Les buts de l’architecture par Marcel Breuer
L'architecture se transforme aujourd'hui, et les tendances dont la présence était timide s'affirment, avec vigueur. A ce stade, il importe de distinguer les changements dus à des considérations de modernisme de ceux produits par la recherche de création.
Il y a une continuité de progression, en dépit de nos erreurs et de nos faiblesses. Je crois au progrès. Il est évident que de nos jours, un ouvrier de fabrique, grâce à la semaine de cinq jours de travail, à ses loisirs, au confort de son habitation, se trouve mieux équipé pour vivre heureux qu'un ouvrier d'il y a deux mille ans. Il est possible qu'il ne sache pas encore tirer le meilleur parti de ces avantages, mais le fait que tout cela soit à sa portée est un facteur positif. Nous aimons à évoquer le passé sous un voile romantique et tendons à oublier que la fabrication en série et le travail monotone existent depuis des siècles. Jadis les travaux physiques étaient bien plus éprouvants qu’aujourd'hui.
Bien avant l'invention du système Taylor, la plupart des travaux étaient monotones, qu’il s'agisse de la construction des temples grecs, des routes romaines, des cathédrales médiévales, des palais de la Renaissance, des meubles Chippendale.
On dit que lorsqu’une chaise est belle, elle est également confortable; cette assertion est aussi discutable que l'inverse. Je pense que la chaise de Mies Van der Rohe est par définition une chaise assez confortable.
Comme par surcroît elle est joliment dessinée, elle obtient nos suffrages, et de ce fait, notre critique sera portée à l'indulgence. Mais la beauté ne peut faire oublier qu'une chaise doit être avant tout un siège confortable. En d'autres termes, il faut éviter toute confusion. Même si nous admettons que les yeux sont notre moyen d'enrichissement le plus sollicité, nous ne pouvons négliger nos autres sens.
Nous n'avons aucune raison de dénoncer bruyamment les tendances asymétriques de l'architecture moderne en 1962. Ces tendances datent de plus de trente-cinq ans; en effet, la période révolutionnaire de 1920 était opposée à la symétrie. En 1930 déjà, la notion d'asymétrie à tout prix était dépassée. Depuis, on s’est attaché à la symétrie inhérente des formes élémentaires et géométriques en se basant sur le fait que le centre d’une construction renferme la partie la plus importante, puisqu'elle se trouve à égale distance de ses côtés. La symétrie démodée a disparu vers 1920 en tant que principe formel de composition et la liberté de dessiner une construction de manière symétrique ou asymétrique s’est établie dès 1930. Dans la présente évolution de l'architecture, cette liberté est toujours vivante.
L’individualisme n’est pas incompatible avec l'ordre et la discipline. De plus, il semble qu'on ne puisse attendre grand-chose de l'individualisme indiscipliné. Il serait impensable autant qu'impossible de dessiner chaque bâtiment d'une ville comme des compositions indépendantes l'une de l'autre.
Il est logique de trouver à des problèmes semblables des solutions proches. Il y a sans doute un nombre restreint de différences entre deux maisons de huit pièces bâties en 1962 dans la même classe de prix.
On trouve des variations, des nuances, des différences de caractère des propriétaires, des sites, mais il y a un dénominateur commun des solutions semblables pour chaque problème, au point que les différences réelles sont peu nombreuses.
L'architecture doit créer des formes qui puissent être répétées. C'est probablement la personnalité de l'architecte qui tend le plus à l'expression individuelle, aussi sa recherche d'un dessin, sa vérification des problèmes apparemment résolus, sont des facteurs de progrès.
L'homme devient créateur lorsqu'un besoin physique ou émotionnel est négligé. Bien des architectes pensent que l’architecture actuelle devrait être bouleversée, et que les murailles de verre sont surfaites. Je n'ai pas l'intention de renier la transparence de l'architecture, l'espace intérieur lié à l'extérieur, le courant d’espace à travers une structure, visuellement parlant, les sensations physiques et esthétiques du matériau qui produit ces phénomènes: le verre.
Mais il y a beaucoup d'autres possibilités quand l'architecture n'est pas enserrée dans des règles étroites. Il y a aussi bien des désirs que le mur de verre ne comble pas.
Nous avons besoin d'une vue plus large de l'esthétique. Nous pouvons utiliser d'autres matériaux que le métal et le verre. Le vocabulaire de l'architecture doit être considérablement enrichi: la façade de notre œuvre doit être élargie. Les gouttes d'eau en mouvement dans l’espace sont larges à l’avant, et se resserrent à l'arrière.
Aujourd'hui certaines tendances se dégagent telles que l’invention, la structure, ia modulation plastique, la préoccupation d'échelle, car la liberté de l’architecture moderne s’affirme, surtout envers les traditions du passé. Ce processus de libération se poursuit, s’accélère même pour réagir à une certaine architecture moderne « à succès »qui s'engage dans une impasse, montrant une discipline qui exclut l’aventure, discipline assez tyrannique, sans relation avec le progrès, ni avec les besoins humains ou visuels. Le fait qu'une tendance au chaos semble apparaître dans certains domaines de l'architecture ne doit pas nous inquiéter. Il est vraisemblable que les critiques d’art de la Grèce antique parlèrent de chaos lorsque leurs sculpteurs commencèrent à éloigner les bras du torse de leurs statues. Rien n'est plus aisé que de voir du chaos partout et de regretter le bon vieux temps.
