Hans Aeschbacher ou la permanence du classicisme

Hans Aeschbacher est l’un des plus attachants sculpteurs helvétiques. Né le 18 janvier 1906, à Zurich, Hans Aeschbacher est attiré dès son jeune âge par le dessin et la peinture. Mais le sort lui fait apprendre le métier d’imprimeur, métier qu'il n’exercera jamais...assemblant avec plus ou moins de bonheur des fonds de poubelles, ou qu’en pressurant de vieilles voitures. Seuls comptent l’esprit et la poésie que l’on insuffle dans un matériau ou dans un autre pour le rendre expressif et lui donner une âme, en définitive.

A vingt ans Aeschbacher séjourne quelque temps à Rome. Cette ville le fascine. Il peint, dessine et s'initie à la sculpture grecque et romaine. Rentré dans sa ville natale, il travaille sur des chantiers de construction, exerce le métier de plâtrier-peintre pour gagner sa vie.

Mais une seule chose compte pour lui : la sculpture. Après avoir tâté du modelage, Hans Aeschbacher découvre les beautés de la pierre.

Il s'initie à la taille directe — technique qu’il adoptera et qui lui permettra de réaliser ses plus belles et ses plus émouvantes créations.

Surmontant toutes les difficultés inhérentes à cette difficile technique, notre sculpteur renonce à certains concours lucratifs pour se vouer entièrement à son art. Cette très grande concentration dans les moyens plastiques, cette volonté inébranlable portèrent bientôt leurs fruits et les sculptures sur pierre d'Aeschbacher attirèrent l’attention du Fonds fédéral des arts qui lui octroya trois fois la bourse. La ville de Zurich, elle aussi, tint à honorer le sculpteur en lui décernant le Prix Conrad-Ferdinand Meyer. Les musées et les collectionneurs suisses et étrangers s'intéressèrent bientôt à cet art pétri d'émotion et de grandeur.

La sculpture (comme la peinture) est à la recherche d’autres notions, d'autres structures, d'autres espaces. Le XX' siècle a vu se multiplier les techniques et la sculpture adopter les mêmes principes destructeurs-créateurs que la peinture. La sculpture «transparente » a donné d’innombrables réalisations — valables ou non. A l’heure actuelle la sculpture tente de plus en plus d’artistes, et nombre de peintres ne rêvent que de projeter leurs architectures mentales dans l’espace.

Tous les matériaux sont disponibles : fer, aluminium, plastique, papier, bois, verre, matériaux de récupération. On assiste à des spectacles qui tiennent plus des numéros de cirque (Tinguely, par exemple) qu’à de purs exercices plastiques. On découvre avec ravissement — et quelque retard — les œuvres hétéroclites de Boccioni et les stupéfiants montages exécutés par les dadaïstes en 1916 et les surréalistes quelques années plus tard. Mais l’esprit dada souffle où il peut : pour quelques œuvres véritablement magiques et envoûtantes il y a des milliers de ratages: il n’est qu’à parcourir les galeries d’art et les biennales pour s’en convaincre. Le bluff, l’originalité à tout prix, la facilité et le saugrenu ne remplaceront jamais le talent et la poésie. Mais la mode a ses exigences... Hans Aeschbacher, lui, ne semble guère être dérangé par la mode. Il poursuit calmement sa voie pensant qu’un artiste qui a quelque chose à dire pourra tout aussi bien exprimer l’esprit de son temps en taillant la lave, le granit ou le marbre qu’en assemblant avec plus ou moins de bonheur des fonds de poubelles, ou qu’en pressurant de vieilles voitures. Seuls comptent l’esprit et la poé sie que l’on insuffle dans un matériau ou dans un autre pour le rendre expressif et lui donner une âme, en définitive.

Et il est des plus curieux — j’en conviens — de voir un sculpteur ne manquant ni de caractère, ni d’originalité, ni de grandeur utiliser encore un matériau et une technique traditionnels. Et il est assez surprenant de constater — pour d’aucuns — que Hans Aeschbacher « tailleur de pierre » fait très rapidement le vide autour de lui dans une exposition collective. Nous n’échappons pas à l’emprise des forces qui se dégagent de cette sculpture si sobre, si rigoureuse, si simple dans ses rapports de lignes et de volumes. Elle nous cause un choc, ou, mieux encore, une émotion profonde qui se prolonge dans notre conscience. Et je pense particulièrement à ces sculptures nobles et austères, à ces sereines constructions aux lignes si pures et si tendues que sont les dernières figures d'Aeschbacher. Nous voilà loin de je ne sais quelle extatique transcendance, de quel «insaisissable formel ».

Ce principe de la forme fermée que nous rencontrons en général dans l'œuvre du sculpteur est un style d'architecture. Son œuvre est monumentale, sa plastique est constructive — faites de formes élémentaires telles que la verticale ou l’horizontale. Nous ressentons avec une singulière acuité le pouvoir de cette symétrie, le contraste de ces verticales et de ces horizontales, la puissance et la beauté qui se dégagent de toutes ces formes simples et pures appuyées sur des éléments solides et durables. L’art de Hans Aeschbacher est fait d’équilibre et de mesure, d'ordre et de clarté. Il met l’accent sur la permanence de la forme. Il est classique. Mais, dans cette architecture linéaire où chaque ligne donnant forme à l'expression est une arête et chaque volume un solide, le sculpteur n'oublie jamais de mettre une bonne dose de sensibilité, d'émotion. Il n’oublie jamais qu'une œuvre,si rigoureuse soit-elle, doit être une construction de l'intelligence et de la sensibilité. Michel Seuphor a dit de Hans Aeschbacher: «Dans la sculpture de ce temps il est le juste. « Midi le juste », dirait Valéry. Cette solitude si pleine, ce désert secrètement habité, ce silence gros de tout l'indicible, je ne me rassasie pas de les contempler dans une œuvre qui ne tient compte d'aucune mode, d'aucun engouement et qui tourne le dos à toutes facilités pour ne répondre — combien docile alors — qu'à la dictée d'autres nécessités, complètement inactuelles celles-là mais enracinées dans une durée qui échappe aux mouvances du temps. » On ne saurait mieux situer cet art et parler de la signification idéale de cette sculpture aux qualités si purement architectoniques.

André Kuenzi