LE REMODELAGE DES VILLES | Cornelis van Eesteren
Hollandais. Architecte, urbaniste et professeur. Né à Alblasserdam le 4 août 1897. Etudes à l'Académie de Rotterdam, à l’Ecole Supérieure d'Architecture d’Amsterdam et à l’Institut d’Urbanisme de l'Université de Paris. Prix de Rome Néerlandais. A fait partie du groupe d'avant-garde « De Stijl ». En 1928, avec Théo van Doesburg, a présenté d'importants projets d'architecture élémentariste à la Galerie Rosenberg, à Paris.
Professeur d'urbanisme à l’Ecole Supérieure d'Architecture de Weimar et à l’Université de Delft. Urbaniste
en chef et urbaniste-conseil de la ville d'Amsterdam dont il a dressé et réalisé le plan directeur du territoire de 1928 à 1958. Président des Congrès Internationaux d'Architecture Moderne, de l'Association des Urbanistes Néerlandais et de la Commission d’Urbanisme de l'Union Internationale des Architectes. Membre correspondant du « Royal Institute of British Architects », de la « Deutsche Akademie für Städtebau und Landesplanung » et de l'Académie d'Architecture de Paris
L'œuvre d'architecture n'est plus heureusement considérée et sentie par l'architecte comme une œuvre isolée et indépendante.
C'est une partie intégrante de la ville, de la région, voire du pays dont elle contribue à déterminer l'aspect. L'urbanisme s'est emparé à tel point de l’esprit d’un certain nombre d’architectes qu'ils y consacrent la majeure partie de leur temps et parfois même toutes leurs forces.
Il ne faut pas perdre de vue que si les architectes ont fourni à l'occasion d'excellents urbanistes, on peut en dire autant de nombre d'ingénieurs, de sociologues et d'administrateurs. Tous ces spécialistes sentent aussi le besoin de servir la cause de l'urbanisme dans leur milieu. Bien que leurs origines soient différentes et qu'ils ne songent pas à les renier, ils travaillent tous d'un même cœur à l'unité du travail urbanistique. Parmi les architectes ce sont naturellement en premier lieu les architectes-urbanistes, qui réalisent cette unité.
Aux Pays-Bas, cette évolution est fort avancée ; aussi y trouve-t-on non seulement une association professionnelle d’architectes constructeurs, mais aussi une association d'architectes paysagistes et une autre d'architectes urbanistes.
Une situation analogue se retrouve aussi dans les autres disciplines, et, sauf erreur, on peut constater une évolution du même genre dans d'autres pays de l’Europe occidentale.
On ne saurait trop s'arrêter à cet aspect de la question étant donné que l'urbanisme
doit plutôt être considéré comme le couronnement de nombre de disciplines et non comme une spécialisation en soi. C'est là un côté particulièrement important de la question.
Dans l'Europe occidentale où la population est particulièrement dense, le remodelage des villes semble s'annoncer comme la grandetâche des urbanistes dans les années à venir.
Le remodelage doit tenir compte non seulement de la situation telle qu’elle se présente à l'intérieur de la cité à remodeler, mais aussi de la situation qui règne audehors, loin de la région citadine, et qui peut même avoir un aspect international.
Le problème est commandé pour une bonne part par la pression démographique et par les critères de la «viabilité». Les normes, tout importantes qu'elles soient, doivent être maniées intelligemment.
Les doctrines en matières d'esthétique urbaine ne sauraient remplacer l'inspiration qui pourra souvent se nourrir au contact du patrimoine culturel que nous ont laissé les générations d'antan. La tradition représente un bien précieux, tel ne saurait pas être le cas de la convention.
Voilà des points essentiels. Mais avant tout un point est de toute première importance: il s'agit du trafic, ou plus précisément du problème des communications.
Tous les éléments d’urbanisme qui nous entourent ont une longévité fort variable.
C'est aussi vrai pour ce qui croît dans la nature que pour ce qui sort de nos mains.
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I
Un bois de chêne peut vivre deux siècles.
Aux Etats-Unis un hôtel de luxe a peut-être une durée moyenne de vingt ans ; à Amsterdam l'hôtel le plus luxueux de la ville a plus de quatre-vingt-dix ans. C'est pourtant sur le plan du trafic que la situation évolue le plus rapidement. Et cela à un tel rythme qu'on a peine à suivre; ne parlons donc pas de prévoir !
L'homme moderne qui a applaudi à l'apparition du trafic moderne, auquel il s'est peut-on dire abandonné presque sans réserve, ne voit dans cette transformation qu'un élargissement de son rayon d'action.
