L’espace habitable | Marc-J. Saugey

A un moment où l'on tente de redonner un sens total au volume d’habitation, quelques réminiscences ne sont pas inutiles.

A chacune des époques caractéristiques, aux conditions permanentes de l'habitat, dictées par la civilisation, les mœurs, le climat, etc., s'additionnaient des facteurs apparemment mineurs qui conduisaient à des solutions complètes du logis.

L’homme vit dans un tout, difficilement divisible; le paysage terrestre, les panoramas, les visions urbaines, le jeu des espaces entre éléments naturels on construits, tout contribue à la formation du cadre général de vie.

Force est cependant, dans ces considérations, de se limiter à l'un des aspects, que nous appellerons par commodité: l’espace habitable.

Dès qu’il a commencé à construire son abri, puis ensuite sa demeure, l'homme a cherché, sous des formes différentes souvent même opposées, à trouver des éléments de liaison naturels et psychiques qui pouvaient le relier sous une forme ou une autre aux éléments extérieurs, naturels et bâtis.

Lorsque l'on visite les cavernes de la Dordogne, on ne peut pas manquer d'être frappé par le choix qu'ont fait nos ancêtres des espaces intérieurs naturels. Ce choix étant certain, on ne peut qu’y souscrire. On reconstitue assez facilement les emplacements de guet, d'attente et ceux des commencements de vie commune. Les peintures, à des emplacements que l'on sent déterminés, créent déjà les éléments de liaison.

On peut faire les mêmes constatations, avec une volonté de se servir des abords extérieurs, dans les habitations troglodytes d'Anatolie, par exemple. Les accès, les terrasses constituent déjà des éléments solides de liaison avec la nature et le paysage.

Dans la Haute-Egypte, les habitations des villages, constituées avec des roseaux comme unique matériau, découlent aussi des mêmes facteurs. Ces sortes d’enclos de 2 à 4 m. de hauteur, sont disposés autour de petites placettes ; quelques paravents intérieurs forment les espaces fonctionnels rudimentaires. Ici, la liaison avec la nature est obtenue en hauteur, puisqu'il n'y a aucun toit. Et cela me rappelle cette fine et humoristique répartie d’un fellah à qui je demandais la raison de leur réserve à l'égard d'habitations fermées que leur offrait le Gouvernement: « Monsieur, il pleut dans notre région quelques jours par an.

Pourquoi veux-t-on nous empêcher toutes les nuits de dormir en regardant la lune ! » Avec les habitations des peuplades noires du Cameroun, dont les cases s'intégrent harmonieusement aux murs d'enceinte et forment des réussites spatiales incontestables, les éléments de l'habitat sont presque tous réunis sous une forme vraiment réussie. La disposition obéit rigoureusement aux différentes fonctions et moments de la vie. L'isolement total y est réalisé, de même que les contacts, ambiances, intérieurs et extérieurs.

Faisons un bond dans le temps et constatons que grâce à des rues aux multiples perspectives, des façades presque complètement vitrées, les Gothiques ont trouvé eux aussi pour leur habitat des expressions correspondant à leur façon de vivre et à leurs aspirations. En fonction d'intérieurs dont les pièces sont judicieusement dimensionnées, spécialement en hauteur, ils font intervenirl'extérieurcomme un facteur direct.

Repartons vers le sud et réunissons dans une égale admiration les réussites d'espaces habitables que sont les ensembles des pays du soleil, les Casbahs, les habitations des rivages et îles de la Grèce notamment. Tout est réuni: espaces intérieurs, atmosphères extérieures, couleurs, ambiance adéquate, etc.

Avec ses grandes compositions symétriques, aux ordonnances si rigoureuses, la Renaissance subordonne l’habitat à des impératifs d'ensemble. La liaison avec l'extérieur s’effectue par des ouvertures qui ne sont plus à l’échelle des pièces, et la vie est reportée vers l'intérieur, avec des cours dont la beauté architecturale et l'échelle nous sont connues. Là encore, les éléments de vie tout court ont conditionné l'habitat.

Pendant toute cette période de grandeur de la pierre comme presque unique matériau de construction, la rigueur de composition des grands ensembles avait sa répercussion dans la distribution intérieure des pièces, sous une forme tout aussi rigide.

Jusqu'à ces dernières années, l'homme de l'Europe centrale a continué à habiter dans des demeures, individuelles ou collectives, obéissant aux mêmes conceptions, alors que les conditions de vie, les possibilités de retrouver un accord avec les éléments extérieurs existaient déjà.

Il a fallu quelques pionniers, et heureusement parmi eux des architectes, pour secouer la couverture poussiéreuse des usages et conventions qui ne répondaient plus en rien à une nouvelle façon de vivre, donc de l’art de bâtir.

Sous les prétextes les plus divers, allant de l'esthétique à l'économique, l'on conservait, l'on imposait même, la conception d’appartements à la rigidité toute militaire, dont les pièces étaient alignées, les unes à côté des autres, dans un invisible garde-àvous. Seuls rompaient dans cet ensemble ennuyeux quelques types d’appartements dits traversants.

