La cité nouvelle, Aspects non visuels de
la planification urbaine | RICHARD NEUTRA
Richard J. Neutra, Etats-Unis
Né en 1892 à Vienne. Travaille à Vienne et à Berlin avec Loos et Mendelsohn. Il épouse une Zurichoise puis émigre aux Etats-Unis en 1923. Il s'établit en Californie, à Los Angeles.
(Voir édition 1959, p. 83-87)
Tous les sens collaborent intimement et fusionnent pour produire un effet conjoint sur notre organisme.
De cette réception combinée de millions d’antennes sensorielles les plus diverses résulte l’image que nous nous faisons du monde extérieur. Ce qu’elles perçoivent est, en un éclair, digéré et unifié dans les tréfonds de notre être. Mais les réactions de notre cerveau peuvent avoir lieu également avec un certain retard et même se perpétuer sur une longue durée.
Stimulé pendant dix secondes, un organisme comparativement simple comme celui d’une anémone de mer peut réagir pendant deux heures. Grâce à sa complexité, le cerveau humain ne cesse de réagir à une multitude fantastique d’expériences qui se situent dans le passé; or ce passé peut s’étendre sur des secondes, des années des décennies, une vie entière ou même la durée d’une race. L’urbaniste et l’architecte sont au service de l’homme, de la femme et de l’enfant, mais plus que tout autre, l’enfant est malléable, impressionnable durant sa croissance. Ainsi chaque individu est un emmagasinement d’expériences.
L’homme et ses ancêtres préhistoriques ont vécu et évolué grâce à une lente adaptation au sein de la nature.
Plus tard, c’est l’ambiance urbaine qui acquit une grande importance pour l’homme. Aujourd’hui, malgré toutes les tentatives de décentralisation, les cités sont congestionnées, et dans six cents ans environ il n’y aura plus assez d’espace sur cette terre pour contenir l’humanité. Le globe sera « urbainement saturé ». Cependant, bien avant que nous procédions à une colonisation spectaculaire d’autres planètes, les progrès technologiques permettront d’exploiter toujours plus intensément l’espace urbain. Cela provoque dès maintenant des chocs sensoriels, et l’irritant fouillis visuel qui nous entoure ne représente qu’une partie des causes qui traumatisent les habitants des villes. Ce n’est peut-être pas par hasard qu’ayant étudié la médecine le Président Kubitschek fut à même de percevoir la pathologie croissante dans les centres urbains. Seul un effort concerté de tous les arts et de toutes les techniques, seule une planification intensive permettra d’y remédier. Car il est utopique d’espérer une amélioration des vieilles villes à l’aide d’une multitude d’expériences et d’erreurs: ces expériences et ces erreurs ne pourront qu’accélérer le processus au lieu de permettre une autocorrection.
Ce n’est la faute de personne si Rio ou Säo Paulo sont congestionnés par leur développement effréné. II s’agit d’un phénomène typique de notre civilisation réaliste, fondée sur ce qui est techniquement réalisable et sur les progrès technologiques, mais qui n’a que faire de ce qui est biologiquement supportable ou non. Cependant, il existe un réalisme plus fondamental encore: il repose sur les notions de vie et de survie.
C’est ce bioréalisme que l’architecte et l’urbaniste doivent adopter et défendre en étudiant infatigablement les phénomènes de la vie, comme le faisait passionnément Léonard de Vinci. En fait, la Renaissance humaniste avait pour idéal l’artiste total et plus généralement, l’homme total. Nous devons retrouver cette foi dans la totalité de l’homme.
Les agglomérations urbaines, indépendamment du désordre optique ou de l’arrière-plan géométrique qu’elles nous offrent, ont pour conséquence, depuis des millénaires, d’atrophier les tendances et les besoins naturels de l’homme. Les peuples primitifs ont toujours une répulsion profonde à l’égard des villes.
Avant que les premières villes fabuleuses de Sodome et Gomorrhe eussent perturbé l’ordre naturel du Paradis, il existait pour tous les sens humains, à travers un ajustement qui avait nécessité près d’un million d’années, quelque chose comme une écologie équilibrée des facultés sensorielles. L’homme s’était développé en harmonie avec la nature. La forme visuelle et le mouvement d’un oiseau, son chant en plein vol, le parfum et la douceur du nectar d’une fleur ou d’un fruit étaient appréciés comme tels. Il en va de même pour le bruissement des feuilles dans les bois, lorsque nous sommes assis par un jour d’été dans une prairie parfumée, et que la brise nous rafraîchit.
Telles sont les réactions sensorielles à des situations naturelles. Mais lorsque les arts doivent s’intégrer, lorsque nous nous entourons d’un monde nouveau, de toute une ambiance artificiellement créée pour les masses humaines, lorsque nous devons composer une ville, nous ne pouvons plus nous limiter à des « ensembles » de réactions sensorielles et émotionnelles persistantes. De nouvelles combinaisons sont nécessaires, et, pour survivre, nous devons nous fonder sur un système d’organisation précis, sur un plan déterminé.