Au premier abord cet élargissement lui apparaît comme une extension de sa liberté. Comme il fait lui-même partie intégrante de la nature et qu'il est aussi assujetti à son propre cycle de vie, il lui est impossible de maîtriser les problèmes que le trafic soulève à une allure vertigineuse. Son impuissance n'est pas seulement de caractère technique; elle est surtout d'ordre psychologique. Le trafic moderne ne s'est pas encore adapté de façon harmonieuse au schéma vital et culturel de l'homme moderne; aussi ses réactions manquent-elles de pondération ; elles peuvent même se rapprocher de celles de l’homme de la jungle comme on peut le constater par l'attitude qu'il prend parfois au sujet de la sécurité du trafic.
A cela il convient d'ajouter que la grande liberté de mouvement et le dynamisme qui caractérisent l'évolution et la domestication du monde inorganique ont également pour
effet de stimuler chez l'homme, en guise de contre-poids, le désir des éléments permanents, des constantes de la vie, qui sommeille chez chacun de nous. Ce désir se trouve encore aiguillonné par les suites parfois infernales qu'a le développement impétueux de l'industrie. Aucun urbaniste ne saurait rendre l’enfer habitable. Il faut — et c'est à bon droit — que ce phénomène « Enfer » des méthodes de production et de la vie sociale moderne nous préoccupe tous. Dans cet ordre d'idées par exemple l'urbaniste doit songer à satisfaire dans toute la mesure du possible le désir des hommes de la ville de voir la nature recréée dans leur entourage. La nature où il espère se reposer et régénérer ses forces. La nature qu'il envisage comme un ensemble de cycles adaptés à son caractère, à sa physique.
C'est ainsi qu'en Europe occidentale on propage à l'heure actuelle la solution des villes et des usines vertes ainsi que celle du paysage organique. La liberté des mouvements retrouvée et adaptée attire dans cette atmosphère une attention toujours plus grande; on s'éprend des conceptions plus ou moins nouvelles qui se proposent de lui redonner droit de cité, telles que: aires à piétons, rues d'affaires réservées exclusivement aux piétons, terrains de jeux et de sports, allées et venues libres, flâneries. Bref on cherche un nouvel équilibre biologique.
Cette impulsion doit toutefois être d’essence idéologique et ne pas avoir son origine dans le désir d'augmenter par exemple la production ou n'importe quel autre motif d'essence terre à terre. Le désir bien compréhensible et tout à fait louable de se sentir frais et dispos ne saurait même pas la justifier à lui seul. L'art de vivre doit être à la portée de l'homme de la rue. Ce disant, il faut mettre l'accent sur le terme «l'art». Et cela afin de bien mettre en évidence qu'il ne s'agit pas de vulgaires plaisirs. Il s’agit d’intensifier et d'approfondir le sens même de la vie.
Que signifie tout cela pour la remodélation ?
En premier lieu tout une série d'incertitudes, à commencer par l'incertitude dans laquelle nous nous trouvons au sujet du caractère permanent du cycle de nombreux aspects de la ville moderne, notamment celui du trafic.
Si l’on songe aux horreurs d'urbanisme que la foi dans le chemin de fer comme le moyen de transport par excellence à qui semblait appartenir un lointain avenir a fait naître dans certaines villes européennes, on en vient à se demander si la foi que nous avons aujourd'hui dans le trafic routier est toujours bien justifiée. Ce trafic se modifiera-t-il, s'adaptera-t-il? Et si oui, dans quel sens? Comment l'urbaniste doit-il tenir compte de cet élément dans le remodelage? Comme un élément de caractère primaire ou comme une donnée temporaire ?
Les autos ne vivent pas longtemps; qu’on cesse d'en fabriquer et dans une dizaine d'années on ne les trouvera plus que dans
les musées. Le jour où elles ne seraient plus utilisées les grandes routes formeraient d'affreuses cicatrices dans le paysage, souvent plus difficiles à effacer que celles de pâtés de bâtisses. A travers les bruyères de la Hollande qui est, comme on le sait, l'un des pays les plus peuplés du monde, on peut encore repérer les voies médiévales.
Jusque dans la dernière partie du siècle passé, ce sont ces voies que suivaient les fabricants néerlandais de l'est du pays pour aller écouler leurs produits en Russie.
Oui, ces voies sont encore là, nous sommes encore en train de nous défaire de l'état d'âme que reflète une telle situation et de déterminer notre attitude envers les voies de grand trafic.