Rappelons-nous, et il n'y a pas si longtemps de cela, les fameux appartements de luxe, avec grand hall d'entrée «dit habitable», dont la cheminée en face de la porte d’entrée constituait l'élément principal, flanqué de chaque côté de la porte des W.C. et celle des bains, les autres parois étant aussi truffées de portes vitrées, réduisant ce hall à un complexe de circulations. L’abandon des rues-corridors, l'adoption de plus grands espaces libres, ont contribué à diminuer quelque peu l'importance de ces facteurs négatifs, mais le problème n’a pas été résolu pour autant. La libération du plan par l'ossature portante et la façade-rideau, a incité quelques architectes à rechercher des solutions rompant avec des formules périmées mais tenaces, pour les mettre en accord avec la vie contemporaine et bénéficier des possibilités offertes par un urbanisme adéquat. Dans ce domaine, les projets de Le Corbusier, de Candilis, de Wood, de Neutra, entre autres, ont ouvert de nouvelles voies.

On constate malheureusement que presque partout l'ordonnance des plans d'aménagement des quartiers d'habitation, est d’une monotonie désespérante. Là où devrait déjà commencer le domaine psychique du logis, ce ne sont que de simples espaces limités sur deux ou quatre côtés par des bâtisses rectangulaires. A ces tristes espaces, s'ajoute le lourd inconvénient du vis-à-vis, qui est certainement un des éléments primordiaux à éviter dans la forme actuelle de l'habitat. On fait beaucoup état actuellement d'enquêtes sociales dans lesquelles le facteur isolement des habitants revient constamment. Il est certain que de grosses améliorations devront être réalisées pour qu'une vie communautaire vivifiante soit à nouveau instituée. Mais le problème, semble-t-il, ne sera pas résolu par une meilleure connaissance des locataires de palier à palier, par des formes différentes de concentration à diverses densités. C'est bien plus par des équipements collectifs d’éducation, de loisirs, de culture, de civisme, destinés à succéder aux anciennes petites places de village ou de quartiers, autour desquelles la vie collective s'épanouissait.

Auparavant, dans une vie au rythme beaucoup plus lent et équilibré, des rapports plus étroits entre les différents habitants de logements, découlaient inéluctablement de cet état de fait.

Aujourd'hui, une cadence rapide et trépidante incite le travailleur à considérer son logis comme un îlot de solitude et de récupération.

Je pense qu'en dehors du travail, une double pulsation serait mieux adaptée à l’homme d'aujourd'hui: «un logis vivant», agréable refuge, possédant les prolongations extérieures voulues, et, à proximité : « les équipements collectifs » générateurs culturels, sportifs, civiques, religieux.

D'énormes et nombreux efforts doivent être encore faits dans l’étude et la réalisation des plans d'ensemble en vue de ce résultat parfaitement logique. Il est urgent et indispensable de dépasser le pauvre stade actuel du parachutage d'immeubles locatifs «boîtes d'allumettes », plus ou moins longues ou hautes, ne pouvant créer que des espaces mornes, sans possibilités d'une activité ou de détentes tonifiantes.

Par expérience, j’ai pu constater que l'équidistance entre les blocs d'immeubles jouait un rôle beaucoup moins important qu'on ne le pense. En leur judicieux, agréable et utile aménagement, réside la première condition à remplir.

J’ai vu des espaces de verdure de près de 50 000 m2, déserts le samedi et le dimanche, les gosses préférant jouer au ballon dans dans des rues étroites, au nord, parce que «c’était moins triste et que dans l'espace vert se trouvait l’école qui rappelait la semaine de travail ».

Un plan d’aménagement basé sur le double rythme, établi non pas schématiquement, mais en fonction des différents principes d’habitations, autorisant des recherches variées des volumes, d'espaces, de groupements construits selon une conception harmonieuse, permettra d'instituer, de développer une vie individuelle et communautaire adéquate.

C’est dans de tels cadres que le logis, l’espace habitable, devrait s'imbriquer, en sa forme la plus complète.

Les abords immédiats du bâtiment, l’entrée, les halls, appartiennent déjà à cet espace et doivent contribuer à dégager des réactions propices et souhaitées. Il faut donc substituer à l’entrée trop souvent étriquée, conventionnelle quelles que soient ses décorations, des halls amples, liés à la nature, pouvant même par les jours de mauvais temps, constituer des promenades intérieures aux visions agréables. Les cheminements d'accès verticaux aux appartements devront prolonger cette ambiance.

Le logis devra tout d’abord répondre fidèlement aux impératifs de vie pratique. Les trois fonctions:

— « vie commune et officielle » (hall, salon, studio et salle à manger)

— « service » (cuisine, office, bonne, etc.)

— «vie privée» (bains,chambres,rangement)

devront être nettement définies et séparées.

