Application de la recherche opérationnelle | François Le Lionnais France

Français. Ingénieur et mathématicien. Directeur des Etudes générales à l'Ecole Supérieure de Guerre. Chef de la Division cl’Enseignement et de Diffusion des Sciences à l'UNESCO. Président de l’Association des Ecrivains Scientifiques de France. Conseiller Scientifique des Musées Nationaux de France. Membre de la Commission de Restauration des Œuvres d’Art des Musées Nationaux. A écrit « Les Grands Courants de la Pensée Mathématique », « La Science au XXe siècle », « La Méthode dans les Sciences Modernes », « Le Temps ».

Dans la vie nous prenons continuellement des décisions : des décisions à titre individuel, quand nous décidons d’acheter une maison ou de changer de profession, ou de nous marier: ou des décisions à titre collectif, quand un gouvernement décide de construire une ville, ou de déclarer la guerre, ou bien quand un groupe d’actionnaires décide de créer une nouvelle entreprise, une industrie, etc. On ne conçoit pas la vie et les activités humaines sans décision.

Qu’arrive-t-il quand nous prenons une décision?

Lorsque les éléments qui vont commander notre décision ne sont pas nombreux, pas très compliqués, la décision sera prise facilement, car nous avons les données sous les yeux — sous les yeux de l’esprit, sous les yeux de l’intelligence. Mais, dans d’autres cas, la décision est plus difficile à prendre. En effet, il faudrait parfois prendre en considération une si grande quantité de facteurs qu’on est découragé, qu’on se rend compte qu’il ne vaut même pas la peine d’essayer; il y a trop d’éléments, trop de facteurs, trop de causes, trop de conditions qui interviennent simultanément pour qu’on puisse les comparer, et les combiner.

Première sorte de difficultés, donc: une abondance décourageante de conditions et de facteurs.

Deuxième sorte de difficultés: très souvent nous avons à prendre une décision alors que nous ne disposons pas d’informations suffisantes et que nous ne savons pas tout ce qu’il faudrait savoir.

Une troisième sorte de difficultés vient de ce que très souvent nous ne nous trouvons pas devant des situations déterminées, mais devant des situations dans lesquelles le hasard joue un très grand rôle. Parmi les faits dus au hasard, certains relèvent d’une catégorie particulière: c’est la dépendance de nos décisions par rapport à celles d’autres hommes, qui ont des idées opposées aux nôtres ou différentes des nôtres; une volonté adverse cherche à contrecarrer la nôtre en agissant d’une manière destinée à déjouer nos prévisions et à nous empêcher d’aboutir. Les urbanistes, lorsqu’il s’agit d’édifier une ville, rencontrent constamment ces trois sortes de difficultés. Autrefois, les décisions devaient être prises par des hommes de valeur, des hommes intelligents, qui avaient une grande expérience de la vie, qui avaient eu souvent affaire à des difficultés de ce genre-là, à des hasards, à des défauts d’information, des gens qui avaient du flair, de l’intuition, toute une série de qualités rares et certainement très utiles.

Or, il existe mieux maintenant. Il existe une science.

Je n’affirme pas qu’elle permet de réussir à tout coup, mais elle permet de faire mieux que ce n’était le cas à l’aide de l’intelligence, de l’expérience, du flair, de l’intuition, ou de la finesse d’esprit dont on disposait auparavant. Cette science, c’est la recherche opérationnelle.

