Le renouvellement des villes par H. R. Von der Muhll

Les antinomies du monde

Le monde, qu’on le veuille ou non, est obnubilé d'idées vagues, et ce n'est que peu à peu, progressivement, que se clarifient les notions qui, lorsqu'elles sont enfin adoptées, cessent d’être actuelles et perdent leur efficace. La société, toujours, est victime d’idées dépassées, surannées, avec lesquelles elle opère, dans lesquelles elle se meut et sur lesquelles elle se règle.

C'est là sa grande misère, sa continuelle servitude, son obsession dont seule la grâce — comme disent les théologiens — parvient à la délivrer. Mais peut-on supposer ou trouver la preuve qu'une société ou qu’une collectivité tout entière se soit vue ainsi libérée d'une manière durable, définitive, totale et qu'elle soit parvenue à la possession du remède à ses maux? Ne faut-il pas plutôt constater, par tant d’exemples, que la clairvoyance, d'inspiration supérieure, est un don qui n’échoit qu'à quelques-uns dont les joies, toutes intérieures, n'ont guère d'effet sur la masse? «Le chemin n'en est pas moins ouvert aux plus ignorants qu'aux plus doctes» déclare Descartes; chacun peut donc choisir la voie qui le conduit à l'exacte perception des choses, à la raison ou à la vérité. Mais ce qui est vrai pour l’individu ne l'est pas nécessairement pourtous. La sagacité de l'être passe aux yeux de la foule pour de l'illumination, et il suffit qu’une vérité, enfin reconnue partout le monde, se généralise, pour qu'elle cesse, par des défauts d’application, de garder intactes ses qualités.

La connaissance a conservé le goût du fruit défendu.

Dès la chute, l’homme a été réduit à la nécessité de se nourrir, de se loger. Il a été ingénieux, au cours des siècles, à satisfaire ces besoins. Mais aussitôt que les moyens modernes ont permis de mettre la nourriture à la portée du monde, on a vu que, pour une moitié du globe, le problème de l'alimentation consistait à suivre un régime d'amaigrissement tandis que pour l'autre, la sous-alimentation était une plaie endémique. Le déséquilibre est total, le paradoxe flagrant: les uns se gavent, tandis que les autres ont faim.

Pour se loger, les hommes ont bâti des villes et désormais, alors que les moyens les plus insoupçonnés sont à leur portée, ils n'ont pas réussi à réaliser des villes qui ne soient pas devenues inhabitables. La condition humaine, comme aux premiers temps, est faite de misère et d'angoisse.

Urbanisme

Mille remèdes sont proposés, tantôt par des savants, par des économistes, par des hygiénistes, dont les recherches, patientes, sérieuses et modérées concourent à trouver des solutions sages; tantôt, par des architectes consciencieux et doués, dont les projets présentent des aperçus raisonnables, des applications sensées, des tracés logiques,et enfin, pardes novateurs hardis, dont les plans étonnent, passionnent et éblouissent parce qu'ils annoncent, sur le ton de la prophétie, l'aspect de la vie future, la satisfaction des besoins de l’homme et, par là, la réalisation d'une société heureuse, d'une humanité meilleure.

Chaque époque possède ses philosophes, ses artistes et ses visionnaires; ou, si l'on veut, ses chercheurs, ses imaginatifs et ses exaltés.

Chacun apporte à son temps un témoignage qui naît des aspirations, de l'intelligence, du besoin de grandeur ou de la présomption de l'individu. Il y a chez les uns quête de vérité, chez les autres goût de création et chez d’autres encore hantise de réputation.

Cependant, l'évolution de la vie, les progrès matériels et l’élévation spirituelle subissent des lois que l’homme ne saurait prévoir, quelque attaché qu’il soit aux réussites de son esprit inventif. Les événements, chargés de réalité, sont plus puissants que les calculs, opérant dans l'abstraction.

Ainsi, ce n'est que lorsque l'existence de la ville était compromise que les bâtisseurs commencèrent à se soucier du phénomène urbain. La malade donnait des signes alarmants, les médecins accoururent. Au moment où la ville a cessé d’exister, l’urbanisme devient une mode. Et c’est précisément à l’instant où il n’y a plus de villes, mais seulement des régions habitées, que la passion des hommes s'attache à admirer la création de capitales nouvelles surgissant dans le désert par la volonté de quelque démiurge.

Il y a longtemps que l'architecte Sert posait la question alarmante: nos villes peuventelles survivre ? 1 II concrétisait en un volume remarquable les conclusions des Congrès Internationaux d'Architecture Moderne C.l.A.M., dont le thème avait été décidé, en 1930, au troisième congrès de Bruxelles, et traité à Athènes, en 1933, lors du quatrième congrès.

Il y a donc trente ans seulement que les problèmes de l’urbanisme ont été portés à la tribune des débats internationaux. C'est par l’analyse des fonctions des grandes villes qu’ont débuté les recherches. C'était un aveu sensationnel en face de la maladie des villes qui avait atteint une gravité qui, depuis, n'a cessé d'augmenter. La survivance des villes était en jeu.