Dans la recherche du progrès, la forme de la goutte d'eau ne s'applique pas uniquement aux problèmes de l'esthétique. Il y a bien des réalités physiques, des difficultés fonctionnelles et structurelles à envisager.
Les façades de verre et les panneaux de nos immeubles commerciaux, qui sont souvent beaux, n'ont généralement pas de supports de structure dans le plan de la façade. Selon un dogme moderne, ce sont des murs-rideaux indépendants de la structure verticale de la construction qui se trouvent à quelque distance derrière la façade. Tout va bien si l'immeuble contient de larges espaces sans séparations, mais dans le cas contraire, les piliers déparent. C’est pourquoi dans un certain type de construction les piliersdevraientêtrepartieintégrante de la façade. Quant à savoir si les besoins et fonctions de cet immeuble doivent conditionner les façades ou non, nous dirons que ces pensées, bien qu'elles soient discréditées en ces jours de lutte pour la liberté du style, des formes, ne peuvent que nous orienter vers une esthétique nouvelle, une recherche individuelle renouvelée, et peutêtre vers une expression plus valable.
Pour être de valeur, l'expression individuelle devra suivre le mouvement axial de l’architecture, qu’elle découle d'une recherche fonctionnelle et analytique, ou simplement de l'imagination et de la rébellion.
Il n'est pas certain que nous ayons le besoin ou le désir d’un style. Même si parfois notre œuvre paraît résulter d’une discipline formelle, notre but, tant à l'élaboration qu'à l'exécution, n'est pas de créer un style. Un style d’architecture est généralement associé à l'idée d'un traitement reconnais sable, avec des motifs indépendants de la situation, qui se retrouvent dans des constructions aussi diverses que des maisons, des églises, des fabriques. Bien entendu, chaque architecte a son expression propre, structurelle. Il ne convient pas de parler d’un des éléments de l'architecture en l’isolant de son contexte. C'est pourquoi la critique de l'architecture est si ardue. Il semble que des formes caractéristiques s ’ébauchent pour chaque sorte de construction. Les immeubles commerciaux ressembleront de moins en moins aux maisons d’habitation, aux hôpitaux, aux théâtres. Le panorama de nos villes sera moins dominé par un motif d'ensemble. Pourtant des bâtiments similaires seront groupés tout en étant perméable aux influences de son temps. Mais le but de l'architecture est de trouver à chaque problème sa meilleure solution, tout en considérant l'esthétique, les fonctions, la structure logique, l’inven
tion, les matériaux, les besoins humains et sociaux, et surtout en créant une synthèse de tous ces aspects. Lorsque nous nous efforçons de matérialiser la forme la plus pure de nos réflexions esthétiques, nous essayons de trouver en même temps l'expression la plus claire d'une conception pour former une continuité. Voir San Marco à Venise, rue de Rivoli à Paris. N'oublions pas que les besoins fonctionnels ne sont pas seulement physiques, mais aussi humains. La maison n'est pas seule ment une machine à habiter. Alors qu’une fabrique peut ressembler à une chaîne de production, un laboratoire est bien différent. De même si un entrepôtdoit être fonctionnel, au sens de l'architecture, les fonctions d’une église ou d'un musée doivent être accentuées bien au-delà de l'utilisation.
Il est évident que les mille bureaux d'une grande administration seront par leur nature semblables (l'individualité étant laissée aux usagers), tandis qu’une chapelle au sommet d'une montagne sera par nature et fonction une expression propre. L’individualité et la discipline ne sont pas des extrêmes en architecture; ce sont souvent des compléments dans une personnalité, dans une œuvre. L'architecture doit avoir un fondement universel, les constructions survivent aux hommes. Construire est une passion. Quant au but de l'architecture, il doit être au-delà de la forme pure, de l'utilisation pure, plus qu'un toit sur nos têtes, davantage qu’un produit sur le marché. Comment condenser ce but en une seule phrase? L'art de l'espace? L'expression de la technologie moderne? Un diagramme verre-brique-acier des besoins? La sculpture avec une fonction ? Une structure bâtie sur l'économie et la logique? Un opportunisme pour la brutalité nouvelle ou ancienne? L'élégance de l'art pour l’art? Musique surgelée? L'instinct atavique de se cacher? La réincarnation des images historiques? Une projection physique des forces sociales ?
Dans l'angoisse de la recherche d'une définition précise de ce but en architecture, j'ai composé il y a bien des années mon premier et unique poème:
«Couleurs que vous écoutez, Sons que vous apercevez, Le vide, du coude effleuré, L'espace pourléché, Le parfum des dimensions, De la pierre, l'infusion.»
Marcel Breuer
Marcel Breuer.