Je ne mentionnerai pas ici quels moyens mathématiques on utilise à cette fin. Il s’agit de moyens très puissants, qui ont été jusqu’à modifier l’évolution de la dernière guerre mondiale. En effet, lorsque l’on veut étudier les origines de la recherche opérationnelle, on doit remonter à la dernière guerre. C’est pour résoudre les problèmes militaires qui se posaiènt aux étatsmajors alliés durant la bataille aérienne de Londres qu’est née cette science nouvelle. A ce moment-là l’aviation allemande était beaucoup plus puissante que l'aviation anglaise. Normalement l’Angleterre aurait dû perdre la guerre. C’est alors qu’un grand physicien nommé Blackett, qui est prix Nobel, est allé trouver Churchill et lui a proposé cette idée nouvelle. Et Churchill a imposé une équipe de civils qui ne connaissaient rien aux opérations militaires — c’est-à-dire un physicien, un zoologue, un botaniste, un archéologue et des mathématiciens — à la Royal Air Force et à la Royal Navy. Grâce à ces hommes, un système a été mis au point pour déterminer comment les avions anglais devraient prendre la décision de partir à la rencontre des avions allemands et à partir de quelle base et en quel nombre. C’était là le premier problème de recherche opérationnelle qui ait été résolu. Il y avait pour le résoudre des mathématiciens spécialistes du calcul des probabilités; car il y a en effet une grande part de calcul des probabilités dans la recherche opérationnelle.

Aujourd’hui, on ne peut plus concevoir dans un grand Etat, aux Etats-Unis, en Union soviétique, en Angleterre ou en France, la marche d’une grande industrie sans recherche opérationnelle.

Mais la recherche opérationnelle est depuis peu appliquée aux problèmes de l’urbanisme; toutefois, il n'existe à l’heure actuelle aucun livre sur cette question. On a appliqué la recherche opérationnelle à l’urbanisme en France, notamment pour la ville de La Rochelle, où elle a donné des résultats tout à fait remarquables.

Comment s’organise une enquête de recherche opérationnelle? Tout d’abord on s’adresse à une équipe de spécialistes. Il est important de ne pas confondre cette discipline qu’est la recherche opérationnelle, c’est-à-dire, la théorie scientifique de la décision, avec, par exemple, l’organisation du travail. Une équipe de recherche opérationnelle étudie la question qu’on lui propose, constitue un dossier, mais ne peut pas prendre de décision. Cette équipe remet le dossier au chef, qui est la seule personne chargée de prendre la décision.

Il faut ajouter ici que la recherche opérationnelle est aussi capable de tenir compte des raisons subjectives.

Lorsqu’un architecte ou un urbaniste crée une œuvre, cet acte comporte une large part de subjectivité, et lorsque le gouvernement s’adresse à lui, de nombreuses raisons subjectives entrent également en considération.

Bien que ces goûts et préférences ne puissent être justifiés rationnellement, la recherche opérationnelle, dans un certain nombre de cas, arrive à en tenir compte par le calcul.

Lorsque le dossier de recherche opérationnelle est terminé, il est remis au chef —- le chef du gouvernement, le chef d’industrie — qui doit prendre la décision.

La recherche opérationnelle a une quinzaine d’années d’activité derrière elle et n’a pas connu d’échecs. Elle a connu, en revanche, des réussites éclatantes. J’ai suivi de près les étapes de l’introduction de la recherche opérationnelle dans mon pays où de hautes instances comme le Ministère de la Défense Nationale ou de très grandes industries, comme celle du pétrole, de l’acier, etc., y ont eu recours. Et toujours, quand on parle de recherche opérationnelle, on se heurte en premier lieu à l’incrédulité, parce qu’on a l’air d’être un sorcier qui parle de dominer des choses échappant à l’intelligence et au calcul. En général, la deuxième étape, c’est l’engouement et le snobisme, qui vont alors beaucoup trop loin et qui attribuent à la recherche opérationnelle des vertus qu’elle ne possède pas.

Enfin, on arrive à l’équilibre, et c’est à ce moment-là qu’on peut faire du bon travail.

Pour terminer, je citerai Pedrosa, lorsqu’il dit que «nous sommes contraints à être modernes»; certes, nous n’avons pas le choix; le modernisme s’impose à nous. Et je voudrais compléter cette phrase en disant (cela me paraît absolument évident): l’urbanisme, et l’urbanisme dans Brasilia, ne peut être que moderne ou il ne sera pas; mais il ne sera pas moderne sans recherche opérationnelle.