L’aménagement du milieu ambiant | Max Bill

Depuis bientôt 50 ans que les milieux intéressés s'en préoccupent, les impératifs avec lesquels nous devons compter dans l’aménagement de notre espace ambiant devraient, semble-t-il, être connus.

Sans cesse nous les avons évoqués avec plus ou moins de vigueur, en appelant tantôt à la raison et tantôt à la morale.

Ces impératifs, nous devons aujourd'hui les rappeler encore, et plus nettement que jamais. Pour pouvoir en parler, il nous faut d'abord les formuler. Quand nous les aurons formulés, alors nous aurons une base de discussion. Nous aurons les thèses dont nous pourrons éclaircir le sens. Là où nous constaterons que des impératifs anciens subsistent inchangés, nous chercherons les raisons de cette carence et les moyens d'y remédier.

L’homme moderne commence à trouver naturel de disposer, pour ses déplacements, d'agréables moyens de transport. Il ne s’étonne plus d'avoir à domicile eau, gaz, électricité. Il vit dans un monde confortable. Il croit à sa sécurité. C'est pourquoi il lui semble que tout est pour le mieux. Il ne serait pas utile de lui demander si tous ont réellement la part qui convient à la production sociale et si la sécurité de l’existence a effectivement une valeur commune, car apparemment tous les humains sont plus ou moins satisfaits de leur sort. Néanmoins nous pensons que bien des choses pourraient être différentes.

L'homme s'adapte facilement. Toujours il cherche à conditionner à ses besoins toute nouvelle exigence. Son esprit d'invention a amené le degré actuel de notre culture en technique, art et science. Grâce à lui il s'est créé un monde artificiel soumis à de perpétuels changements. Selon la loi de la cause et de l’effet l’homme et la société, avec des possibilités nouvelles, créent des conditions nouvelles d'où naissent de nouvelles complications qu’il cherche de nouveau à surmonter, et ainsi de suite.

Ainsi notre culture croît-elle, comme un tissu de besoin-ordre-désordre, jusqu'au chaos. Et l’homme s’adapte si facilement qu'il finit par se trouver à l’aise dans le chaos même et qu'il cherche à l'ordonner.

Il va si loin dans ce sens qu'il ressent le chaos comme une forme particulière de l'ordre. Certes il y a là-dedans une part de vérité, dans la mesure où l'on peut ordonner un chaos en recensant ses diverses parties, en les notant et en les classant.

L'ampleur de ce chaos s'est tellement accrue ces dernières années, il est si somptueusement équipé que nous nous mettons à nous y retrouver et que nous ne tentons que de petites interventions, là où il n’y a pas moyen de faire autrement.

Ce disant je ne pense pas seulement au chaos du trafic. Le chaos de la production montre le bout du nez. J'aimerais ne pas parler ici du chaos de la construction dans nos villes et dans nos campagnes, du chaos immobilier, du chaos des eaux, du chaos du bruit.

Malgré leurs grandes facultés ordonnatrices individuelles les hommes ne sont jusqu'ici pas parvenus à maîtriser ces diverses formes du chaos, c'est-à-dire à trouver, en tant que société, une forme qui laisserait à chacun sa liberté pour autant qu'elle ne porte pas préjudice aux intérêts naturels de ses membres, donc qu'elle ne soit pas génératrice de chaos. Ce n'est pas là un problème simplement juridique et politique, mais également moral et esthétique.

La solution n'en pourra être donnée que sur la base d’une connaissance générale dont la constitution semble encore bien lointaine, du fait que notre pensée rationaliste n'est pas le résultat d'une conception intégrale mais prend pied sur un éparpillement de concepts isolés.

Ces considérations préliminaires afin de démontrer que ces problèmes spéciaux ne peuvent être examinés isolément, non plus qu'ils ne sauraient être résolus indépendamment. Ils sont partie d’une conception générale qui ne commence ni ne cesse avec l'aménagement de notre milieu ambiant d’une part et sa configuration d'autre part.

Nous l'affirmons : le milieu a beau se modifier constamment et l'homme s'adapter constamment à ce milieu, il n'en reste pas moins vrai que l’être humain physiquement change peu. Si nous cherchons des modifications dans ses habitudes, nous constatons que ses actions les plus simples (marcher, s’asseoir, se coucher, etc.) sont restées invariables. Les conditions de base physiologiques sont demeurées les mêmes; seule leur forme s’est imperceptiblement soumise aux conditions changeantes du milieu.

Que l’homme travaille, se repose, s'occupe ou, selon la si jolie expression ne «fasse rien», son bien-être dépend du fonctionnement des objets de son entourage, ces objets d'usage quotidien, ces outils, ces machines. Cette dépendance n'est pas seulement physique. Des influences psychiques émanent également de ces objets. On les distingue séparées et en connexion avec leur milieu, avec les autres objets et avec ceux qui les utilisent.

