L’art et l’éducation | Lucio Costa 

 

Chez tous les critiques d’art et les artistes, sauf peut-être chez ceux du cinéma — produit des nouvelles techniques industrielles et partant expression artistique légitime du cycle social nouveau —, on observe maintenant une pénible sensation de frustration. Et la cause fondamentale de ce malaise généralisé est toujours la même: la brusque rupture advenue à la suite de la révolution industrielle. D’une part, de nouveaux moyens d’enregistrement, de reproduction et de divulgation intensive des œuvres d’art ont été créés qu’il s’agisse d’œuvres musicales, plastiques ou littéraires et d’autre part, l’ordre social séculairement établi a été bouleversé par l’apparition d’un public toujours plus vaste comptant deux portions inégales— une minorité enquête permanente de nouveautés et qu’on dirait artificiellement surexcitée et malade, et une immense majorité encore insuffisamment évoluée et culturellement incapable d’assimiler les œuvres les plus significatives de l’art moderne.

Il faut donc reconnaître que le problème général à cet égard est un problème d’origine économico-sociale, et que par conséquent les solutions logiques que l’on pourrait envisager dépendent elles-mêmes de la solution — quelle qu’elle soit — de ce problème fondamental.

Il s’ensuit que toute solution transitoire ne sera qu’un pis-aller en face des solutions définitives que le problème exige. Mais il faut délimiter d’ores et déjà le terrain, et définir les valeurs essentielles afin d’assurer les bases d’une solution effective du problème lorsque le désarroi où nous sommes aura pris fin.

D’autre part, il faut reconnaître également que, dans les circonstances actuelles, il ne peut être question d’intensification de la production artistique: il y a déjà trop d’artistes médiocres — architectes, peintres, sculpteurs, musiciens, littérateurs — qui nous ennuient avec leurs doutes, leurs angoisses ou leur suffisance et dont la production est encombrante. Il s’agit en revanche d’intensifier l’intelligence du fait artistique au sein du public, qu’il s’agisse des classes déjà favorisées par la culture ou des masses en voie de l’atteindre.

Car la production industrielle intensive nous oblige à envisager le problème du bien-être individuel, et par conséquent de la culture, non plus à une échelle restreinte, comme on le faisait auparavant, en raison de la capacité limitée de la production artisanale, mais à une échelle massive.

Comment y parvenir — voilà la question. Il s’agit évidemment avant tout, de reviser les normes actuelles de l’enseignement et de l’éducation primaire et secondaire. Non pas dans le dessein de fabriquer des petits artistes précoces, mais avec l’intention de transmettre aux enfants et aux adolescents en général la conscience du fait artistique en tant que manifestation normale de vie.

Or, en ce qui concerne les arts plastiques, on observe actuellement deux catégories d’artistes: ceux qui savent ce qu’ils veulent et poursuivent leur chemin avec acharnement ou sérénité, c’est-à-dire, ceux qui « ne cherchent pas, mais qui trouvent », selon la boutade de Picasso, et l’immense majorité des chercheurs ou des « partisans» dont l’activité n’est pas moins légitime; car il s’agit, là aussi, de véritables tempéraments d’artistes, éclairés, sensibles et passionnés.

