Le style de Nervi | ALBERTO SARTORIS

Parmi les plus remarquables animateurs de l’architecture contemporaine, Pier Luigi Nervi ne prend plus figure de cavalier solitaire. L'influence qu'il exerce sur le monde entier est si profonde, qu'il compte aujourd'hui autant d'émules que d’admirateurs.

Quant à la hardiesse, il est, toutes proportions gardées, le plus valable antagoniste actuel de l'esprit d’Alessandro Antonelli, le plus grand architecte du XIXe siècle.

D'autre part, comme Félix Candela auquel il a servi d'exemple, il est tout à la fois architecte, ingénieur et constructeur. Bien que leur oeuvre soit nettement distincte, soulignons encore, pour le situer clairement, que Pier Luigi Nervi a un trait commun avec Eduardo Torroja. A l'instar de l'éminent ingénieur espagnol, il attribue une importance considérable au rôle que joue la vision intuitive des systèmes statiques dans la création de l’architecture nouvelle. Le calcul théorique se base souvent sur des hypothèses simplifiées et imaginées que la réalisation justifie ensuite.

Inventeur génial de formes multiples et multipliables, bâtisseur d'énormes ensembles architecturaux de caractère utilitaire, industriel, sportif, commercial, naval, aéronautique, ferroviaire, religieux, routier, militaire, public, culturel, représentatif et monumental , Nervi a créé des procédés de préfabrication d’éléments structuraux, des coffrages fixes, en coussins ou mobiles d’une grande portée pratique et une matière neuve: le fer-ciment. Il a élevé la colonne portante la plus haute de l’histoire, affronté et résolu une quantité de problèmes inédits.

Dans ses constructions, Nervi applique, entre autres, la poutre radiale, la porte roulante en béton armé, l’escalier hélicoïdal en porte à faux à plan semi-circulaire, l’ossature portante de gratte-ciel à piliers centraux, l'élément préfabriqué en fer-ciment, le châssis porteur, l’armature de poutraison isostatique, la coque de navire en béton armé, la galerie circulaire préfabriquée, l’élément réticulaire léger, le gradin de tribune en porte à faux, la structure formée de murs-pignons en voileondulé de béton armé. Ses poutraisons mettent en œuvre le plancher-champignon à structure nervurée isostatique, le plancher caissonné en damier, les nervures entre-croisées à angle droit, en faisceaux concentriques ou rayonnant autour de colonnes-champignons.

Les caractéristiques de ses toitures sont symbolisées par la couverture plissée en béton armé, la dalle à courbure convexe, la couverture plane formée d’éléments en acier soutenus par des poteaux à plan cruciforme en béton armé de section variable. L'essentiel de ses dômes présente la structure géodétique à éléments préfabriqués ou non, la coupole conçue comme un voile de béton à longues ondulations rayonnantes, la coupole elliptique composée d'éléments structuraux préfabriqués en fer-ciment, la couverture circulaire ondulée, la structure résistante à éléments préfabriqués reposant sur piliers inclinés dans le sens des forces, la couverture ondulée en éléments préfabriqués de fer-ciment, la voûte portée par des piliers en béton armé concentrant ses poussées, la coupole de grande envergure en éléments préfabriqués. La nomenclature des conceptions de Nervi est quasiment interminable.

Chez Pier Luigi Nervi, tout ce qui met dangereusement en cause l'avenir de l'architecture est d'emblée écarté du domaine de sa pensée. S'il prend de plus en plus une part déterminante à l'expression formelle de l'architecture future, c'est qu'il lie étroitement entre eux et rend solidaires l'originalité de la conception, l'inspiration technique, la nécessité de la condition structurale, le dégagement de la personnalité du constructeur et du caractère de l'édifice, la beauté plastique et le dédoublement de la fonction sur le plan de l’esprit. Encore qu'ils soient instinctifs, les sens artistique et esthétique ne participent pas moins aux impératives harmonies de la science des constructions.

