La dynamique des structures urbaines | Bruno Zevi

Aujourd ’hui la dynamique du mécanisme urbain ne se synchronise plus avec la dynamique de l’habitant. Il existe de nos jours un schisme entre le mécanisme desstructures urbaines et la vie. Il faut essayer de trouver le moyen de rétablir l’harmonie qui existait dans les villes anciennes entre la capacité mécanique et la possibilité humaine de vivre dans ces villes. Sommes- nous prêts à réaliser ce besoin? Notre culture est-elle suffisamment prête à tenter cette gageure? Je dois avouer que j’en doute fort.

Deux écrits de deux architectes brésiliens, les auteurs de Brasilia, répondent différemment à cette question: l’un est une conférence de Lucio Costa à Venise, et l’autre est une déclaration, une très noble déclaration que Niemeyer a publiée dans une revue *. En comparant ces deux déclarations, on constate que, tandis que Lucio Costa a la certitude absolue qu ’il est possible de construire artificiellement une ville dont la structure deviendrait automatiquement dynamique dès sa fondation, Oscar Niemeyer, avec une grande sincérité, exprime des doutes. Je suis du côté d’Oscar Nie meyer. Le Corbusier, Gropius, Mies van der Rohe, la génération des architectes que Le Corbusier appela « les jeunes », ceux de 70 ans, avaient la certitude qu ’ils pouvaient construire artificiellement une ville vivante, un automate qui aurait une âme. Nous, « les vieux » de 30, de 40, et de 50 ans, avons beaucoup
plus de doutes que « les jeunes » de 70 ans. Pourquoi cela?
Cela est dû surtout à ce que l’architecture moderne, après avoir gagné sa bataille sur le plan du langage formel, connaît maintenant une crise profonde, une crise très fortement ressentie en Italie, et des plus évidente aux Etats-Unis, mais qui, si elle est beaucoup moins sensible à Brasilia, n’en existe pas moins dans le monde entier. Lorsqu’on étudie les composantes de la dynamique des structures urbaines, on découvre qu ’un plan directeur est nécessaire, sans être toutefois suffisant. Ainsi, une série de villes ont été artificiellement
construites au Brésil au cours des derniers siècles; les unes furent commencées, mais jamais achevées, les autres ne furent pas construites selon le plan directeur.
Celles qui naquirent, trahirent souvent le plan directeur, alors que celles qui suivirent le plan directeur moururent et furent abandonnées. Le plan d’une ville ne prend vie que lorsqu’ il se réalise au travers d ’une architecture qui lui confère son existence tri-dimensionnelle et qu ’il reflète une conception humaine de la vie — conception humaine qui ne peut se traduire qu’avec le temps. Si nous examinons le passé, nous voyons que dans chaque ville et à chaque époque de l’histoire la planification urbaine fut le reflet de certaines conceptions architecturales très claires; là où les concepts spatiaux de l’architecture n ’étaient pas clairs, ils ne pouvaient jamais se transcrire sur une grande échelle. Nous en avons des exemples au Moyen-Age, pendant la Renaissance, et dans les villes baroques. Les conceptions urbaines ne représentaient alors que l’élargissement, à l’échelle de la ville, de conceptions
architecturales. Depuis la chute de l’Empire Romain, jusqu ’au Haut Moyen-Age, il n’existe plus une claire conception de l’espace en architecture, et il n’est pas possible de donner à la ville une structure dynamique.
C’est pourquoi, si l’avenir de Brasilia préoccupe d ’aucuns, c’est qu ’il s’agit en fait de nous-mêmes, de quelque chose qui nous concerne internationalement et qui représente la crise d’une certaine conception d ’espace, caractéristique de l’architecture moderne. De l’architecture de Le Corbusier à l’urbanisme ou à la planification de Le Corbusier, le passage est immédiat, même s’il ne s’agit pas de Chandigarh. Il en fut de même avec Mies van der Rohe et Gropius. Il y a trente ans, nous avions des conceptions de l’espace, des
conceptions architecturales qui pouvaient se traduire automatiquement en termes de planification. Mainte nant, lorsque je regarde l’architecture de Yamazaka, de Rudolph, de Brauer — je mentionne ici quelques-uns des meilleurs architectes de la nouvelle génération— Je ne vois aucun passage entre cette architecture et une vision à l’échelle d’une ville. Je pense qu’ils sont très préoccupés par la monumentalité, la grâce, la lumière, les idiosyncrasies psychologiques, mais je ne vois pas de conception suffisamment forte et claire permettant
