L’œuvre de Le Ricolais | Léon Prébandier
Les résultats d'une œuvre scientifique tiennent en peu de mots et l’œuvre de Le Ricolais est une œuvre scientifique, il semble toujours possible après coup de déduire les résultats finaux des premières préoccupations et pourtant rien n’est plus inexact. Une œuvre est faite de moments d'ombre et les quelques clartés qui la jalonnent accentuent encore l'écart entre celui qui l’élabore et les autres. Sans doute faut-il le savoir: Le Ricolais fut longtemps un solitaire connu par ses écrits et c'est aux USA qu'il a trouvé le climat scientifique dans lequel l'œuvre pouvait se développer expérimentalement.
De quoi s'agit-il? Essentiellement de la notion de forme et de la notion d'espace.
Mais pour comprendre l'œuvre, un préalable s'impose. Il convient de se débarrasser de l'approximation sensible si familière aux architectes et dont la valeur n'est pas niée ici, mais qui appartient à une esthétique où la notion intuitive de la forme joue un rôle primordial. Pour l’architecte, dès l’instant que la forme devient aventureuse, il réclame de l'ingénieur un coefficient de sécurité et celui-ci est obtenu selon des méthodes qui évoluent au gré d'un empirisme rentable dont la progression demeure lente, et cela d'autant plus que nos structures industrielles restent liées à des groupes financiers.
En outre, une fraction de l'architecture est pourrie par une pseudo-science. Il y a des mensonges, des farces partout et nous vivons parmi eux. A certaines heures, l’air même qui nous entoure devient équivoque ou ambigu par l'incompétence de certains esprits. Ainsi il est amusant de mettre en chiffres certains rapports de proportions et de reprendre les tracés régulateurs d'Athènes et de Rome, non seulement amusant mais commode. De tels instruments rendent de précieux services. Toutefois ils ne dépassent pas le niveau d’une géométrie euclidienne souvent mal comprise et ne peuvent être taxés d'œuvre scientifique contemporaine.
Les travaux de Le Ricolais doivent se situer sur un autre plan. Rien d'ailleurs n'est moins exclusif que l'homme, dont la vie fut mêlée à l'art de notre temps. S'il s'agit de la recherche du bonheur, Le Ricolais pourrait défendre les maisons de banlieue qui cernent Paris contre des bâtisses dans lesquelles l'homme est contraint à mille servitudes sociales, car il s’agit bien d’être libre pour enfin réfléchir.
Pour le mathématicien des structures, la nature est pleine d'enseignement et Le Ricolais a beaucoup observé les formes naturelles. Une des bases de l'œuvre vient d'une réflexion sur les radiolaires. Pour ceux que cela intéresserait signalons qu'à la fin du XIXe siècle les Allemands publièrent un inventaire très détaillé de ces protozoaires aquatiques. Les dessins en sont merveilleux.
Les radiolaires se composent de formes types répétées. Ces formes et leur répétition conduisent à un ensemble de structures dans l’espace dont l'étude mathématique contraint à une pensée qui se développe hors des normes habituelles. Des analogies peuvent naître alors entre ces structures naturelles et les structures géométriques de réseaux réticulés à trois dimensions. « Rien n'est plus complexe que l’aboutissement dont la forme est la résultante, si au début il s’agit de perceptions géométriques élémentaires, celles-ci se compliquent par l'interaction de forces physiques qu'elle conditionne et le problème devient rapidement inextricable ». Mais Le Ricolais observait les radiolaires parce qu’il était préoccupé de certaines bases mathématiques.
Ainsi Monge (1746-1818) considérait la forme comme la frontière d'un corps, tandis que Gauss (1777-1855) voyait les surfaces des corps solides comme des entités mathématiques douées de propriétés intrinsèques.
Le Ricolais pratiquait cette branche des mathématiques que l'on nomme la topologie qui est un développement de l’ancienne « analysis situs ». En topologie, la notion de mesure importe peu mais bien l’essence même de la forme. La notion d'espace se trouve dissociée de la notion de surface. Le domaine compte et non plus l’étendue. Dès l'instant où il est admis que les formes naturelles peuvent faire l'objet d’études expérimentales, le champ d’investigation devient infini. C’est à partir de 1957 que Le Ricolais reprit à l’Université de Pennsylvanie une expérience connue des physiciens:
l’étude des films de savon. C'est l'étude d’une membrane mince à contour fermé.
Le film de savon détermine à partir d'un tétraèdre, par exemple, une surface dite « à minima » dont on peut définir les tensions.
L'application en architecture de telles recherches peut se concevoir, mais la partie théorique est beaucoup plus complexe. Il s’agissait d’abord, dit Le Ricolais, «de déterminer les tensions suivant les arêtes du cadre des films... de trouver le diagramme des tensions ».
La méthode d'enseignement de Le Ricolais est basée sur la construction de modèles.
Il s'agit de construire des modèles à structures tendues en fil d'acier qui présentent une continuité dans les formes. Cela fait preuve d'un avantage considérable par rapport aux structures assemblées dont les attaches restent toujours coûteuses lors d'une application. Un exemple d’application : la construction d’un radar de grandes dimensions. De tels travaux nécessitent un équipement industriel de haut niveau et ne peuvent s’accomplir que dans des nations industriellement très évoluées comme les USA où la science des aciers a derrière elle des laboratoires de recherches.
L'œuvre de Le Ricolais est donc bien une remise en question de la notion de forme et de la notion d'espace. Cette œuvre plonge au cœur de la nature à l’aide d'un appareil mathématique. Elle parvient à tirer des radiolaires ou des films de savon des nombres et ceux-ci permettent la création de nouvelles formes architecturales. Sans doute peut-il y avoir une esthétique de la structure mais elle est postérieure à la recherche expérimentale et n'est en rien un point de départ.
Par sa façon d'aborder l'architecture, Le Ricolais engendre une autre architecture, et c'est là que l'œuvre est capitale. Nos sociétés en développement se trouveront tôt ou tard devant des casse-têtes. L'application des travaux de Le Ricolais peut aller du barrage à la construction de missiles. Mais l’application n'est point ici essentielle, l'œuvre demeure expérimentale et elle ouvre de nouvelles voies en même temps qu’elle fait rêver.
Léon Prébandier