La variété symptomatique des thèmes abordés par Nervi et la magistrale unité sous laquelle ils s'articulent et vibrent ont souvent abouti en une vivante architecture de l'éloquence et de la majesté. On n'en disconviendra pas quand on aura étudié suivant la méthode de la transposition et de ses divers angles les créations saillantes de notre temps avec lesquelles celles de Nervi peuvent entrer en comparaison.

Dans une époque où la construction fait rarement état de la grandeur de l’architecture et de la contribution indispensable du plasticien, il peut paraître nécessaire de remarquer que Nervi a dilaté un champ réservé presque exclusivement aux seules raisons traditionnelles du bâtir. C’est propablement inconsciemment que Nervi a parfois conduit l'architecture à ce point de tension extrême où, tout en conservant les formes de sa destination première, elle se transforme cependant en une impressionnante sculpture habitable.

Pier Luigi Nervi nous a parlé récemment de l'éclosion d’un style de vérité où les schémas structuraux capables de résoudre les thèmes statiques les plus considérables ne pourront plus être inventés, mais seulement découverts. Toute création authentique sera alors l’interprétation directe des lois naturelles qui régissent les équilibres entre les forces opposées de la matière. Par conséquent, l’architecture qui en découlera deviendra objectivement vraie et immuable dans le temps.

De ce style de vérité, nous en possédons déjà partiellement un exemple. Avec le Palais du Travail à Turin, où le béton armé, l'acier, le marbre et le cristal ont été conjugués savamment et selon la plus stricte rigueur fonctionnelle, Nervi vient de dresser une architecture inimitable, bouleversante, cyclopéenne. Architecture unique au monde qui rivalise de grandeur avec les masses gigantesques du Colisée et de Saint-Pierre de Rome.

Alberto Sartoris

Italien. Né à Sondrio (Lombardie) le 21 juin 1891. Ingénieur civil de l'Université de Bologne (1913), architecte et constructeur.

Administrateur-délégué de l'entreprise de construction « Nervi & Bartoli ingénieurs », de Rome. Titulaire, dès 1946, de la chaire de Technologie et de Technique de la Construction à la Faculté d'Architecture de l’Université de Rome. A professé ou donné des conférences à l'Ecole d’Architecture Organique de Rome, aux Facultés d’Architecture de Buenos Aires (Argentine) et de Montevideo (Uruguay), ainsi qu'au Musée d’Art de Sâo Paulo (Brésil). Docteur en architecture « honoris causa » de l’Université de Buenos Aires. Membre du Conseil Supérieur du Ministère des Travaux Publics (Rome), du Conseil International du Bâtiment, des Congrès Internationaux d'Architecture Moderne, de I'« American Institute of Architects », de l'Académie Américaine, de l’Académie Royale des Beaux-Arts de Stockholm, de l'Académie Nationale des Sciences Exactes de Buenos Aires, de l’Académie italienne de San Luca, de I'« Academy of Arts and Sciences» de Boston, de la « Bayrische Akademie der Schönen Künste » de Munich. Président de la Section Italienne de l’Union Internationale des Architectes, diplômé « honoris causa » de la «Technische Hochschule» de Munich et des Universités d'Edimbourg et de Varsovie. Médaille d'Or de I’« Institute of British Architects» (1960); médaille de I’« Österreichischer Gewerbeverein» de Vienne et du « Franklin Institute » de Philadelphie. A écrit et publié plusieurs ouvrages : « Arte o scienza del costruire » (Rome), « El lenguaje arquitectónico » (Buenos Aires), « Costruire correttamente » (Milan), « Structures » (New-York). A construit, notamment, le Palais de l’Unesco, à Paris, en association avec les architectes Marcel Breuer et Bernard Zehrfuss (195357). A dressé, en collaboration avec l’ingénieur Jean Prouvé et les architectes Robert Camelot, de Mailly et Zehrfuss, le projet de Centre National des Industries et des Techniques au Rond-Point de la Défense, à Paris (1955). La construction d'une cathédrale à New-Norcia, en Australie occidentale, vient d'être confiée à Pier Luigi Nervi.