Aucune société humaine ne peut survivre à la manière d’une ruche, qui contrôle automatiquement l’usage de son espace, son alimentation en air, en humidité, sa température, etc. Au contraire, la densité du trafic et l’intensité du bruit, la vitesse du mouvement vertical et horizontal enregistrés par notre sens de l’accélération, ou l’influence qu’ont sur nos organes l’oxygène, la poussière, les gaz de combustion et les odeurs volatiles, tout cela doit être minutieusement intégré dans un plan dont la réalisation est nécessaire à notre destin. Un simple ajustement biologique à toutes les nouveautés antithétiques ne peut se faire qu’au cours de nombreuses générations. Mais nous ne pouvons pas attendre pour absorber les nouveautés du jour.
Or, le merveilleux automatisme de la nature, auquel nous avons fait confiance pendant si longtemps, faillit aujourd’hui; il est bouleversé par la multitude de nos progrès contradictoires.
Nous sommes constitués de telle façon que notre conscience perçoit mieux les stimulus visuels que toute autre impulsion sensorielle. C’est afin de contrebalancer ce déséquilibre qu’il faut souligner ici les perceptions extra-optiques. L’angle d’une rue ou d’une place par exemple est balayé par le vent, et le déplacement rapide de l’air affecte notre perception de la température; ou au contraire cette rue ou cette place se trouve sans merci inondée de soleil. Tout cela ne dépend que de quelques décisions d’aménagement urbain; ainsi, dans l’urbanisme, toutes les perceptions auxquelles nous avons fait allusion devraient jouer leur rôle, même si nous devions fermer les yeux afin de mieux les observer.
Une ville et son architecture ne représentent pas un élément statique, mais ce que nous éprouvons en tant qu’être humain possède un dynamisme, que celui-ci provienne des mouvements de notre entourage ou de nos propres déplacements... Planifier une ville n’est pas une recherche statique et géométrique. Ni les abstractions planimétriques ni même volumétriques ne seront suffisantes, mais elles pourront guider un flot de perceptions.
Malheureusement, nos arts et nos techniques sont si compartimentés qu’une rééducation sera nécessaire pour retrouver une satisfaction totale, telle qu’on en rencontre si souvent dans la nature. Nous ne devons pas nous contenter de satisfactions partielles. L’homme est une entité et non un groupe d'organes particularisés.La vie réceptive et la vie active ne peuvent être séparées. Lorsque nous écoutons de la musique, nous recouvrons l’équilibre vital. Nous le savons par expérience introspective et nous le percevons intuitivement lorsque d ’autres auditeurs partagent notre exaltante expérience dans une salle de concert. Lorsque nous roulons à travers une ville bruyante et encombrée, à la recherche d’une place où parquer notre voiture, l’irritation et la fatigue que nous ressentons ne diffèrent pas de celles d’autres personnes dans la même situation. Peut-être que, au-delà de l’intuition,
des mensurations physiologiques seraient nécessaires pour prouver aux administrateurs des villes la gravité du phénomène. Nous pouvons mesurer objectivement les « paramètres physiologiques ». Prenons un Américain harassé, qui sait qu’il devra bientôt tourner à gauche dans une rue embouteillée. Sa circulation sanguine et sa pression, ses pulsations, les battements de son cœur, sa biochimie, par des réactions endocrines variées et rapides, subissent des changements qui peuvent être mesurés. 11 n’est pas moins réaliste de
prouver tout ceci et tous les dommages subis par la communauté dont les nerfs sont mis à l’épreuve que de démontrer noir sur blanc en gros chiffres le coût de l’élimination des passages à niveau! Une dépense peut en compenser une autre. Chaque année, douze millions d’Américains du Nord se rongent les ongles dans des salles d ’attente de médecins psychiatres. Pour tous ces êtres désespérés, la recherche et les méthodes scientifiques peuvent frayer un chemin aux arts et aux techniques afin que l’Homme trouve
dans le milieu urbain un mode d’équilibre intuitif. Figure, « Gestalt», forme, ne se limitent pas à analyser la fonction. La manière naïve et simpliste par laquelle le XIXe siècle expliquait la couleur d’un papillon, la forme d ’un poisson tropical, le chant d’un rossignol, n ’est plus celle de nos savants actuels. Le nouvel Humanisme de Brasilia démontre une foi
dans la forme qui peut faire revivre les êtres humains. Cet humanisme préfère lutter contre la chaleur étouffante en proposant à l’homme des déplacements dans la nature plutôt que le recours aux systèmes d’air conditionné les plus perfectionnés. Tous nos arts et toutes nos techniques réunis, fusionnés en un projet d ’urbanisme destiné à permettre au peuple de vivre
pleinement dans une atmosphère fraîche et calme et dans un climat vivifiant pourraient influencer l’admi nistration entière d’une grande nation — et par sa voix le concert futur des nations — une ville "réellement nouvelle ", c’est là un espoir immense et fascinant.