Urgence et utopie de l'urbanisme | H. Robert Von der Mühll
Quand je considère les trois U de mon titre, je souhaiterais que mon propos fût empreint de la même gravité que le thème des trois Ré de la symphonie d’Arthur Honegger, musicien avec lequel bien souvent nous avons débattu des sujets de composition, examiné les règles qui régissent l’architecture, l’urbanisme et la musique, considéré unanimement que celles-ci réclament beaucoup de connaissances, beaucoup d’expérience et de science; et avant tout un grand élan spirituel, une élévation de conception, mais sans aucun orgueil, sans aucune présomption. Humanité, humilité.
J’ai coutume, depuis bientôt quarante ans que j’entretiens mes lecteurs des problèmes de l’urbanisme, de tenter de leur présenter, au cours d’un article, au moins une idée inédite qui en soit la substance, car s’il s’agissait uniquement d’ajouter quelques grammes aux tonnes de la littérature sur ce sujet, il ne vaudrait pas la peine d’écrire. Mes propos, si l’on veut bien me suivre jusqu’au bout, culmineront en l’énoncé d’un principe jadis appliqué dans le domaine d’une fondation privée, mais qui n’a jamais été appliqué, à ce que je sache, en urbanisme, domaine de la collectivité.
Il est urgent de préciser ici que ce domaine ne saurait être celui des personnes isolées. Qu’on accorde toutes les qualités à la puissance des grandes personnalités, on ne fera jamais que toute une époque, tout un ensemble de problèmes techniques, sociaux, économiques et psychologiques soient dominés par un seul ni même par quelques-uns.
Certains éléments sont propres à certaines époques et ne peuvent ni se développer avant l’échéance de certains événements ni se perpétuer au delà d’un certain terme. Le goût du public, de même que les besoins des hommes — que certains ont cru pouvoir fixer comme des théorèmes par esprit de démonstration et par besoin de simplification — subissent, comme le déclarait Pascal, « des allées et des venues ».
Or, il arrive, en notre temps qui est un temps d’inventions incessantes où l’événement talonne et angoisse l’homme plus que l’homme ne maîtrise le cours des choses, quelles que soient les prouesses qu’il accomplisse sur terre, dans les airs et jusque dans les espaces interstellaires, il arrive que l’imminence de l’anarchie, de la désagrégation s’accroît journellement à tel point que les efforts de composition, de cohésion et d’union requis pour dominer le déferlement phénoménal des vagues humaines dépassent l’imagination. Et c’est précisément à cette époque où nous vivons que l’accumulation des hommes s’accentue prodigieusement. Les indications de la statistique indiquent un accroissement absolu de 80 000 unités par jour — la population d’une ville moyenne, — l’accélération allant à un rythme précipité.
Voilà d’ailleurs l’image de l’évolution du peuplement de la terre avec les principaux acquis de l’homme :
7000 av. J.-C. / 10 millions / domestication du chien.
4500 av. J.-C. / 20 milions / temples, fortifications, cuivre.
2500 av. J.-C. / 40 milions / écriture, pyramides.
1000 av. J.-C. / 80 milions / bronze, fer
naiss. de J.-C. / 160 milions / début de l'ère chrétienne
900 / 320 milions
1700 / 640 milions
1850 / 1,25 miliards
1950 / 2,50 miliards
1990 / 5,2 miliards ( à jour en 2024 )
On constate aussi que les doublements successifs de l’humanité ont pris:
1er doublemement » 2500ans
2e » 2000 ans
3e » 1500 ans
4e » 1000 ans
5e » 900 ans
6e » 800 ans
7e » 150 ans
8e » 100 ans
Actuellement, nous nous trouvons dans la période où, si le rythme accélérateur persiste, l’humanité aura doublé en 40 ans. A ce rythme, la sphère terrestre pourrait arriver à devoir contenir 10, 20, 40 et même 80 milliards d’êtres humains.
Afin de ne pas m’égarer dans les calculs, je signalerai que l’Institut des sciences économiques de Kiel estime que la surface habitable de la terre, en accordant à chaque individu un espace de 800 m2 (à Manhattan 30 m2 pour l’habitation, la circulation, le commerce et les loisirs), pourrait héberger 65 milliards d’individus. On nous rassure et en termes relatifs il nous est dit qu’un jour ce mouvement s’atténuera et qu’il y a toutes les chances que nous ne léguions pas à nos petits-enfants un chaos plus effarant que celui que ne nous ont légué nos ancêtres, (v. « Bieler Tagblatt », 25 mars 1960.) La densité accrue de ce peuplement terrible provoque évidemment, grâce à la concentration des masses, l’urbanisation progressive et rapide des espaces habitables du globe.
