Entretien avec Otto GLAUS | Propos recueillis par Anthony Krafft

Né en 1914 dans le canton de Saint-Gall, Otto Glaus grandit dans le canton d'Appenzell. Il fait l’apprentissage de tapissier, puis il va à Zurich à l’Ecole des Beaux-Arts où il suit les cours d'architecture d'intérieur. En 1937, sur le conseil d’Alfred Roth, il va faire un stage chez Le Corbusier et participe là à diverses réalisations. En 1939, il rentre en Suisse et travaille dans un bureau de construction de l’Exposition nationale. Passionné par les problèmes d’architecture, il décide à 27 ans, de passer sa Maturité fédérale, ce qui lui permet d’entrer à l'Ecole Polytechnique fédérale où il acquiert en 1945 le diplôme d’architecte. En 1947 il ouvre son propre bureau d'architecte à Zurich. Otto Glaus est le fondateur de l’Association suisse des Architectes d'intérieur et de la revue « Intérieur ». Il est membre de la S.I.A. et de la F.A.S. De 1946 à 1960, il a été le secrétaire de la Section suisse occidentale de PA.S.P.A.N. Aujourd’hui, entouré de nombreux collaborateurs1, il a ouvert plusieurs bureaux en Suisse et en particulier à Zurich, St. Gail, Heiden, Ragaz et Arosa.

1 Quelques collaborateurs d'Otto Glaus: Bert Allemann *, Armin Antes, Max Buhofer, André Heller, Andrea Ludwig *, Jean Messerli, Hansruedi Kuhn, Dolf Schnebbli *, Heribert Stadlin, etc. * Actuellement installés à leur compte.

G. — L’architecture à mon avis est la possibilité et le devoir de créer des formes plastiques dans la réalité quotidienne; ces formes doivent essayer d'influencer par leur beauté et de faire retrouver à l'être humain le sens de l'esthétique et le sens de l'éthique.

K. — Comment, personnellement, mettez-vous en pratique cette théorie?
G.
— Au cours de mon évolution, j'ai fortement été influencé d'une part par l'architecture du canton d'Appenzell, d'autre part par les idées et les formes d'expression de Mondrian et de Le Corbusier. Ayant passé ma jeunesse dans le canton d’Appenzell, j’ai été frappé par la richesse du folklore qui se reflète depuis des siècles dans les traditions de l’architecture du pays. Depuis des centaines d'années des règles très strictes étaient imposées à toutes les constructions de la région, ce qui a permis malgré l'évolution des procédés de construction de maintenir une unité d’expression architectonique particulièrement valable. Ceci prouve à mon avis que les architectes, et en particulier les jeunes, devraient se faire un devoir de respecter les traditions locales. Il va sans dire que cela n'est valable que lorsqu'il y a des traditions locales marquées et présentant une véritable richesse d’expression. Dans le cas du canton d'Appenzell, il existe depuis des centaines d'années un module se retrouvant dans toutes les fenêtres et les volets de la région et qui impose des proportions exactes aux façades. J'estime qu'il est possible de construire dans cette région d'une façon absolument moderne tout en respectant ces traditions.

K. — Comment liez-vous cette influence avec celles de Mondrian et de Le Corbusier?
G
. — Mondrian m'a beaucoup aidé en m’inspirant une meilleure vision des proportions. Quant à Le Corbusier avec qui j’ai eu la chance particulière de travailler, j’essaye de mettre en pratique sa fameuse devise qu’il tenait de sa mère: «Ce que tu fais, faisle ! ». L'œuvre de Le Corbusier, comme celle de Wright d'ailleurs, se lie parfaitement avec le milieu ambiant. C'est ce que je cherche à réaliser dans mes constructions. J'estime également qu’il faut, comme Neutra, connaître particulièrement bien la vie intime de son client, avant de songer à lui construire sa villa.

K. — Que représentent pour vous les années passées à l'Ecole polytechnique fédérale de Zurich ?
G.
— Si j’ai appris au Poly le métier de constructeur, je doute y avoir appris autant en architecture. Durant la guerre, l'enseignement y était particulièrement limité au point de vue de l'expression architectonique. Seuls étaient autorisés les études et les projets dans le plus pur style traditionnel helvétique. Il était en effet interdit de prévoir une construction avec toit plat... En outre, apprenant que j'avais travaillé auparavant chez Le Corbusier, l'un de mes professeurs m'avertit d'un ton catégorique: «Sachez qu'ici, Le Corbusier n'est pas une référence ». Heureusement, l'enseignement s’est élargi depuis ! Cependant, je suis persuadé que l'éducation universitaire ne suffit pas. C'est par des connaissances personnelles très poussées, particulièrement dans l’histoire de l'art et de l'architecture, qu’un architecte peut mener à bien sa mission.

