Jean Tschumi 1904-1962 | Pierre Vago
Huit mois, déjà... Et, pourtant, j'hésite à employer le passé. Tellement Jean Tschumi est vivant, présent. Je crois entendre sa voix... Il est là, assis devant moi, dans ce bureau du quai Malaquais, devant cette table du petit restaurant du quai Voltaire, où nous avons si souvent bavardé, discuté ensemble. Et maintenant, devant cette feuille de papier, la foule des souvenirs m'assaille. Depuis ce Jean Tschumi, encore inconnu, dont les circonstances avaient fait le président du premier Congrès de l'Union Internationale des Architectes, dans sa bonne ville de Lausanne, jusqu'à l'ami qui me ramenait de Suisse ma petite Catherine, sa filleule — ce matin de janvier 1962 où je le vis pour la dernière fois. Moins de trois lustres, jalonnés par les congrès de l'UI A, cette grande famille qui créa les premiers liens entre nous et m’apprit à connaître, à estimer, à admirer et, enfin, à aimer l'ami irremplaçable et inoubliable si brusquement parti.
En 1948, Jean Tschumi était professeur, chef des ateliers d'architecture et d'urbanisme de la nouvelle Ecole d’Architecture que la Polytechnique de l'Université de Lausanne avait créée en 1943. En 1934, il avait ouvert un cabinet d'architecte à Paris, ville où il fit ses études à l'Ecole des BeauxArts, dans ie célèbre atelier du vieux maître Pontremoli où furent formés quelques-uns parmi les plus brillants architectes français de sa génération. Dans cette période si difficile pour les jeunes architectes, il s'était consacré surtout, comme beaucoup de ses camarades, à ce qu'on appelle en France la « décoration » : architecture d'intérieur, mobilier, aménagement de magasins. Il travailla notamment avec Ruhlmann avant de devenir « directeur artistique » des Etablissements Edgar Brandt.
Installé boulevard Saint-Germain, Tschumi s'occupe encore de décoration tout en s’intéressant de plus en plus aux problèmes d'urbanisme. En 1937, il obtient une récompense honorifique pour une étude de circulation souterraine pour Paris. Il participe à plusieurs concours, prononce quelques conférences, écrit de rares articles, presque tous consacrés aux problèmes généraux de l'urbanisme. Il fait ce que font tant de ses camarades, suisses ou français, entrés dans la profession pendant la période qui précède le grand cataclysme de 1939-1945. En 1948, on peut dire que cet architecte de 44 ans n'a encore rien bâti.
Comme pour d'autres maîtres (et non des moins illustres !), pour Tschumi la notoriété a commencé grâce à des « activités parallèles ». Nous avons appris à connaître et à apprécier un homme, un professeur, un organisateur, avant de savoir quelle était la valeur de l'architecte qu'il n'était pas encore effectivement.
La révélation, ce fut l'immeuble des laboratoires Sandoz à Orléans (1949-1952). Fortement influencé par Auguste Perret, Tschumi s'y révèle architecte, pleinement, puissamment, architecte dans le sens, précisément, que Perret donnait à ce titre prestigieux.
La conception est claire, la composition classique; la structure est affirmée, les matériaux sont employés avec logique, sans peau ni fard ; la forme traduit les fonctions.
Ce qui frappe, c’est la vigueur de la personnalité qui s’exprime à travers le rythme, les proportions, les profils, et le soin extrême apporté à l'étude et à la mise en œuvre jusqu’aux moindres détails. Les plans d'exécution, que je connais fort bien, dénotent une application, une volonté de bien faire presque émouvante, certainement exceptionnelles.
Usine de produits chimiques Saint Pierre-la-Garenne, France. La construction de ce bâtiment a été effectuée par étapes de 1952 à 1961. L’édifice, tel qu'il apparaît sur les photos Nos 2 et 3 n'est que la première tranche d'un ensemble que Tschumi n'aura pas eu la joie de voir entièrement terminé, puisque le chantier s’achève au moment où paraissent ces lignes.
