Vers un style de vérité ? | Pier Luigi nervi
Je me demande souvent si tous ceux qui, comme nous, s'occupent d'architecture et les personnes cultivées qui s’y intéressent, ainsi que la grande masse du public qui en utilise les réalisations, se rendent compte combien a été radicale la révolution qui s’est produite en un siècle à peine, dans le domaine édilitaire. Les causes de cette révolution sont nombreuses et parmi elles figurent le progrès à la fois technique et social ainsi que la disponibilité de nouveaux matériaux de construction. Néanmoins, aucun de ces facteurs — et même s’ils étaient tous réunis — n'aurait été suffisant pour bouleverser aussi radicalement la forme, les schèmes, les dimensions architectoniques, sans la découverte, qui remonte à la moitié du siècle dernier, de la Science des Constructions.
Avant elle, l'étude statique des constructions se basait sur l'intuition et sur des connaissances empiriques.
Il est évident que sur des bases aussi faibles, malgré les efforts, le courage et le génie de célèbres architectes et de grands constructeurs, les schèmes statiques aient subi une évolution très lente; lorsqu’il était établi, un schème structural demeurait pratiquement tel pendant des siècles jusqu'à ce qu'une inspiration géniale en découvre une autre plus efficace qui parcourrait à son tour le même et très lent cycle d'évolution.
La grande, l'énorme nouveauté qu'offre la Science des Constructions est de permettre, moyennant l’examen à priori des sollicitations internes d'un système résistant, de trouver pour chaque projet de construction le schème statique le plus approprié, et donc de nouvelles formes architectoniques pratiquement inépuisables.
Mais, à mon sens, il existe une deuxième conséquence, moins apparente, mais dont l'importance, quant à la conception, est déterminante.
Les schèmes statiques résolvant le mieux les énormes problèmes de construction que posent les dimensions progressivement accrues des édifices les plus représentatifs,
sont ceux qui obéissent fidèlement aux lois physiques qui régissent l’équilibre entre les forces opposées à l'intérieur d'un organisme structural.
D'ailleurs, lorsque les dimensions de cet ensemble dépassent un certain niveau (dont nous sommes déjà assez proches pour de nombreux types de constructions), l'obéissance aveugle à ces lois répond à une indiscutable condition vitale.
L'arc en maçonnerie de dimensions restreintes a pu, avec le temps et suivant les lieux, être dessiné et construit sous différentes formes (arc plein cintre, arc en ogive, arc surhaussé, etc.) conformément à l'évolution de l'esthétique et des styles, mais l'immense arc moderne et celui de demain existeront à condition qu'ils suivent exactement le profil correspondant à leur efficacité statique maximum. Et il en est ainsi pour tous les autres schèmes possibles de structure.
Le fait nouveau et fondamental, c'est que le profil de l'arc très grand, et le schème structural à même de résoudre un imposant thème statique, ne peuvent plus être inventés, mais seulement découverts; leurs inventeurs sont les lois qui régissent les équilibres entre les forces opposées de la matière.
C'est pourquoi les ouvrages relatifs deviendront objectivement vrais et immuables (sauf des détails plus ou moins significatifs) avec le temps et selon les lieux.
Cette évolution vers des formes vraies se trouve d'ailleurs dans une phase très avancée en ce qui concerne les domaines mettant en jeu d’énormes dynamismes tels que les moyens de transport rapides et particulièrement les avions.
La forme des premiers avions, d'ailleurs peu appropriée, due à la fantaisie et à l'intuition créatrice de leurs inventeurs, variait beaucoup ; aujourd'hui la forme des grands avions de ligne ont des caractéristiques uniformes qui, tout en conservant le schème général de leur fonctionnement (vol dynamique, supersonique, par réaction de l’air sur des superficies fixes), pourront seulement s'affiner en tendant asymptotiquement vers la forme d'efficacité maximum, définie par la parfaite symbiose réalisée entre l'œuvre de l'homme et les lois de la nature.
Bien que dans le domaine de la construction l’évolution sera plus lente et se limitera seulement aux ouvrages de très grandes dimensions, il me semble licite de prévoir que la base commune d'obéissance aux lois non humaines, qui d'une façon plus ou moins apparente unit la pureté des formes du grand avion à celui de la très grande structure, ne pourra pas ne pas créer une atmosphère de goût, ou pour mieux dire un style de la même manière que le contact avec les peuples inconnus, ou le retour au passé, ou des causes exceptionnelles non bien définissables, ont autrefois modifié et défini l'atmosphère esthétique des différentes époques.
Ce style d'obéissance aux lois naturelles sera partagé par toute l'humanité et ne pourra plus changer, à moins d'une renonciation volontaire et catastrophique à la domination de plus en plus complète de la nature, but constant des efforts de l'humanité depuis son apparition sur la terre.
Et ne croyons pas que tout cela engendrera une monotonie insupportable et anéantira la personnalité des individus et des peuples.
Pour autant que soient étroits les liens d'un style, d'une école ou des lois naturelles elles-mêmes, il reste toujours un minimum de liberté dans la mise au point de détails, de proportions et enfin de décorations chromatiques, plus que suffisantes pour différencier une réalisation d'une autre.
Si ces observations sont justes, nous assistons au plus grandiose phénomène qui se soit produit dans le développement de la culture humaine: la naissance d'un style commun à l'humanité tout entière, défini par des jalons reposant sur des lois naturelles et qui, par conséquent, ne pourra plus subir d’involutions, mais évoluer seulement pour se rapprocher progressivement des vérités immuables.
Pier Luigi Nervi