En ce qui concerne le fonctionnement de ces objets, nous avons à formuler, du point de vue physique et du point de vue psychique des impératifs qui peuvent être répartis en deux groupes.

1. Ceux qui touchent aux objets mêmes. Ils répondent à peu près aux exigences qui servent à la qualification de la « forme utile » (Die gute Form), donc à cette qualification accordée chaque année à l'instigation du SWB (Werkbund suisse) en collaboration avec la Foire Suisse de Bâle.

2. Ceux qui touchent aux fabricants, donc à l'industrie; aux intermédiaires, donc au commerce; à la publicité, donc à la presse.

Le point 1 je vais le développer grâce aux directives que j'ai étudiées pour la désignation de la «forme utile». Ce sont ces qualités que nous avons à exiger d'objets bien faits.

1. L'objet.

Par objet on entend ici un produit fabriqué par l'homme, que ce soit à la main ou à la machine, en gros ou en pièces isolées. Ce sont des objets d'usage courant, par exemple mobilier, ustensiles de toute sorte, machines, appareils, outils, engins de sport, éléments de construction, moyens de communication, etc.

2. L'utilité.

L'objet doit autant que possible remplir tous les buts pour lesquels il a été créé.

3. La valeur d'emploi.

Le matériel utilisé et le mode de fabrication doivent concourir à servir au maximum la valeur d'emploi de l’objet.

4. La convenance de la forme.

La forme extérieure et chaque élément constitutif d’un objet doivent être parfaitement en accord avec le but à remplir

5. L'unité esthétique.

La forme d’un objet ne doit pas se contenter d’être étroitement calculée en fonction de son utilisation. Il lui faut également apparaître comme un tout harmonieux, qui éveille une impression générale de beauté.

6. Bien culturel = La forme utile.

La fonction esthétique en tant qu'expression visible de toutes les fonctions est l'argument décisif pour qu’un objet, par-delà son opportunité même, se classe parmi les biens culturels de notre temps et puisse par conséquent recevoir sa qualification de «forme utile».

Passons maintenant au deuxième groupe des impératifs: Que nous ayons des directives qui nous permettent de juger les objets bien faits et d'établir des règles, après examen des dits objets, cela ne signifie pas encore que l'on est parvenu très loin. « La forme utile », discernable de cette manière, se distingue souvent moins d'un objet quelconque que d’un autre, de belle apparence. Cependant elle se distingue essentiellement d'un objet inutile.

Aujourd’hui nous constatons que l'action «La forme utile» a donné une série de résultats positifs dont il serait toutefois exagéré de se déclarer satisfait. Nous ne voulons pas seulement un objet utilisable sans excessive laideur. Nous le voulons parfaitement utilisable et aussi particulièrement beau. Nous restons malheureusement très loin encore de ce but. Il n'en va
pas absolument de notre faute. Les producteurs ont aussi leur part de responsabilités, qui croient pouvoir se contenter d’une amélioration relative. Et que dire du revendeur, cherchant toujours à exercer dans le développement un effet restrictif. Dénonçons enfin la passivité et le manque d’information de l'acheteur, dont il faut rendre la presse responsable.
Reconnaissons et avouons néanmoins que, ces dernières années, quelques courageuses campagnes ont été entreprises par la presse, avec des résultats plus que satisfaisants.
Ces expériences ont permis d'établir le deuxième groupe des impératifs :

a) Les objets bien faits doivent voir leur nombre augmenter. Il faut les faire officiellement connaître chez nous aussi bien qu’à l'étranger.

b) L'industrie suisse doit s'efforcer — spécialement en vue de l'Exposition Nationale 1964 — de produire des objets démontrant le progrès, qui ne se contentent pas de remplir à moitié les exigences de la«forme utile», mais y répondent totalement.

c) L’industrie doit se laisser conseiller par les spécialistes. Ainsi les produits suisses ne seront-ils pas reconnus simplement à leur qualité technique, mais encore à la qualité de leur forme.

d) L'Exposition Nationale 1964 doit judicieusement adopter par un règlement les « Directives pour la Désignation de la Forme utile ». Nous élevons aujourd'hui ces prétentions parce que nous avons la conviction que l’avenir n'appartient pas au chaos et à ses bénéficiaires. Nous croyons que le monde où nous vivons pourrait être moins abîmé qu’il ne l'est actuellement, qu'il pourrait être meilleur et plus beau. L’industrialisation a malheureusement transformé fâcheusement notre monde environnant; bien plus encore elle a détruit la nature
dans notre entourage. Dans le processus normal du développement de l’humanité, elle agit défavorablement. Mais les avantages qui en découlent doivent devenir propriété commune car nous entrons dans un âge où nous nous devons de réparer, par la culture d’un univers où l'art aurait sa place, les dommages causés à la nature.

Max Bill