Le bâtiment administratif de la « Mutuelle Vaudoise Accidents » à Lausanne devait confirmer les qualités que les laboratoires Sandoz laissaient présager. Mais la personnalité de Tschumi s'affirme. L'influence d'Auguste Perret n'a pas disparu, fort heureusement; elle ne disparaîtra jamais complètement. Mais elle est moins apparente et se manifeste davantage dans la conception et dans les principes que dans les formes.
Sans rien perdre de cette puissance qui caractérise le bâtiment d'Orléans, celui de Lausanne s'en distingue par une plus grande souplesse, par plus de liberté; plus de légèreté dans les proportions et d'élégance dans les profils et la modénature. Là, apparaissent le souci d’adaptation au site, d’union intime avec la nature et l’inclusion de la végétation dans la composition que favorise, certes, un emplacement exceptionnel mais dont l'architecte a su tirer parti admirablement. Là apparaissent aussi des détails d'une sensibilité, d'une subtilité qu'Orléans ne laissait pas deviner mais qui caractériseront, de plus en plus, l'œuvre de Tschumi. Par contre, le soin du détail — je dirais presque la conviction que, dans une œuvre, rien n'est secondaire, rien n’est négligeable; que la qualité finale suppose une égale exigence apportée à l'étude et à la solution du moindre élément, de la qualité de la moindre composante — est encore développée et particulièrement sensible. Je n'oublierai jamais la visite que nous fîmes ensemble, où Jean voulut tout me montrer, se penchant sur ce qui, pour neuf architectes sur dix (et je ne pense qu'aux meilleurs !) eût été vraiment négligeable, expliquant comment, et au prix de quels efforts, recherches, hésitations et mises au point, telle question avait reçu telle réponse ; montrant un soin de myope pour tout ce qui est particulier, sans qu’à aucun moment le détail ne l'ait détourné de la vision de l'ensemble. Oeuvre complète où l'architecte a pu tout concevoir et tout réaliser, y compris les équipements, l’ameublement et ces espaces verts où je découvris l’amour que portait mon ami à la nature, et particulièrement aux plantes et aux fleurs.
C’est en 1951 que Tschumi obtint le 1er prix au concours pour le siège de la « Mutuelle Vaudoise Accidents », à la suite duquel il fut chargé de la réalisation de cet immeuble.
L'année suivante, c’est encore à la suite d'un concours qu'il fut désigné comme architecte de ce qui devait être — et qui sera peut-être un jour! — l’Hôpital Suisse de Paris. A ce projet, Tschumi travailla, avec de longues interruptions il est vrai, de 1952 à sa disparition, ayant dû recommencer dix fois son étude pour tenir compte des changements de programme, de terrain, d'exigences administratives — calvaire trop connu des architectes mais qui, dans ce cas, n’a pas reçu cette récompense qu'est de voir le rêve enfin réalisé. Ici, le projet est encore dans les cartons de l'agence.
Mais c'est l'immeuble Nestlé de Vevey qui consacra Tschumi comme un des tout premiers architectes de sa génération. On trouve dans cette œuvre les mêmes caractéristiques et les mêmes qualités que dans l’immeuble de Lausanne; mais, si la direction n'a pas changé, Tschumi a fait encore un pas en avant dans la voie qui lui était propre.