Il est donc urgent, au plus haut degré, d’en prévoir sans délai l’aménagement. L’urbanisme, à l’origine, science d’aménager les villes, devient dès lors, par une nécessité dont on reconnaît désormais les rigueurs, la science d’aménager les territoires les plus vastes.
Or, cette préoccupation qui est placée à l’ordre du jour, obsède tout le monde. L’urbanisme, dont il y a quelques décades on ignorait jusqu’à la définition, est devenu un mot à la mode. Ni le spiritisme, ni la psychanalyse, ni la théorie de la relativité n’ont joui d’une faveur comparable à l’engouement urbaniste. Il a suffi des proclamations lyrico-prophétiques de quelques protagonistes pour accréditer la fable que l’urbanisme était affaire d’imagination, de rêve, de poésie. Et voilà devenus maîtres queux les marmitons; cavaliers, les palefreniers; champions, les amateurs; vedettes, les dactylos.
Tout le monde est urbaniste: avocats, jardiniers, journalistes, bibliothécaires, gaziers. Et quel est le politique qui ne se sente pas l’âme d’un Haussmann ou le génie d’un Napoléon? Quand les réalisations butent contre quelque obstacle, vous déplorez de ne pas disposer d’un pouvoir dictatorial, vous incriminez les entraves de la démocratie, celle-ci précisément à laquelle vous devez votre situation.
Urbanisme ci, urbanisme là. Qu’un trottoir ou un égout soit déplacé: urbanisme; une avenue élargie: urbanisme; un métro projeté: urbanisme.
Les travaux d’édilité, les travaux publics, même les « grands travaux » dont nous connaissions jusqu’ici le domaine et les objets, sont indistinctement marqués de cette étiquette qui confère du crédit, de l’autorité, de l’éclat.
La confusion, hélas, est grande. Dire que l’urbanisme est une science complexe, vaste, difficile, accessible à quelques-uns seulement qui ont travaillé, étudié, créé ne suffit point à l’âme; mais un faux air de mythe social, de prouesse technique ou d’exaltation plastique élève à l’enthousiasme les esprits serviles.
Et ces poètes, ces penseurs et ces sociologues inspirés ne sont pas asservis par cette tyrannie des résultats qui s’impose aux hommes chargés de la responsabilité de loger les foules pour qu’elles puissent vivre mieux que dans les taudis des grandes agglomérations; ils ne sont pas même inquiétés par le doute qu’apporte, infailliblement, l’analyse scientifique des conditions de la vie collective.
Ce travail d’analyse, la Charte d’Athènes de 1933 en a concrétisé les résultats. C’est sur l’initiative des Congrès internationaux d’architecture moderne (CIAM) que furent examinées trente villes comme des cas cliniques. Tous les aspects, les qualités et les défauts, les réussites et les erreurs de ces cités furent consignés dans un ensemble de documents dont les auteurs, fort nombreux, méritent d’être nommés, à plus forte raison qu’il arrive aujourd’hui que l’ingéniosité de quelque éditeur attribue cette somme à une seule vedette: Morton-Shand, Wells-Coats, Yorke (Angleterre), Moholy-Nagy (Allemagne), Neurath (Autriche), Sise (Canada), Hansen, Sorensen (Danemark), Bonet, Ribas, Sert, Torres (Espagne), Aalto (Finlande), Badovici, Chareau, Goldfinger, Le Corbusier et P. Jeanneret, Winter (France), Papadakis, Kitzikis (Grèce), van Eesteren, van der Linden (Hollande), Bottoni, Pollini, Terragni (Italie), Munthe (Norvège) M. et Mme Syrkus (Pologne), W.-M. Moser, R. Steiger, H. R. Von der Mühll, A. et E. Roth (Suisse).
La Charte d’Athènes fut un point de départ. Aujourd’hui et, en particulier, dans le cadre de cette étude, on ne peut plus se borner à énoncer des propos théoriques sur ce qu’est l’urbanisme et surtout sur ce qu’il n’est pas. Car il est urgent de le dire, les lois de l’urbanisme, non seulement en face de la rapidité de l’évolution démographique se trouvent dépassées continuellement; mais encore les solutions les plus belles apparaissent désuètes aussitôt réalisées. En fait, à examiner les choses en profondeur, on constate que le phénomène de la vie urbaine présente une multiplicité d’aspects telle qu’il est malaisé d’en déterminer les effets par les tracés même les plus judicieux, par les plans les plus grandioses ou par les marques architecturales les plus nobles : constamment un élément essentiel semble échapper. Si d’un côté on peut considérer Turin comme une réussite parmi les plus parfaites du monde, ne peut-on pas, de l’autre, y remarquer, par antinomie, quelque chose de fastidieux ou de figé? Par corollaire, si l’on ose dénoncer la faillite totale de l’urbanisme à Lausanne à cause de cette flagrante, délirante et indigne discontinuité endémique des intentions, il n’est que de monter sur la colline de Montriond pour assister, en dépit du désordre et de l’exiguïté des tracés internes, à une des scènes urbaines les plus grandioses, où l’ordonnance des étagements comporte une unité de dispositions dans un site de grande dimension et d’une beauté sereine, harmonieuse et dont le spectacle donne à la vie des habitants des satisfactions dont il est visible qu’elles amènent une amabilité des mœurs et une prédilection pour ce séjour gracieux.