Si l’on veut que la remodélation s'affirme comme un succès durable à travers le temps, il faudra que l'urbaniste se défasse en premier lieu des doctrines préconçues et qu'il fasse porter ses efforts sur les «constantes» telles que nous les révèlent les grands processus vitaux. Sans doute ne s'agit-il ici que de constantes relatives, car, comparé à une auto, un chêne a presque le caractère de l'éternité.
Quelque difficiles que soient ces problèmes, il est bien évident que la circulation moderne doit être acceptée comme une donnée de fait et qu’il doit être possible d'établir des bases valables pour arriver à une planification du trafic. Mais il convient alors de s’en tenir essentiellement aux données que nous fournissent la science, l'art et — il faut le souligner spécialement — une longue expérience de tous les jours.
Une répartition fonctionnelle amène notamment à une sous-répartition dans le cadre d'une structure donnée. Que faut-il entendre ici par structure? La structure me paraît en l'occurrence comme une combinaison systématique des éléments de la cité et de ceux de la campagne afin d'arriver à une constellation harmonieuse d'une esthétique vivante en état de parler à l'âme. On peut ordonner tant qu'on voudra, si l'on n’arrive pas à créer une telle structure vivante, le chaos n'en continuera pas moins à régner aux yeux de l’urbaniste.
L'appareil du trafic et des communications exige évidemment une structure propre.
L'aspect général des desiderata se présente de nos jours comme un réseau de voies dont les mailles deviennent toujours plus petites en allant des autoroutes du pays et de la région vers la trame des rues de la ville, dans le quartier et dans le voisinage.
Dans ce cadre la ville même, les régions résidentielles, les régions industrielles, les régions de délassement et de repos sont des nœuds dans un plus grand réseau, ainsi que des régions avec un réseau propre. Si l'on arrive à trouver des structures vivantes pour un tel appareil, il est possible d'aborder la ville comme œuvre d'art.
Les routes et les chemins ont évidemment une fonction de raccordement, ils font comme un pont entre les éléments de séparation qui, dans les villes, ne doivent pas
prendre des dimensions supérieures à ce que demande l’hygiène et le bon fonctionnement. En d’autres termes, leur fonction est aussi de favoriser l'intégration et non pas d'y faire obstacle.
Les points de contact et les transitions entre le trafic rapide et le trafic lent dont les piétons forment le bout de la chaîne sont fort importants. Le trafic rapide demande à être absolument séparé de tout ce qui le gêne. A mesure que le trafic se ralentit, il se rapproche du domaine du piéton où le monde biologique organique et le monde technique inorganique se rencontrent et se pénètrent. L'urbaniste aura à déterminer et à modeler les points de rencontre de ces deux mondes, et non pas seulement à propos du trafic, mais aussi ailleurs; par exemple, les centres commerciaux. De telles rencontres se présentent partout dans la vie citadine ou à la campagne. Ainsi, l'agriculture où la technique, le monde inorganique, est en train de pénétrer partout le monde organique et biologique.
Enfin, il faut se préoccuper également des normes.
Sans doute, peut-on différer d'opinion sur la valeur qu'il y a lieu d'attribuer aux normes.
Une pratique de plus de trente années d'urbanisme nous apprend qu'à mesure que l'expérience acquise s'accroît, la valeur qu'on donne à la normalisation change, en ce sens qu'elle est plutôt considérée comme une directive que comme une prescription.
Qu'on ne s'y trompe pas. Il faut considérer que les normes sont indispensables dans notre métier et elles peuvent souvent être adoptées comme limites. Lorsque par exemple, ces derniers temps, certains experts affirment qu'ils peuvent établir en se basant sur des recherches scientifiques qu'un logement au-dessous d'une certaine superficie de plancher par membre de la famille énerve à tel point les habitants qu'il ne saurait plus être question d'une véritable vie en commun, nous sommes tout disposés à tenir compte d'une telle limite minimale en élaborant des projets ou même à défendre vigoureusement une norme supérieure. Les normes sont en effet indispensables et leur absence fait souvent qu'on ne trouve pas la bonne solution de nombre de problèmes, mais les normes doivent être maniées intelligemment et elles ne doivent pas être utilisées comme des robots. Dans ce dernier cas, on arrive à une sorte d'urbanisme de bureaucrates qui étouffe tout souffle vivant, toute forme de saine communauté et rend impossible une coopération vraiment inspirée.
Les normes et les recherches théoriques ne sont pas la partie essentielle de l'urbanisme. A l’heure actuelle, on est à peu près partout en mesure d’effectuer convenablement les recherches techniques, sociologiques, économiques et psychologiques qui sont nécessaires. Mais c'est de l'art que doit venir la synthèse et c'est le talent qui fournit l’analyse.
Cornelis van Eesteren