Architecture d’intérieur Synthèse ou désintégration?

L'aménagement des intérieurs évolue simultanément avec l'architecture; il est le complément indissoluble des structures telles qu'elles sont offertes par les procédés techniques, au point qu'on en est arrivé à parler d'architecture des intérieurs, en adoptant le mot avec cette imprécision, il est vrai, qu'amène l’emprunt du terme germanique de «Innenarchitektur». Il est évident qu'on entend, par là, définir cette unité, tant recherchée, entre le dehors et le dedans, entre l'extérieur et l'intérieur, encore qu'il faille sans tarder préciser qu’il n’y a pas, en architecture, deux opérations distinctes, l'une qui serait relative à l'extérieur, l'autre à l'intérieur, car cela supposerait deux actions opposées où l’une ne créerait que l'enveloppe et l’autre ne revêtirait que le dedans. Ce serait abandonner une des conditions-mêmes de l’art qui doit parvenir à l’unité grâce à l’interpénétration subtile des procédés structuraux et des effets ornementaux, ce qu'on désigne par le style — qui est, à proprement parler, la manière particulière à un moment d’exprimer les élans créateurs, le génie inventif, surgissant des profondeurs de l’être.

Un regard sur l'histoire de l’art nous permet d'apprécier combien, lorsque le temps a passé, les modes de penser, d'agir, de créer ont changé, chacune modifiant entièrement l'aspect des choses ; ce mouvement continuel avec des renouvellements périodiques n'est pas près de cesser.

A notre époque, le bouleversement le plus radical s'est produit lorsque furent définitivement relégués les styles du passé au profit d’une épuration qui, après les débordements et les contorsions de I'« Art nouveau », style désormais entré dans l'histoire de la renaissance des arts modernes, a ramené les formes à la pure géométrie.

Ce fut en quelque sorte un acte de révolte de la raison contre le sentiment, le rétablissement des lois abstraites de la géométrie à une époque, la « belle époque », tant éprise de chatoiements superficiels, de décorations florales, de dentelles, de volants, de festons, de corniches et d'arabesques.

C’est de Hollande que partit le mouvement «de Stijl » auquel s'attachent les noms des peintres Théo van Doesburg, Mondrian, du sculpteur Vantogerloo et des architectes Rietveld et van Eesteren qui se vouèrent au mécanisme orthogonal le plus dépouillé, le plus net, ordonnant les surfaces, les cubes et les voies urbaines selon des tracés rectilignes, et cherchant à suggérer la transcendance de l'espace par le choc des couleurs primaires et les agencements à angle droit.

Le « Bauhaus » de Weimar, fondé par van de Velde, et continué à Dessau par Gropius et Hannes Meyer, reprirent ces recherches et les appliquèrent à tous les domaines du décor ambiant en y apportant cette détermination logique et passionnée qui caractérise les vrais pionniers.

C'est aussi à cette volonté d'abstraction et de pureté que, au début de sa carrière, s'est soumis Le Corbusier sous l’influence du peintre Ozenfant auquel il doit tant: la fondation de l'Esprit Nouveau, l'art d'écrire et de peindre, et même son célèbre pseudonyme de «tireur de corbeaux».

«Le travail humain n'existe que sous la forme de droites, de verticales, d'horizontales, etc. Et c'est ainsi que se tracent les villes et que se font les maisons, sous le règne de l'angle droit... il contient un principe fondamental de notre joie esthétique...

C’est cet esprit d'ordre géométrique, mathématique, qui sera maître des destinées architecturales... » (Conférence donnée à la Sorbonne le 12 juin 1924.) Cet admirable rappel à l'ordre était nécessaire. Mais c'était aussi une pétition de principe, car dans la démonstration-même le génie de l’homme ne saurait indéfiniment obéir aux rigueurs d'une discipline trop absolue, et l’on a pu voir dans la chapelle de Ronchamp et dans quelques parties des édifices de Chandigarh les effets d'improvisations plastiques d'un « modem style » tardif, s’apparentant aux plâtres fulgurants de Picasso ou aux fantasmagories architecturales de Gaudi, ces deux «grands d'Espagne» auxquels Le Corbusier n'a pas marchandé son adhésion passionnée, peut-être pour balancer le natif rigorisme jurassien.