On le voit, l’art de déterminer l’aspect ou la vie d’une ville ou d’une région dépasse les possibilités humaines et il y a une grande illusion à penser y réussir, bien qu’il soit nécessaire de s’y vouer.
On a vu que les conclusions analytiques de la Charte d’Athènes constituaient la détermination de principes relatifs à l’art de bâtir des villes que, par contraste avec les villes d’art en étoile (Karlsruhe) ou en quadrillage (Barcelone), on voulut construites selon des règles fonctionnelles; et l’on vit des maquettes de vastes étendues dotées de tours et d’immeubles en redents, ou agrémentées de masses tortueuses qui paraissaient sortir de quelque tube de pâte dentifrice jusqu’au moment où, de leurs propres aveux, les Congrès internationaux d’architecture moderne constatèrent l’inanité de ces formules dépourvues de ce qu’on a appelé le « cœur de la cité»! Et ils proposèrent la recherche d’un moyen de vivifier ces organismes où s’ajoutaient quartiers à quartiers sans que surgisse la vie, l’agrément de la communauté sociale, le sentiment des vertus civiques. Les plus petites cités italiennes, espagnoles ou françaises, possèdent de ces ensembles, places publiques, centres de divertissements ou centres commerciaux où paraît se cristalliser la vie de la population. Or il n’y a de cristallisation que si les éléments sont pourvus d’une tendance, d’un sens. Et ce sens n’est acquis qu'à la suite d’une longue évolution de la culture de l’esprit et du corps, des arts, de la religion et des vertus civiques, civilisation séculaire qui parvient à élever les peuples et leurs œuvres au-dessus des conditions rudimentaires. En brûlant les étapes, on recourt à un artifice d'une valeur problématique.
Les récentes créations de villes faites de toutes pièces par la volonté de marquer d’un signe la puissance gouvernementale ou de concentrer les populations en un lieu choisi, semblent ressortir à cette utopie où les nécessités, ambitieusement simplifiées, poussent à rechercher une solution « ex nihilo ». Idée géniale et acte de prémonition ou délire de l’ambition et dérèglement des lois économiques?
C’est dans un siècle ou deux seulement qu’on pourra apprécier la remarquable fondation de Chandigarh où s’exaltent les vertus géométriques de l’angle droit, par ailleurs si éloquemment louées, ou le lancement prodigieux de Brasilia à la forme d’une immense libellule du genre de l’aeschne aux ailes largement éployées.
Mais on peut, actuellement, après un demisiècle, juger du sort de la capitale australienne de Canberra, œuvre de l’architecte américain Griffin, tracée en 1911 sur le schéma d’immenses avenues avec des ronds-points, des étoiles, des perspectives monumentales : à peine 40 000 habitants, tandis que les villes de Melbourne et de Sydney, poussées au gré d’une expansion économique naturelle, dépassent largement le million.
Les entreprises humaines échouent toujours si elles ne s’élèvent pas au delà de leur dessein intrinsèque, autrement dit: un plan d’organisation (plan directeur) qui s’arrête au périmètre de la ville est une pétition de principe; et devient une absurdité lorsqu'il survient au moment où le territoire de la ville est entièrement occupé par la bâtisse. C’est pourtant à quoi s’ingénient, dans leur impéritie, la plupart des administrations.
Il y a trente ans, alors qu’il était temps, je proposais la réunion de conférences intercommunales d’urbanisme; maintenant, où la population s’est établie par centaines de mille autour des grands centres, il est trop tard. (Meneh, meneh tekel upharsin). Aujourd’hui, ce sont des conférences intercantonales, interurbaines qui seraient nécessaires, fréquentes, régulières, pour régler les desseins généraux.
Il existe au monde quelques urbanistes dont la tâche consiste précisément à rassembler, dans le pays tout entier, les lignes de force des établissements humains; ce ne sont pas des hommes doués d’un lyrisme verbal exalté ou de visions futuristes généreuses. Le calme, la clarté, l’intelligence, l’indépendance sont leurs qualités.
Parmi eux le plus grand mérite d’être cité en tête, d’autant que son nom ne tient pas l’affiche.