Je suis d’avis qu'au lieu de soutenir artificiellement ces artistes par une législation de faveur et des commandes d ’Etat, on devrait plutôt établir des lois rendant leur présence obligatoire dans toutes les écoles afin d’assurer non pas uniquement l’enseignement du dessin, mais surtout la culture artistique rudimentaire indispensable, en ayant recours à cet effet aux reproductions et aux projections suivies d’explications et de démonstrations graphiques. Et cela non seulement dans les écoles, mais aussi dans les usines et les chantiers, afin de remédier au divorce consécutif à l’industrialisation qui sépare l’artiste du peuple ouvrier. Si auparavant les artisans des différents corps de métiers participaient au même titre que les peintres, les sculpteurs et les architectes à l’élaboration du style d’uneépoque, aujourd’hui, en revanche, la production industrielle prive le prolétaire de la part d ’invention et d’initiative personnelle inhérente aux techniques manuelles de l’artisanat. Ainsi, l’apparente gratuité de l’art moderne et la marge relative d’autodidactisme qui lui est propre, peuvent contribuer efficacement à une double fonction sociale: alimenter ce désir naturel d ’invention et de libre choix dont l’artisan a été dépossédé, et réduire peu à peu la distance qui sépare
actuellement l’artiste de l’ouvrier. Un immense secteur de la planification industrielle pourrait d’ailleurs absorber l’activité des artistes dont la vocation plastique, quoique réelle, ne justifie pourtant pas une création artistique autonome. IL ne s’agit nullement d’arts décoratifs relevant des techniques de l’artisanat et capables de survivre uniquement à titre d ’exceptions et en proportion très limitée, mais des arts industriels eux-mêmes; car tous les objets utilitaires que l’on produit — des plus grands aux plus petits — comportent des formes, des matériaux et des couleurs. Or, le principe fonctionnel les rend susceptibles d’une grande épuration plastique, ce qui lesapparente à l’architecture. Nous voici donc arrivés au vif du sujet pour les artistes; car ce qu’il est convenu de nommer la synthèse des arts devrait modestement commencer par là. Mais pour qu ’une telle communion puisse s’établir, il faudrait d’abord que l’architecture suscite davantage de vocations d’artistes. En fait, la plupart des étudiants en architecture sont encore lamentablement dépourvus
de sensibilité artistique. D’autre part, l’idée que les peintres et les sculpteurs se font d’une telle synthèse me paraît quelque peu erronée: à les entendre on diraitqu ’ils conçoivent l’architecture comme une sorte de « background » ou de scénario conçu pour mettre en valeur leur art. Cependant, pour qu ’une communion s’établisse entre les arts, il est important que l’architecture, par sa conception et son exécution, témoigne d’un sens plastique, c’est-à-dire que l’architecte lui-même soit artiste. Alors seulement, l’œuvre plastique du peintre et du sculpteur s’intégrera dans la composition architecturale pour en former l’un des éléments constitutifs, quoique dotée d’une valeur plastique autonome. Il s’agirait donc d’intégration plutôt que de synthèse.
La synthèse sous-entend l’idée de fusion; or, une telle fusion, quoique possible et même souhaitable dans certaines circonstances, ne représenterait pas pour l’architecture contemporaine la voie la plus sûre et naturelle, tout au moins durant les premières étapes. Car cet aboutissement prématuré pourrait conduire à une décadence précoce. La peinture « murale » nous fournit à ce propos un exemple intéressant: pendant la Renaissance, le mur était l’élément fondamental de l’architecture, c’est pourquoi la fresque et les autres procédés de peinture murales en sont logiquement issus. Mais l’architecture moderne peut, à la rigueur se passer de murs; elle comprend une ossature et des cloisons montées après coup. Le mur-élément de construction, dont on peut encore tirer un parti esthétique très savant, n ’en est pas moins accessoire dans l’architecture moderne, et il serait évidemment illogique de fonder cette synthèse des arts sur un élément architectural superflu. Il y aura sans doute toujours les grandes surfaces des plafonds et des cloisins continues, de même que de grands panneaux détachés qui se prêteront à une décoration dans un sens symphonique et selon une conception spatiale qu ’il vaudrait mieux désigner sous le nomde « peinture architecturale » —  de même qu ’il existeune sculpture architecturale — s’opposant à ce que l’on pourrait appeler la peinture et la sculpture de « chambre ». Car ces œuvres d’art de dimensions réduites et d’intention « intimiste » ne sont pas des manifestations caduques et sans objectif social comme d’aucuns sont enclips à le penser. Au contraire, elles
répondent à une nécessité d’autant plus pressante que grâce à elles sont distribués à un nombre toujours plus grand de bénéficiaires les bienfaits du confort. Les procédés modernes de construction et la production de masse les rendent accessibles plus largement. Certes, maintenant encore le désarroi général est tel que l’homme de la rue, ahuri par les opinions contradictoires des artistes eux-mêmes, qui se dénient toute valeur les uns aux autres, préfère se procurer de belles reproductions d’œuvres qu’il a déjà appris à aimer. Pourtant le jour viendra où les œuvres contemporaines, libérées du marché artificiel qui les régit aujourd’hui et rendues plus accessibles trouveront leur place dans les innombrables foyers groupés en unités d’habitation autonomes. On peut admettre finalement que la crise artistique contemporaine n’est qu’un corollaire de la crise économico-sociale provoquée par la révolution industrielle. Il semble donc naturel que nous aspirions tous à mettre fin à ce processus — vieux déjà de plus d’un siècle — car l’art retrouvera alors sa fonction normale au sein de la société. Partant, toutes les actions et toutes les attitudes tendant à faciliter cet aboutissement devraient être considéréescomme bienvenues par les artistes, par ceux-là surtout qui ne sont pas affiliés à une idéologie politique.Mais comment reconnaître, en face des contradictions du monde actuel, le chemin qui nous mènera finalement à l’Age Industriel véritable? A mon avis, le point de repère est très simple: toute action qui tendrait à s’opposer fondamentalement au développement normal de la vie sociale, telle qu ’elle s’impose en raison de la prodigieuse capacité de production de l’industrie moderne, devrait être considérée comme nocive pour l’art, car elle contribuerait à ajourner indûment l’avènement de l’équilibre nouveau, indispensable à son épanouissement. Toutefois, il faut reconnaître également que cet avène ment des masses, déterminé par l’intensification de la production industrielle, implique nécessairement un avilissement temporaire du goût artistique: de même que le nouveau riche souligne avec ostentation son état, une société de « nouveaux riches » devra, elle aussi, être soumise à une telle épreuve, avant de surmonter cette crise de croissance inévitable pour atteindre à la maturité. Il ne s’agit là nullement de la prétendue supériorité des élites sur les masses: l’expérience nous montre en effet que pour les élus de l’art, fussent-ils d’origine la plus rustique, cette sorte d’illumination que leur confère l’art est instantanée, tandis que pour le gros de la population non artiste —- fût-il aristocratique ou plébéien, peu importe — l’appréciation de l’art s’opère par assimilation graduelle. Si le sacrifice temporaire de l’art est le prix qu’il nous faudra payer pour que la justice sociale s’établisse, alors que nous avons déjà les moyens techniques et matériels de la réaliser, il nous faut bien nous résoudre à en passer par là : ajoutons que, dans les circonstances actuelles, ce jeûne forcé pourrait être fécond. L’art renaîtra alors sur des bases plus larges, reprendra son cours, car il est une manifestation normale de vie, et tout permet d’espérer qu ’il vivra autant que l’homme. La tâche des artistes conscients — de ceux-là surtout qui « ne cherchent pas, mais qui trouvent » — est précisément d’abréger ce crépuscule inéluctable, d’anticiper sur les récoltes futures et de les engranger humble ment pour que le grain soit prêt lorsque l’heure des grandes semailles aura enfin sonné!

Lucio Costa