Cet aperçu du renouvellement de l'art depuis l’abandon des tendances décoratives peut démontrer que quelques lois essentielles ont été retrouvées et rétablies : L'espace est représenté et mesuré au moyen de procédés géométriques ; de ce fait les lignes et les surfaces, sans subir les effets d'ornements surajoutés, sont appelées à illustrer les fonctions auxquelles elles obéissent: elles matérialisent l’espace, mais elles tendent, inversement, vers l'expression la plus pure, la plus dégagée de la matière dont elles se composent.

C'est ainsi que les nefs des cathédrales, en empruntant une portion de l'espace, réalisent la prouesse d'élever à des hauteurs vertigineuses les pierres dont elles sont faites, comme si la matière défiait les lois de la pesanteur; c'est selon les mêmes lois que la vigoureuse structure métallique de la Tour Eiffel se mue en un filigrane ténu obéissant à une formule mathématique précise qui contribue à déterminer la valeur spatiale du monument et lui confère une qualité durable.

En même temps que les formes, la polychromie a retrouvé une application toute nouvelle. Les couleurs, soumises aux mêmes règles de l’esthétique que l’architecture, évoluent vers l'harmonie lorsqu’elles sont censées apporter l'apaisement et le calme, ou bien elles empruntent les effets de contraste, si l'ambiance doit subir le choc des chromatismes heurtés.

La transparence des parois vitrées crée, actuellement, des prolongements de l’intérieur vers l'extérieur et réciproquement; l'interpénétration des accents externes et internes se révèle comme une des plus belles possibilités de l'art contemporain.

Où en sommes-nous maintenant? Sommes nous parvenus à une manière qui soit le résultat valable des recherches modernes?

La libération des styles du passé obtenue grâce aux efforts des précurseurs du début du siècle et, simultanément, la prise de conscience des règles ont-elles amené cette synthèse des arts ou cette intégration des arts plastiques dans l'architecture dont il est si abondamment parlé? Les intérieurs actuels bénéficient-ils de cette limpidité géométrique tant recherchée?

Si notre époque avait trouvé un style qui corresponde à sa manière de sentir, à son mode de vivre, il faudrait tout d'abord pouvoir déceler des signes communs, semblables et, à ce défaut, juger si nous ne nous trouvons pas plutôt en pleine désintégration des valeurs, pareille dans sa puissance explosive à l'énergie nucléaire, chargée de menaces et de promesses.

La dispersion des masses, la mobilité des populations et le mélange des peuples n'ont rien qui prédispose à la synthèse, à la concentration artistique. Les moyens techniques constamment renouvelés, les matériaux les plus divers, les influences répandues au gré des publications flatteuses déroutent plutôt qu'ils ne guident les artistes livrés à des possibilités illimitées.

Aussi l'exigence d'une synthèse des arts apparaît-elle comme un but vers lequel il faut tendre; c'est un postulat de critiques d’art ou, disons mieux, d'observateurs qui voient l'aspect extérieur des choses sans disposer de l’introspection relative au lent cheminement du travail du génie créateur. L'élaboration de cette synthèse est de longue durée; à voir les créations des intérieurs modernes, rien ne permet de conclure que nous soyons déjà parvenus à cette concentration des beaux-arts telle qu'elle a existé dans les palais et dans les églises de la Renaissance italienne ou dans les châteaux et les palais des grandes époques françaises ou encore, antérieurement, dans les cathédrales gothiques, les temples grecs et les édifices égyptiens, assyriens ou perses.

C'est qu’aujourd'hui nous vivons en plein bouleversement des valeurs: aux artistes de distinguer entre les formes désuètes et entre les normes de nos tendances permanentes.

D'un côté, les modes, les «styles» dontl'intérêt s'épuise avec le temps; de l'autre, les constantes humaines qu’aucune révolution ne parvient à modifier: le sens de l'ordre géométrique, de l’exactitude technique et de la perfection matérielle.

La tournure scientifique de notre époque ne devrait pas manquer, à la longue, d’amener l’art contemporain à abandonner l'arbitraire des effarantes émanations instinctives auxquelles on assiste aujourd'hui et de le conduire vers la précision d'expression qui lui garantisse la qualité, la durée, le style.

H. Robert Von der Mühll