, de nouveau, comme au Moyen Age, à l’ordre du jour. Déjà Mumford consi dère que « la grande tâche des nouvelles générations » est la reconstruction de régions entières envisagée sous l’angle d’une œuvre d’art collectif. Cela étant admis, Brasilia n’est pas seulement une étape du développement du Brésil, mais pose les données d’un
problème capital pour toute notre civilisation.