Les circulations entre ces trois fonctions devront être étudiées de manière à éviter de transformer certaines pièces en véritable hall de gare. Les sections « service » et « privé » pourront être conçues simplement par volumes fermés avec les commodités nécessaires.

Par contre, dès l'entrée, une gradation, un développement judicieux des volumes de la partie officielle, sera souhaitable.

De l’entrée à la terrasse-loggia, cet ensemble devra être conçu comme un tout, aux perspectives les plus variées possibles, de façon à obtenir un sentiment de libération, une liaison véritable avec l'extérieur et constituant en même temps un espace à plusieurs directions. Des jeux de parois séparant les fonctions dans ces espaces intérieurs, remplaceront avantageusement les locaux fermés avec portes.

Mais dans cette voie, d'autres progrès peuvent encore être réalisés, de façon à arriver à conférer à l'appartement la plupart des avantages de la villa. Le but sera donc «la villa dans l'espace ».

Pour obtenir ce résultat, on devra accorder une importance, un développement plus grand à l'ancienne loggia qui doit devenir une véritable pièce extérieure et être un élément de liaison nouveau entre les différentes parties de l'appartement. Elle constituera en elle-même une articulation permettant de passer sans autre de la chambre à coucher au studio, etc. Sa forme devra donc être appropriée.

Par ailleurs, et tout spécialement pour les bandes d'immeubles parallèles, malheureusement encore trop nombreuses, la suppression morale et visuelle du vis-à-vis s'impose.

Un essai à grande échelle réalisé à Genève pour le groupe de Miremont-les-Crêts a démontré combien de telles solutions pouvaient être appréciées. Cette nouvelle ambiance a été obtenue en établissant les plans d'appartement sur une trame à 60° au lieu de la trame à 90°. Sans perte de surface, au contraire, des visions plus dégagées ont été obtenues, de même que des orientations supplémentaires, sans oublier l'agrément que constitue toujours une pièce d'angle.

La loggia, d'une surface importante, de par sa forme, joue son véritable rôle de pièce extérieure, en même temps qu'elle crée des atmosphères de lumière agréables. L'ensoleillement de plus longue durée, les divers aspects du cadre extérieur au long de la journée, confèrent des avantages supplémentaires.

De grandes baies, dont certaines à la lumière tamisée par les para-vue, sans retombée de plafond, lient sans interruption espaces internes et nature.

Les diverses possibilités d'isolement ou de vie commune sont accrues, en même temps que la sensation d'une surface mise à disposition plus grande, en accord avec le site ambiant.

Les solutions d'aménagement en L, en T, en Z, libèrent l’habitant du sentiment de parcage rigide, le plus souvent sur un seul côté, en conférant à l’appartement une ambiance de « vraie villa ».

Car sur ce sujet une intéressante étude pourrait être entreprise, notamment sur les similitudes existant entre la concentration d'appartements dans les immeubles locatifs, et celle découlant des camps de guerre que constituent les morcellements aux innombrables villas, dont toutes les fenêtres dégagent... respectivement sur les façades voisines.

On pourrait y ajouter une étude psychologique sur les véritables besoins et le sens de détente de l’individu, lorsqu'on constate le succès toujours croissant des « vacances concentrationnaires » anglaises, véritables camps de bruit, de rire, dont la vogue incite de hauts dignitaires politiques et religieux à « entrer dans la danse ».

Cette nouvelle conception du logis a inévitablement un prolongement dans un aménagement intérieur. Architecture, équipement et mobilier, suivant leur conception, joueront un rôle bénéfique ou défavorable. Un autre combat, non moins difficile et subtil, devra être mené par l'architecte ou l'architecte d'intérieur, pour utiliser, intensifier, les ambiances obtenues par ces nouvelles conceptions de l'appartementvilla. On devra aboutir à un stade plus avancé et évolué que la simple organisation avec des meubles plus ou moins «avantgarde». L'abandon de certaines parties de mobilier ou équipement et leur remplacement par des solutions d'intégration beaucoup plus complète à l'architecture intérieure, constitueront un nouveau pas vers le logis total.

Les éléments de séparation des diverses fonctions, ceux découlant des besoins d'une vie plus ou moins originale, collaboreront, suivant l’interprétation qui leur sera donnée, à la création réussie de l’espace habitable. Le souvenir d’une telle réussite dans une villa de Coderch, toute blanche, au sommet d'une colline espagnole, pratiquement sans mobilier, tout étant «accroché» à la construction, souvent me revient en mémoire.

Sous une autre forme, l’intérieur des villas Jaoul de Le Corbusier, comme certaines réalisations de Wright, de Neutra, de Breuer, etc., nous guident dans cette évolution de l'espace habitable.

C’est en intensifiant de tels essais d'habitat, s’écartant délibérément de systèmes périmés, que l’on pourra mettre à disposition de l’homme, des logis dont les ambiances rendent possible une vie plus riche et plus belle.

Marc-J. Saugey