ASPAN - Association suisse pour l'aménagement national, Aménagement du territoire et propriété privée
Le XIXe siècle a été caractérisé notamment par deux grands phénomènes sociaux: le fantastique accroissement de la population européenne et le développement de l’industrialisation, qui ont été tous deux à l’origine d'un mouvement sans précédent de concentration humaine dans les grandes agglomérations. Ce phénomène d'urbanisation est encore sensible de nos jours, au point de constituer l’un des traits caractéristiques de notre époque.
De ce fait, la plupart de nos villes modernes, même lorsqu'elles sont loin d’atteindre le rang de grandes capitales, souffrent de maux dus à leur croissance trop rapide.
L’apparition et le développement des moyens de transport automobiles ont mis particulièrement en évidence la maladaptation de nos centres urbains aux exigences de la vie moderne. Les problèmes de circulation sont devenus le cauchemar de tous les urbanistes et ne semblent pas près de cesser d'être le centre de leurs préoccupations . Après les avoir longtemps considérés comme des problèmes de voirie, l'on prend de plus en plus conscience de la vanité qu'il y a à vouloir remédier aux seuls effets, sans s'attaquer aux causes. En d'autres termes, on se rend compte qu'aucune solution ne pourra être trouvée au casse-tête de la circulation dans les villes, sans repenser totalement le problème de l'organisation des agglomérations.
Les inconvénients naissant de la coexistence côte à côte d’industries et d'habitations, l'extension irrationnelle des agglomérations dans la campagne environnante, ont également contribué dans une large mesure, à rendre sensible la nécessité de rationaliser l'occupation et l'utilisation du sol. C'est là l'une des tâches principales de l’aménagement du territoire. Par une répartition judicieuse des diverses activités humaines sur la surface à aménager, il sera en effet possible d'utiliser au mieux les qualités naturelles de celle-ci comme d'exploiter rationnellement les installations d’équipement qui y auront été établies.
En Suisse, une occupation rationnelle de la surface utile s'impose de façon particulièrement évidente, vu l’exiguïté de notre territoire et l’extrême densité de notre population. Plus que partout ailleurs, des plans d'aménagement apparaissent donc, dans notre pays, comme une impérieuse nécessité. Ceux-ci posent cependant de graves problèmes dans notre ordre social encore fortement empreint du libéralisme et des théories individualistes du siècle passé.
Dans quelle mesure l'autorité est-elle compétente, pour restreindre la liberté des administrés et particulièrement celle des propriétaires fonciers? — C'est là une question extrêmement délicate étant donné la multiplicité et la diversité des incidences des plans d'aménagement modernes.
La liberté de l'individu connaît un certain nombre de restrictions découlant de la liberté des tiers. L'homme, être social, ne saurait empiéter sur la liberté d'autrui par l'exercice de la sienne propre. Une autre catégorie de restrictions s’y ajoute: celles découlant de l'intérêt de la communauté. Dans quelle mesure l'individu peut-il faire de sa liberté un usage contraire à l'intérêt collectif? C'est là une question de degré et de circonstances.
La publication, dans un journal, d'un article opposé à la politique du gouvernement, peut rester dans les limites de la liberté de la presse ou les excéder, selon que le pays est en paix ou en guerre, par exemple. On ne saurait dans tous les cas soutenir que la liberté de l'individu doive nécessairement être sacrifiée à l'intérêt général quel qu'il soit. En d'autres termes, un intérêt public quelconque ne saurait justifier toute restriction au droit de l'individu, en particulier dès que celle-ci atteint un certain degré de gravité. Un rapport de proportionnalité est nécessaire entre l'intérêt public invoqué et la restriction au droit du particulier qu'il justifie.
Notre ordre constitutionnel garantit à l'individu un certain nombre de libertés et le protège contre des immixtions excessives de la collectivité dans sa sphère d'autonomie. La garantie de la propriété est le droit individuel le plus fréquemment invoqué en face des restrictions qu’impliquent des plans d'aménagement. Il ne faut pourtant pas perdre de vue que l'aménagement du territoire pose également de graves problèmes du point de vue de sa compatibilité avec le principe de l'égalité devant la loi et avec la liberté du commerce et de l'industrie. En outre, la liberté d'établissement s'opposera à toute mesure directe de décentralisation industrielle.