Ce n'est pas ce que l'on pourrait appeler «génial». Et certainement Tschumi n'aspirait nullement à faire une œuvre géniale lorsqu'il a conçu son édifice de Vevey, de même que, quelques années plus tard, lorsqu'il étudiera le siège de l'O.M.S. à Genève, il ne recherchera pas l'originalité, le nouveau à tout prix, l'étonnant, l’effet plastique inédit. Son ambition est autre. Sa recherche tend vers la perfection, non vers la nouveauté. S'il considère que l'expression plastique est essentielle, elle ne sera jamais obtenue par le sacrifice de la fonction, de l'utilité, de l'économie (dans le sens le plus élevé du terme), de l'honnêteté constructive. A juste raison, et avec un rare courage moral, Tschumi renonce à ce titre de gloire, combien éphémère, qu'est d’être toujours à la pointedela recherche plastique, créateur de formes trop changeantes, trop vite démodées; à la tentation de faire en chaque occasion une œuvre qu'une certaine critique consacrera comme «personnelle» et qui sera immédiatement (et bêtement)
imitée, et aussi vite oubliée... Avec l'immeuble Nestlé, Tschumi atteint une grande maturité. Il y parvient par l'effort patient et consciencieux, par une extra ordinaire exigence vis-à-vis de lui-même,
par une honnêteté morale et intellectuelle exemplaires. Pas à pas, plus profond que brillant,' il développe une personnalité sensible, une technique savante, une gamme de formes plus riche, une fantaisie moins liée par la rigueur logique. Ici encore, Tschumi est servi par un site magnifique et par un maître d'ouvrage qui lui fait confiance et qui lui donne les moyens nécessaires; mais cela ne diminue en rien le mérite de l'architecte qui a su utiliser pleinement, et admirablement, les possibilités qui lui étaient offertes. 1960 a été une grande année pour Jean Tschumi. Le Prix Reynolds — 25 000 dollars
— lui a été attribué pour son immeuble de Vevey. Et le jury du Concours international ouvert entre quinze architectes de réputation mondiale, invités par l'O.M.S. à étudier le nouveau siège de cette institution, lui a décerné, à l'unanimité de ses membres architectes, le premier prix. On connaît les projets présentés par les excellents architectes que sont Saarinen, Kenzo Tange, Arno Jacobsen, A. Reidy, etc. Et l'on se souvient peut-être des raisons qui ont déterminé le jury et qu’un rapport détaillé a longuement expliquées2. C'est parce qu'il n'a pas essayé de créer à priori un « monument », que Tschumi a abouti à un projet qui a des chances de devenir une grande œuvre. On y retrouvera — si ceux qui ont la charge (ô combien redoutable I) de réaliser le projet ne trahissent pas son auteur — les mêmes qualités qui forcent l'admiration de tous ceux qui visitent l'immeuble de Vevey: mépris de l'originalité, dédain de la facilité, recherche honnête, modeste, patiente de la meilleure réponse à toutes les questions qui se posent, quelle qu'en soit l'importance apparente, en les considérant toutes également importantes parce qu'éléments d'un tout. Un tout dont la qualité doit résulter autant de la qualité_de chacune de ses composantes que de celle de la conception générale et de la perfection de l’exécution.
C'est dans la force de l’âge, dans la pleine possession de tous ses moyens, au sommet du succès, alors qu'il semblait avoir atteint la maîtrise dans l'expression et dans la technique et que tant de richesses étaient contenues en puissance dans sa personnalité, que Jean Tschumi a été arraché à sa compagne, à ses enfants, à ses amis, à ses élèves, à ses travaux, à sa profession — à 'architecture !
Outre le palais de l'O.M.S. , d'autres projets étaient en chantier ou à l'étude, plus ou moins avancés: les plus importants sont propablement l'immeuble de la S.O.P.A.D., dans l'agglomération parisienne, dont la réalisation est en cours et dont tous les plans d’ensemble et de détail étaient pratiquement achevés; et cette fameuse tour de Lausanne dont les premières études révèlent un nouvel aspect de Tschumi, une direction apparemment différente qu'il abordait du reste avec une grande prudence, presque avec crainte ou méfiance; non par manque d'enthousiasme mais en vertu de cette honnêteté foncière, de cette modestie qui le caractérisaient.