Doxiadis. En 1948, à trente-cinq ans, il tenait en ses mains l’aménagement général de la Grèce, les plans directeurs de tout le pays et de chacune des villes. Depuis lors, il a régi des régions et des agglomérations entières en Australie, en Iran, en Irak et ailleurs; entouré de 400 collaborateurs il est chargé chaque jour d’une tâche nouvelle.
Le grand Abercrombie, récemment disparu, organisait cinq grandes agglomérations anglaises; van Eesteren dirige l’évolution de la région d’Amsterdam; Aalto, dessine les plans de grandes villes finlandaises et, finalement, J.-L. Sert, auteur du livre « Can our cities survive? » qui, tout en dénonçant par ses écrits l’inanité des efforts épars dans les grandes villes du monde, construit de toutes pièces une ville industrielle et résidentielle pour la grande industrie automobile en Amérique.
Est-il utile de le préciser, alors que tout le proclame? La ville traditionnelle a vécu. Il n’y a pas de remède à cette disgrâce; il n’y aura guère plus que des palliatifs.
Il s’agit désormais d'organiser l’ensemble du pays: les régions habitées, les concentrations industrielles, les réseaux de circulation, les espaces verts. Et alors, lorsque le pays tout entier aura été réglé, organisé, ordonné, on s’apercevra que ces soins discrétionnaires n’auront concouru qu’à absorber, à dilapider le territoire en aboutissant à une illusion supplémentaire.
C’est là que je voudrais introduire une notion, — je l’ai promis au commencement de cette étude — notion qui ne domine pas jusqu’ici les soucis de nos urbanistes: c’est l’obligation de la COMPENSATION.
Le territoire, du moins dans nos étroites contrées européennes, n’est pas illimité. L’aménager c’est l’administrer, non l’absorber. Chaque mètre carré utilisé par un nouvel établissement, quel qu’il soit, devrait être libéré ailleurs, compensé; la tâche de l’urbaniste ne s’achève pas par la création, sur une surface donnée, d'un ensemble aussi exemplaire soit-il.
On assiste, par exemple, à l’installation d’une grande industrie suisse sur un immense domaine préservé providentiellement jusqu’alors, le Birrfeld, dans le canton d’Argovie. L’éminent urbaniste qu’est Hans Marti en a dressé le plan d’aménagement selon les principes les plus judicieux de l’urbanisme dans l’état où il se trouve actuellement (fig. 1).
Il n’en demeure pas moins que ces usines, ces habitations, ces zones de verdure, quelque parfaitement distribuées qu’elles puissent être, quelque profitables qu’elles soient, de toute évidence, à l’activité, à la prospérité et à l’enrichissement du pays, opèrent (en le payant, il est vrai) un prélèvement sur le territoire de la communauté, sorte de dissipation de l’espace collectif. Il n’y a aucune disposition juridique qui prévoie, de nos jours, l’obligation de compenser cette occupation autrement que par le paiement et par la perspective d’un progrès matériel. En réalité, c’est la substance même du pays qui s’altère.
Ainsi l’énonciation successive des trois U du titre « Urgence et utopie de l’urbanisme » correspond au hurlement d’un signal d’alarme auquel un autre U, celui d’Unamuno, donne un splendide prolongement par le titre de son chef-d’œuvre, intitulé: «Le sentiment tragique de la vie.»
L’homme réalise son œuvre, dans la lutte, dans le déchirement. Le résultat, qu’il y ait salaire ou non, réussite ou échec, lui échappe aussitôt acquis.
« Ne connaisez-vous pas par hasard des cas où, se basant sur le fait que l’organisme professionnel auquel on appartient... est mal organisé et ne fonctionne pas comme il devrait, on se soustrait à l’accomplissement strict de son devoir, sous prétexte d’un autre devoir plus élevé?... Et souvent c’est comme si un militaire... se rendant compte des défectuosités de l’organisation militaire de sa patrie... se refusait à exécuter en campagne une opération... parce qu’il lui prédit une trop mince possibilité de succès ou même un échec certain... Il mériterait d’être fusillé... » Or, vouloir être étoile, avoir la présomption d’atteindre la perfection, n’est que vanité, stérilité.
En revanche, on ne saurait négliger « d’attacher son char à une étoile » et de tendre vers la perfection, attitude noble de l’être. Ce n’est qu’en créant que l’homme parvient à se racheter de son imperfection, acte de compensation nécessaire à la fragilité de ses œuvres.
L’urbanisme, science profonde et création exaltante à la fois, ne crée rien de valable sans cette COMPENSATION indispensable que je préconise afin que soit assuré l’équilibre des espaces auquel doit tendre toute œuvre proportionnée et harmonieuse.
H. Robert Von der Mühll