L’extension des villes européennes | André Corboz
Destructions dues à la guerre, progression démographique, urbanisation, multiplication des véhicules ont placé les villes européennes devant des exigences imprévues. Pour les satisfaire, la culture offrait certes un éventail de doctrines (à vrai dire fort générales et diversement combattues), mais peu d'expériences qui fussent à l'échelle des tâches. Les autorités montraient pour leur part plus de bonne volonté que de compétence, lorsqu'elles n'étaient pas carrément inertes (y a-t-il un seul canton suisse qui possède, aujourd'hui, son plan régulateur?).
Comme la reconstruction et l'accroissement des villes posent des questions d'une complexité vertigineuse, on a commencé par parer au plus pressé — aligner des logements — en cherchant surtout à résoudre des problèmes quantitatifs. Cette simplification dictée par l'urgence, puis entrée dans les mœurs, a favorisé la création d'ensembles urbains non intégrés. L’urbaniste qui serait désireux d'intervenir dans les centres mêmes en est ainsi empêché par les programmes. Car ceux-ci agissent sur la position des problèmes : à l'extension des cités, laquelle implique la délicate mais essentielle symbiose du traditionnel et du moderne, ils n'ont que trop tendance à substituer la juxtaposition du nouveau à l'ancien.
D’où le vice originel de tant de réalisations qui se veulent exemplaires: l’absence d'intégration à la ville primitive et ses conséquences paralysantes sur tous les plans, de la fonction à la communauté. Au lieu de régénérer les vieilles structures par compénétration et continuité, comme la Ferrare de Rossetti en offrit au XVIe siècle l'extraordinaire modèle, la liaison purement circulatoire des deux villes distinctes inscrit dans le site une scission avec le passé. La conception et l’échelle de la partie neuve en font d'ailleurs une sorte d’excroissance monstrueuse sur le flanc de l'autre. Citéssatellites, cités-parallèles et autres dortoirs risquent dès lors de n'accéder jamais à la dignité de centres. En d’autres termes encore, la ville-mère n'est plus tenue pour un stimulant de la réflexion critique et créatrice, mais traitée comme une texture archéologique. Cette perte du sens de l'histoire et le déracinement psychologique qu'elle entraîne accusent directement les lacunes de notre civilisation.
Quelle évolution, pourtant, depuis le quartier Kiefhoeck de Rotterdam (1925) ou la colonie Weissenhof de Stuttgart (1927), pour ne citer que ces deux sommets ! Le rationalisme d'Hérouville, du Mirail et même de Neuchâtel est fortement assoupli. Les impératifs économiques et techniques continuent, comme il est juste, à déterminer rigoureusement les conditions du plan. Mais ils ne produisent plus les mêmes effets sur son tracé. Les critères distributifs ne relèvent plus (ou plus seulement, car les attardés sont nombreux) de considérations technologiques ou figuratives post-cubistes. A côté de la séparation des voies, de la satisfaction des besoins d’hygiène, d'énergie ou de ravitaillement, qui tombent maintenant sous le sens, on a pris conscience de deux facteurs complémentaires, le dimensionnement et la faculté de croissance de l'habitat.
Surtout, on tente d'approcher la constellation des éléments irrationnels, en un mot la fonction psychique de la ville. L'urbaniste s’efforce de couvrir, sans brûler d'étape, le champ qui s'étend de la planification à l'individu ; il parle de « hauteur de vue » et de « dimension du pas ».
La grille rigide aux parallélismes épuisants fait donc place, de plus en plus, à une structure ramifiée, tout éloignée du géométrisme élémentaire qui caractérisait les premiers groupements urbains du mouvement moderne. On reconnaît enfin la nécessité d'un rapport direct, d'une intimité de l'homme avec l’architecture ; n'est-on pas en train de retrouver la valeur de la rue? Quelles luttes, quelles contradictions, quels détours pour reprendre fût-ce indirectement, avec d'autres méthodes, la recherche d’un Camillo Sitte !
Non que tout soit élucidé, il s'en faut. Ainsi sur le plan de l’expression, le rapport établi entre la ville vaporisée dans la verdure et le cœur qu'il a bien fallu lui restituer crée une tension riche de développements dialectiques; le passage du centre, où tout est «interne», à l’agglomération résidentielle, où tout est « ouvert », propose à lui seul un nœud de questions singulièrement fascinantes. C'est la fin du ponctualisme... Mais si les séquences de blocs purs et isolés se font rares, on pense encore volumétriquement et plastiquement — et gare au formalisme ! La capacité de créer des espaces urbains reste à acquérir. Et plus qu'une correction de dernière heure, il faut bien dire qu’elle implique une réorientation fondamentale, dont il n'est nullement certain que le rationalisme détienne les moyens.
André Corboz