Il est cependant évident que c'est la propriété privée qui se trouvera le plus fréquemment en opposition avec les plans d'aménagement et les mesures nécessaires à leur réalisation (expropriations, remaniements fonciers, restrictions plus ou moins graves au droit de bâtir etc.).
Certains ont cru voir la solution de ces problèmes dans une socialisation totale ou partielle du sol. Tel est notamment le cas de l'architecte bàlois Hans Bernoulli.
Un tel système mettrait l'individu sous la dépendance étroite de l’autorité qui se verrait confier des pouvoirs extraordinairement larges et l'on est en droit de se demander si les avantages qu'il comporte suffiraient à compenser les sacrifices qu'il implique. Une telle solution constituerait au surplus une entorse à tout notre système économique et social. On ne peut donc qu'approuver le Tribunal Fédéral, d'avoir jugé, dans un arrêt récent \ qu'une telle procédure était incompatible avec notre constitution. Il ne faudrait cependant pas en conclure que la Cour de droit public veuille ainsi condamner la politique d'achats de terrains pratiquée par la collectivité, dans la mesure où cette politique ne tend pas à conférer à l'autorité une position de monopole.
D'aucuns se montrent partisans d'un prélèvement étendu de la plus-value foncière permettant de compenser, en partie tout au moins, les indemnités considérables dont certaines mesures prévues par les plans d’aménagement peuvent entraîner le paiement. Dès l'instant où l'on dépasse le cadre du prélèvement de la plus-value née de la réalisation de travaux d’équipement (construction d'une route, d'un égout, création d'une zone de verdure etc.), celui-ci pose non seulement des problèmes théoriques complexes, mais surtout se heurte à des difficultés pratiques si considérables, qu'elles risquent de paralyser la réalisation du plan au lieu de la faciliter.
En Grande-Bretagne, où le gouvernement Attlee avait fait voter en 1947 une loi instituant un prélèvement étendu de la plusvalue foncière, l'expérience a démontré tous les dangers que de telles mesures entraînaient quant à leurs effets sur le marché de la construction.
En conclusion, il nous paraît à l'heure actuelletrès difficile d'introduire dans notre ordre juridique des mesures radicalement nouvelles, visant à supprimer l'obstacle de la propriété privée. Il en est de même des mesures destinées à faire régner une parfaite égalité de traitement entre tous les propriétaires fonciers; celles-ci risquent du même coup de paralyser l'autorité d'urbanisme. D’autre part, nous devons avouer notre scepticisme quant à l'efficacité des mesures que notre droit met actuellement à la disposition de l'urbaniste, dès l’instant où celui-ci se heurtera à un nombre tant soit peu considérable de propriétaires récalcitrants et que les restrictions apportées aux droits de ceux-ci revêtiront une certaine gravité.
En admettant par hypothèse qu’elle puisse invoquer un intérêt public suffisant, l'autorité se trouvera, dans de nombreux cas, dans l'impossibilité matérielle de faire face aux obligations financières découlant pour elle de son obligation d'indemnisation.
Ce n'est donc que dans les cas où elle n'aura affaire qu'à une petite minorité d'opposants, qu'elle pourra effectivement prétendre imposer sa volonté.
C'est pourquoi des réalisations d’envergure nous paraissent avoir peu de chances de succès sans une entente entre propriétaires fonciers et autorité d'urbanisme.
A cette fin, une transformation de l'optique du propriétaire foncier moyen est indispensable. L’octroi d'avantages fiscaux concernant l'imposition de l'immeuble3 ainsi que des campagnes d'information de l'opinion publique nous paraissent plus propres à porter des fruits que des projets d'expropriations massives, condamnés, par la force des choses, à jaunir dans les cartons de l'administration.
J. M. Roulin
1. Arrêt non publié Liberal-sozialistische Partei Basel et consorts contre Grand Conseil de Bâle-Ville du 17 juin 1959.
2. Town and Country Planning Act, 1947. Cette loi a été modifiée de façon importante par les Town and Country Planning Acts, 1953, 1954 et 1959.
3. A cette fin, une modification du texte du concordat sur l'interdiction des arrangements fiscaux du 10 décembre 1948, auquel la très grande majorité des Cantons ont adhéré, serait nécessaire.