Jean Georges Gisiger
Hansjörg Gisiger est né en 1919 à Bâle. Il y commence des études de médecine de 1938 à 1941, puis abandonne cette voie pour s'adonner à l’art. Il travaille tout d'abord avec un ancien élève de Rodin, et suit les cours de l’Ecole des Arts et Métiers de Bâle. C'est en 1944 qu'il commence une activité indépendante. Quoiqu’installé à Epalinges, sur Lausanne, il passe tous les hivers à Paris entre 1946 et 1955. Ses premières œuvres sculptées sont réalisées en pierre, en bois ou en bronze. En 1955, il se met à travailler le fer, et son style se modifie tout naturellement. Dès lors, il réalise une série d’œuvres importantes dont certaines sont conçues en association avec des créations architecturales: «Bateau lunaire» (1956) à la piscine du parc Sankt-Jakob, à Bâle; relief en acier pour la façade des «Magasins du Centre» à Lausanne, et « Grand Totem » au musée d’Aarau (1957) ; relief en acier sur la façade de la SBS à Genève, place Cornavin, et relief en acier pour un home au Bachgraben, Bâle (1958); cadran solaire devant un immeuble à Prilly, et luminaire en aluminium dans la nouvelle poste de Morges (1960); sculpture d’acier pour la nouvelle école de Bottmingen, Bâle (1961).
Les sculptures de Gisiger sont des machines à créer l'harmonie. Son art est rude et presque raide. Réfléchi et rigoureux. C’est une plastique qui occupe l'espace. Dans une statique puissante, ses lignes sont rapides. Elles suggèrent le mouvement. Un art qui s'articule au moyen d'une famille de formes très cohérentes : partout, on y retrouve les même types d'éléments, aux courbes d'abord tendues et élancées, puis se ramassant sur elles-mêmes. On suit leur envol abrupt. Chaque motif se construit d'un seul tenant. Il est arqué, et, comme l'arc, évoque des réserves d'énergie prêtes à exploser. Un muscle bandé: telle est cette sculpture aux accents de vigueur et de détermination virile.
Bref, dès le premier contact, une impression rassurante et affirmée, positive surtout, se dégage de cette mécanique d’acier, de ce piège enserrant la pureté formelle. Dans le monde d'acier de Gisiger, la lumière travaille par plans massifs, par tons sourds. Les ombres sont denses et mystérieuses. Chaque volume, largement traité, sonne plein et nettement défini. Les arêtes tranchent l'espace avec une certitude qu’accentue leur profil épuré, achevé. Un matériau volontaire soutient sans cesse un art tout de maîtrise et de refus de l'extériorité. Un art qui rejette le hasard, et lui préfère une expression contrôlée et sans hésitation. Mais aussi un art très humain. Ni ange ni démon. D'âge d’homme, certes, mais d'homme d'aujourd’hui.
Ce sens de l’actualité, Gisiger ne le tient pas d'un snobisme quelconque, soucieux de « marcher avec son temps ». C'est le besoin profond d'œuvrer en harmonie avec les créateurs de ce siècle : architectes, peintres, poètes... Gisiger sait ce qu’il dit lorsqu’il parle styles et civilisations. Il fonde sa sculpture sur une vaste culture — totalement bilingue du reste, puisqu'il s'exprime avec une parfaite aisance en français, et rédige en allemand des chroniques pour la presse quotidienne ou les revues spécialisées bâloises. Et s’il a fait de son esthétique un mode d'expression aussi satisfaisant et dense, il le doit au respect avec lequel il contemple une œuvre pharaonique, indienne ou primitive.
Car il pense chaque geste. Le génie inspiré la bride sur le cou, c’est bon pour le cinéma, comme les cheveux longs et l’air artiste. Non. La fantaisie ne prend sa pleine signification que soumise à une discipline intellectuelle stricte. Le travail intense a souvent nom de facilité aux dires des naïfs qui considèrent l’art comme un passe-temps agréable.
Chez Gisiger, tout est contrôle de soi et lucidité. Il suffit d'analyser son œuvre. Il y cherche — à travers l'acier — à donner le jour aux seules formes qui exigent impérieusement le métal. Le substrat n'est pas là comme une contingence secondaire. On ne peut transposer un marbre en granit, ni une terre en bronze, pas plus qu'on ne peut penser plastique indépendamment du support matériel. Gisiger crée pour le fer des œuvres qui ne peuvent être réalisées que par le fer.
Et là s'impose une technique sans commune mesure avec celle du sculpteur qui taille le roc. A l'inverse de la pierre, où chaque parcelle qui est enlevée ne peut être restituée, l'acier permet toutes les adjonctions. Mais gare aux suppressions ! Il n’est guère possible d'opérer proprement une ablation dans la chair de telles créations...
Car les Gisiger ne sont pas le fruit d'un assemblage heureux de résidus de ferraille. C'est le résultat d’un plan mûrement établi. Une combinaison de poutrelles et de tôles épaisses — pesant souvent plusieurs tonnes — dans lesquelles les liaisons les plus subtiles et audacieuses sont longuement préméditées.
Mais le danger d’une telle architecture métallique n'est-il pas de perdre de vue le sens des volumes? On aboutit vite à un univers de fil de fer... En fait, la plastique de Gisiger n’est jamais étique. Elle éclate, forte et monumentale. Elle a une autorité terrienne: les pieds solidement campés, elle se méfie des envolées gratuites et de l'élégance facile.
De même, elle n'ambitionne pas plus les surfaces polies d'un Brancusi qu’elle n'aspire aux « matières » lépreuses. Son épiderme est sain. Gris-noir, ni terne ni brillant. L’aveu du fer, sans autre.
Gisiger, avec de telles prémisses, ne pouvait donner naissance qu'à un art de haute exigence: un art totalement personnel.
Henri Stierlin