K. — Vous estimez donc qu'un architecte ne peut être moderne s'il ne connaît pas parfaitement les traditions et l'évolution de l'architecture.
G. — J'en suis absolument convaincu. Pourquoi en effet l'architecture pour être moderne devrait-elle être en opposition avec les traditions locales? Il ne s'agit certes pas de trouver un compromis, mais il ne s'agit pas non plus de rompre à tout prix une harmonie existante par une construction « moderniste » qui ne pourrait en définitive que porter atteinte au développement de la bonne architecture.

K. — De quelle façon pensez-vous que l'on puisse en Suisse sauvegarder les traditions sans porter atteinte au développement et à l'évolution d'une architecture moderne bien comprise ?
G. — Il n’y a qu'un seul moyen, à part l'éducation proprement dite de l'architecte, c'est l'intensification des études concernant l’aménagement national et l’édification de règlements stricts pour la sauvegarde du patrimoine. Notre pays est particulièrement en retard dans ce domaine. Si de nombreux projets existent, si de nombreuses idées sont émises par d'éminentes personnalités, il manque un « plan-programme » dont l'urgence n'est plus discutable. Ce problème est particulièrement important en Suisse malgré l'exiguïté de son territoire en raison de la grande diversité des coutumes, des traditions, aussi bien linguistiques, confessionnelles, économiques, que folkloriques. Il n'est donc pas possible d'éditer un règlement valable pour tout le territoire, comme ce pourrait être le cas dans des pays plus grands, mais dont l'unité est plus générale. Il s'agit donc d'étudier les traditions de chaque région, quelquefois de chaque vallée, afin d'éviter la construction de certaines énormités que l'on voit malheureusement trop souvent chez nous, par manque de connaissances. Trop de réalisations ne sont que des compromis sans valeur. Jusqu'au 19e siècle, des règles très strictes limitaient les erreurs. Aujourd'hui, les règlements sont trop souvent disparates. Cependant, les possibilités actuelles de la construction permettent toutes les audaces. Aussi très souvent l’architecte ne sait plus se retenir et, au mépris du bon sens, a tendance à faire l'échantillonnage de ses connaissances. Il s'agit donc pour l'architecte de trouver un juste'milieu entre un respect intelligent et bien compris des traditions et les possibilités toujours plus grandes de la construction actuelle.

K. — Existe-t-il à votre avis un moyen simple de pallier ces inconvénients?
G.
— Bien qu'on n’y pense pas assez ce moyen existe et il est à la portée de chacun. Il s'agit entre autres du Modulor que je cherche à utiliser dans la plupart de mes constructions. On prétend à tort que le Modulor, ainsi que d'autres règles d’or, présente un danger de schématisation. Au contraire, à mon avis le Modulor est indispensable car la liberté de construction et d'expression architecturale sans limite mène trop souvent au chaos dont nous sommes les témoins quelquefois aujourd'hui.

K. — Y a-t-il en architecture un problème qui vous intéresse particulièrement?
G. — Oui, en effet, depuis de nombreuses années je suis passionné par le problème des « maisons hautes ». Par sa dimension extraordinaire, une «maison haute» n'est pas uniquement un élément plastique longeant une rue, mais également une sensation plastique dominant non seulement l'endroit même de sa construction, mais les alentours. Il est donc particulièrement important pour l’architecte de bien étudier l'expression de cette immense plastique en essayant d'organiser les façades de la façon la plus vivante et harmonieuse possible. Déjà, il faut étudier différemment la base d'un immeuble tour et celle d'un immeuble normal de quelques étages. Il y a à mon avis deux solutions: la première, c’est de poser le bâtiment sur des piliers suffisamment hauts afin de sauvegarder l’effet de transparence selon les principes de Le Corbusier, la deuxième est de donner au bâtiment une base correspondant à sa forme et à son poids en organisant dans les premiers étages des locaux communautaires. En outre, les appartements, suffisamment spacieux, doivent être arrangés d'une façon que chaque habitant puisse y vivre en profitant réellement de cette situation dominante. Des loggias assez grandes pour y vivre et y jouer doivent être prévues, ainsi que des jardins d'enfants par groupe d'appartements. Le toit pourrait être réservé non seulement aux jardins mais également aux buanderies et étendages afin d’éviter la poussière de la rue et de profiter au maximum du soleil. En résumé la maison haute est une habitation verticale et la façade doit exprimer ce paysage vertical.