Loin de se laisser griser par la tentation d'un programme qui sortait tellement de l'ordinaire et qui permettait toutes les audaces, toutes les libertés plastiques —Tschumi n'oubliait pas ce grand principe qu'il avait toujours proclamé et défendu au sein de l'Union Internationale des Architectes dont il fut, de 1953 à 1957, le président aimé et estimé —, à savoir que le premier devoir de l'architecte est son devoir social, la conscience de ses responsabilités vis-à-vis de la collectivité humaine, de la cité dont il doit être le serviteur.
D'où cet intérêttoujours porté à l'urbanisme et la traduction dans les faits du principe de cette « planification intégrale » proclamée par l'U.I.A., en vertu duquel nulle œuvre ne peut être isolée de son contexte, séparée de son cadre, étudiée et réalisée indépendamment de ce qui l'environne.
Que l’on n’imagine pas que l'amitié m'aveugle. Je sais bien que tout n'est pas parfait dans l'œuvre de Jean Tschumi; je sais que certaines constructions (industrielles, en particulier) ne dépassent pas l'honnête moyenne; que l'on pourrait trouver par-ci, par-là un détail qui peut appeler des réserves. Il en est ainsi pour l'œuvre des plus grands maîtres, d'aujourd'hui comme pour ceux d'hier.
On peut aussi faire remarquer que Tschumi a eu la chance de pouvoir travailler principalement pour une « clientèle » de choix, et se pencher sur des problèmes qui n'ont rien de comparable avec ceux sur lesquels s'usent tant de ses confrères: habitations, écoles, avec des programmes étriqués, des crédits de misère, des délais insuffisants, des contraintes paralysantes, de mesquines tracasseries administratives, etc. Il en était d’ailleurs conscient et en convenait volontiers.
Ses méthodes de travail m'ont parfois étonné, et je l'ai envié de pouvoir se permettre de les employer. Mais ces conditions favorables, il les devait en grande partie à son pouvoir de persuasion et à la confiance qu'il réussissait à inspirer à ses « clients » et que les résultats ont toujours justifiés.
En relisant ces notes, je suis frappé par le fait que les termes que je viens d'utiliser pour parler des travaux de Jean Tschumi s’appliquent aussi bien à l'homme qu’à son œuvre. En près de 14 ans, je peux dire qu'une véritable intimité s'était établie entre nous, intimité limitée par l'extrême pudeur avec laquelle mon ami abordait certains domaines mais qui, sur d'autres plans, était aussi complète que possible. Au cours de longues conversations, à Paris ou en Suisse, pendant nos voyages communs dans une bonne douzaine de pays des trois continents pendant les vacances que nos familles passèrent en commun, j’ai découvert un être sensible, un peu timide (je me souviens de ses premiers actes et discours de président de l’U.I.A. I), mais d’une énergie farouche lorsqu'était en cause ce qui lui paraissait essentiel ; consciencieux jusqu'au scrupule, honnête et droit (et certaines faiblesses humaines ne contredisent nullement cette appréciation) en même temps qu'ardent et enthousiaste; réalisant la symbiose de qualités souvent contradictoires : idéalisme et sens pratique; — avant tout, passionné pour son métier.
Sans aucun doute, l'architecture était la raison première de sa vie, et à son amour de l'architecture tout était subordonné et parfois sacrifié.
Pierre Vago
1 «Je ne voudrais pas que l’on se méprenne sur le sens de ces paroles. Tschumi était tout autre qu’un « bon élève » appliqué, dépourvu de dons créateurs et de ce grain de folie qui est le propre de l’artiste. Une de ses dernières œuvres, la très remarquable Aula de l’Ecole Polytechnique de Lausanne, objet aujourd'hui de vives polémiques, en est une preuve assez frappante. Mais il savait discipliner l’intuition et soumettre l'idée au sévère contrôle de la raison dans son incessante recherche de la vérité et de la perfection. » 2 voir Architecture 7, p. 206-211.