Les réalités nouvelles donnent aisément à songer | Edmond Humeau
Directeur de la presse au Conseil économique et social, Paris. Prix Max Jacob 1956. Poète, écrivain d’art. Principales collaborations: «Esprit», «Fontaine», «Arts», «Actualité artistique», «Preuves», «Le Journal des Poètes », « La Tour de Feu », « Cinquième Saison», «Le Temps des Hommes», «Mercure de France», «Le Pont de l’Epée», «Soleils d’Oc », etc. Parmi ses premières œuvres: «L’église de Lourtier » (Kündig, 1931), « Axonométrique romand» (La Nouvelle Equipe, 1932), «Maintenant» (avec un profil et des références par Alberto Sartoris, 1932). Consulter: Edmond Humeau par Gaston Puel, «Visages de ce temps », N° 6, Subervie, Rodez, 1959. Les réalités nouvelles
Parmi les rares salons parisiens qui demeurent à peu près fréquentables, celui des Réalités nouvelles possède une vertu qui n'est point vaine en un temps où le réalisme se produit sous des apparences parfaitement ineptes dont Pierre Restany s’est fait l'avocat assez farceur à prétendre qu'il se situe à quarante degrés au-dessus du zéro dada, «à ce niveau précis où l'homme, s'il parvient à se réintégrer au réel, l’identifie à sa propre transcendance qui est émotion, sentiment et finalement, poésie encore ». La querelle sur le peu de réalité a donc gagné de l'acuité.
En effet, aurait-on l'âge de ses degrés, tout l'attirail des natures collées ne susciterait guère plus d'attraits que les balbutiants lettrismes de la frairie aux papiers gras. « La sociologie vient au secours de la conscience et du hasard, déclare le manifeste du nouveau réalisme, que ce soit au niveau de la ferraille compressée, du choix ou de la lacération de l'affiche, de l'allure d'un objet, d'une ordure de ménage ou d'un déchet de salon, du déchaînement de l’affectivité mécanique, de la diffusion de la sensibilité chromatique au-delà des limites logiques de la perception. » Voilà ce que prétend apporter « une métaphysique de la technologie » à partir du rebut approprié qui se présente comme «la partie prise pour le tout », suivant une formule où la réalité dépasse la fiction, à très bon compte.
Je maintiens que l'insignifiance d'une telle sociologie où l'œuvre d'art se réduit à l’appropriation des restes sans aucune intervention du peintre ni du sculpteur peut bien se baptiser réaliste, elle n'en reste pas moins une manifestation tardigrade, une impuissance de l'esprit à dépasser ses fantômes, la courte échelle au magasin des accessoires, un simple abus de confiance en la réalité nouvelle qu'il s'agit justement d’infigurer et c'est pourquoi j’en viens au dernier salon des Réalités nouvelles, heureusement veuf de ces prétentions animistes.
Le seizième salon des Réalités nouvelles offrait un relief hautain de l'activité artistique qui, depuis un demi-siècle, se poursuit par les plus diverses phases de l'abstraction. Il ne me viendrait pas à l'esprit de vouloir analyser tous les apports que 140 peintres et une cinquantaine de sculpteurs ont offert à « l’humanité imaginante » que Gaston Bachelard salue justement comme « un au-delà de la nature naturante » et que le président Robert Fontené commente en rupture avec les apparences du monde naturel. Je veux seulement signaler aux nettoyeurs de fadeurs, à ceux qui veulent recharger les pouvoirs de leur imagination et prennent dans l’objet du tableau ou de la sculpture l’appui dévorant qui transcendera la vie des formes habituées que le mouvement est pris et qu'il est bien pris. L'artiste embraye de cette réalité qui nous obsède à la fois par son peu de consistance et par ses fantastiques propriétés de résistance jusqu'à la réalité nouvelle qui lui donne des ailes et une capacité d'accueil proprement prodigieuse.
La personnalité de l’artiste est fonction de ses pouvoirs de communication même si ceux-ci paraissent surgir d'un accès difficile et s’enrichir aux dépens de l'ambiguïté des suggestions proposées. On sent cette personnalité se révéler aussi bien dans les sculptures vraiment magiques de Jean Arp, de Carlos Cairoli rendant hommage à Henri Nouveau, dans le fantastique déchirant de Louis Chavignier ou d’Harold Cousins, dans Marino di Teana célébrant Le Corbusier, dans l'acier de Hansjörg Gisiger ou de Robert Jacobsen, dans la spirale rompue de Berto Lardera, les transfigurations de Marta Pan ou l'anamorphe lumiodynamique de Nicolas Schoffer, dans I'hommage à Kepler de Hans-Pierre Schumann, dans le prodigieux « portrait noir » de CarloSerge Signori, dans les bois de Raymond Veysset et les signes de Willy Anthoons.
En peinture, j'aime à saluer tout particulièrement la vibration des plans que Léo Breuer entraîne en un mouvement de haute poésie que je retrouve également chez Marcelle Cahn dont la continuité s’affirme comme celle de Roger Bissière, de Sonia Delaunay, de Georges Folmer ou de Jean Gorin obstinément, alors que Luc Peire, Caria Prina, Roger Thepot assurent une survie magnifique à l’abstraction qui les enchante et elle se communique. Je souhaite que Paris rende bientôt la célébration qu'il mérite à Emilio Pettoruti dont l'oiseau tropical atteste ici qu'il appartient à la grande lignée où je ne vais oublier les espaces complémentaires architecturaux de Richard Mortensen, l’éternel présent de Jean Piaubert, la présence tout court merveilleusement de Gérard Schneider, celle de Kumi Sugai', les compositions de Bram et de Geer van Velde, le « Kara » de Vasarely ni la peinture de Léon Zack pour que la planète entière se déploie et je vois que l’on commence aussi à rendre justice à Anna Staritsky, à Marie Reymond, à Ida Karskaya, à Elvire Jan, à Huguette-Arthur Bertrand; c’est excellent mais il y en a d'autres et je déplore de n'avoir point vu au salon des Réalités nouvelles Alex Smadja ni Bill Orix que je tiens parmi les meilleurs de notre âge. Cela ne veut point dire que j'attende moins, loin de là, de Camille Bryen en pleine forme avec « l'aire de l’ère », de Marcel Bouqueton, de Michel Carrade, de Gunter Frühtrunk, de Garbell, d'Oscar Gauthier, de Jacques Germain, naturellement de Gillet, de Ladislas Kijno, de Pierre Lagache, de Robert Lapoujade, de Jean Leppien, de Raymond Moisset, de Pierre Montheillet, d'Orlando Pelayo, d'Arpad Seznès, de Flavio Tanaka ou de Wendt que je découvrais ici pour ces deux derniers. Je reconnais enfin que, par « l'écorce d’Antiope », Gianni Bertini s’affirme un grand peintre et qu'il y a, sur les nuages vaguant de Frédéric Benrath à Marcel Deuque, un souffle de réalité nouvelle qui me touche comme dans «le ciel est une vitre obscurcie » de Madeleine Grenier.
Ceci ne me console point que César s’en tienne ailleurs aux voitures compressées, mais l'emboutissage du nouveau réalisme passera sur lui plus vite que n'est passé sur d’autres le goût d’un certain réalisme socialiste, tout aussi stupide et défunt, alors que Wolfgang Paalen survit superbement. Car les réalistes sont toujours floués.
Il faut savoir que la passion du réel se nourrit de l’imaginaire et triomphe des avanies accumulées quand elle se connaît dans l'acte de peindre et de sculpter qui reste du privilège humain, le sacre d'une autre réalité, pleinement autre et significative.
Edmond Humeau