qu ’elle soit traduite en termes urbains. Lorsque j’observe le Seagram Building à New-York, divisant ses façades et revenant à une conception traditionnelle d’architecture, je commence à être préoccupé. Lorsque je lis la déclaration que Philip Johnson a faite il y a quelques semaines, lors d’une réunion de l’A.I.A., affirmant que «l’architecture moderne n’est plus», et
que le Seagram Building en est « le dernier exemple », je ne crois pas ce que dit Philip Johnson; je pense que c’est un paradoxe.
Mais le paradoxe demeure et ceci est significatif. Puis lorsque j’observe le projet du musée Edison à New York, copiant le palais ducal de Venise, je commence vraiment à être inquiet. Et nous devrions tous l’être car, même si la maladie n’a pas encore atteint le monde entier, ses symptômes sont très évidents.
La dynamique d ’une ville est faite, tout d'abord, de la dynamique du plan-pilote; elle est faite, ensuite, de la dynamique de l’architecture, qui est nécessaire à son exécution, elle est faite, enfin, de la dynamique de l’aménagement urbanistique, qui présuppose la synthèse des arts, c’est-à-dire la collaboration de la peinture et de la sculpture avec l’architecture. J’aimerais examiner très brièvement ces trois points. La dynamique du plan-pilote. Je n ’ai pas encore compris si le plan-pilote de Lucio Costa est un plan ouvert ou un plan fermé, peut-être est-ce l’un et l’autre. M. Holford dirait maintenant que le plan-pilote de Costa est ouvert. La forme est telle qu ’il me paraît être un plan fermé. De toute façon, dans l’un ou l’autre
cas, son plan est dangereux. En général, dans les théories modernes de planification, nous parlons beaucoup de plans urbains ouverts comme quelque chose qui, une fois créé artificiellement, peut trouver son propre équilibre, son propre développement à travers une croissance spontanée. Celui qui projette une ville est un homme qui injecte les éléments de vie sans définir comment ils vont se développer. Cela présente de grands dangers. Si nous regardons l’Histoire, je ne vois pas de plans ouverts qui aient été réalisés, sauf un peut-être: Ferrare, qui fut conçu à la fin du 16e siècle. Le plan de Ferrare était ouvert mais l’autorité planificatrice était présente et fort bien établie. La dynamique de l’architecture. Qu’est-ce qui rend une ville dynamique? Est-ce le fait qu ’elle soit naturelle ou artificielle? Je ne pense pas que les objections que j’ai parfois entendues au sujet de Brasilia — que tout est
artificiel, que vu d’en haut, ce serait comme la maquette de Brasilia, ou que les bâtiments paraissent être leur propre maquette — soient valables, parce que Venise est complètement artificielle et sa structure urbaine est dynamique. Mais le fait est que, au niveau architectural, la dynamique des structures urbaines dépend du mariage entre les monuments et l’architecture mineure, entre les grands bâtiments et certaines constructions vernaculaires qui sont cependant harmonieuses. Toute la dynamique de nos vieilles villes en dépend. Dans
l’architecture moderne, je pense que nous avons de grands monuments, mais nous ne trouvons pas le passage entre le langage du professeur et le langage populaire, entre le langage écrit et le dialecte parlé. Notre architecture est bonne ou mauvaise; mais, lors qu ’elle est mauvaise, elle n’est pas populaire, elle est seulement prétentieuse, commerciale, vulgaire.
Le dernier point se rapporte à l’aménagement de la ville. La synthèse des arts est un objectif qui est loin d’être atteint: si nous examinons un bâtiment, un grand bâtiment qui est le fruit de la collaboration internationale, comme celui de l’UNESCO à Paris, nous y trouvons un exemple absolu de l’échec de cette collaboration et de la synthèse des arts; car la peinture et
la sculpture y sont indifféremment superposées à l’architecture, ou tendent à corriger des erreurs architecturales.

Pour conclure, il serait facile de dire: «Aujourd ’hui, la crise de la planification des villes, la crise de l’architecture et de l’aspect général des cités n’est autre que la crise de la société, de la structure sociale et politique dans laquelle nous vivons ». Mais je refuse cette solution, je n’accepte pas de transférer notre responsabilité à la société ou à la politique. Il y a de nombreux problèmes que nous pouvons résoudre nous-mêmes.
 

Bruno Zevi

* Architecture formes et fonctions, édition 1958, p. 90