Ensuite, lorsque les troubles fonctionnels avaient été décelés, il fallut songer aux remèdes. Les protagonistes de l’urbanisme s'aperçurent assez tôt que les conditions du bon fonctionnement de l'organisme urbain n’étaient qu'un palliatif tant que le centre de la cité n'était pas constitué par un ensemble vivant; en d’autres termes, tant que le cœur de la ville n'était pas en santé.

Aussi, la publication des travaux du huitième congrès des C.I.A.M. à Londres, en 1951, porte-t-elle sur la couverture, en surimpression, le viscère essentiel du corps humain surplombant la maquette d'un centre urbain moderne.

Comment vivifier les villes anciennes? En y créant un cœur? Autant proposer l’installation d'un organe intact dans la poitrine d'un moribond. D'où vient cette idée utopique? Comment des architectes tant soit peu raisonnables ont-ils pu se bercer de cette illusion? Eh bien, tout simplement parce qu'aucun d'eux n'a pu se libérer de la notion moyenâgeuse de la cité formant une entité circonscrite, encerclée par des murs ou des bastions au delà desquels commençait la campagne verdoyante. L'idéal qui dominait les esprits, c'était Venise avec sa place Saint-Marc, Priene l’antique avec son agora, Pompéi ou la Rome impériale avec leurs forums; Vigevano à la Renaissance, avec sa place rectangulaire, bordée d'arcades ou bien Salamanque ou Nancy, ou encore Cuzco au Pérou avec leurs grands quadrilatères. La cité antique, le bourg moyenâgeux, la ville italienne possèdent, en effet, des exemples probants de ce genre de centres où aboutissent et d'où partent tous les mouvements des habitants, telles les pulsations du sang des organismes vivants.Or, ces cités étaient des unités peu complexes comparées aux agglomérations modernes.

La périphérie de Londres avec ses 8 millions d'habitants entoure une surface comparable à l'aire qui engloberait à la fois Lausanne, Neuchâtel, Fribourg, Bulle, Vevey (soit environ 2200 km2), mais le peuplement urbain se répand plus loin encore. Prenez une carte géographique. Le bassin de la Ruhr, dont Düsseldorf forme un des centres relié presque sans discontinuitéauxautres agglomérations, groupe à peu près 12 millions; Tokyo avec les villes voisines formant la région urbaine cohérente: 20 millions. La région parisienne augmente annuellement de 150 000 habitants, réunissantactuellement quelque 8 millions d’habitants; Sao Paulo s'agrandissait durant quelques années de 200 000 unités par an, au rythme le plus hallucinant du monde. Les grandes villes chinoises s’accroissent d'une manière tout aussi rapide et quelque 20 villes possèdent plus d’un million d'habitants ; en connaissezvous seulement les noms : Lantschau, Sian, Wouhan, Tschungking et Tschengtou? etc.

Rome et Athènes ont aujourd’hui davantage d'habitants qu'aux temps de leur splendeur passée et redeviennent des capitales où se concentrent, dans chacune d’elles, plus de deux millions.

Comment peut-on dans ces immenses étendues bâties parler d'un seul cœur, d'un seul centre civique où se réunit la foule aux grandes occasions ?

Il faut songer à établir plusieurs lieux géométriques, plusieurs centres, afin d'éviter que la monotonie des banlieues, plaie des agglomérations modernes, ne rende fastidieux le séjour des villes. Toutefois, ce qu’il y a de positif dans la recherche visant à vivifier un centre, c'est la possibilité d'une amélioration locale surtout dans les cités de moyenne importance: on l'a vu à l'époque mussolinienne dans le cas de Brescia où une sorte de forum fut créé par la démolition d'une série de pâtés de maisons insalubres sans intérêt artistique. La grandiloquence des effets architecturaux peut paraître désuète mais la ville a été dotée d'une place publique à sa mesure.

Parmi les études des nouveaux centres urbains présentés au congrès des C.I.A.M. à Londres, le projet de l'architecte Vetter tendant à apporter à Lausanne, agglomération allant vers les 200 000 habitants, un centre conforme à l’évolution moderne, avait été particulièrement remarqué par le fait que l’étude prévoyait, en utilisant une vallée creusée entre deux quartiers, l'édification d'une série de bâtiments commerciaux, d'une esplanade de grande envergure, d'une maison-tour administrative et d'édifices destinés à la vie collective (théâtres, salles d'assemblées, cinémas, etc.). Les autorités locales, instruites par une commission d'experts nommée ad hoc, qui déclarait «qu'il s'agissait en fait de créer un nouveau centre pour le Lausanne de demain, de le doter de voies d’accès, d'édifices publics et privés, de toutes les composantes fonctionnelles, techniques et esthétiques nécessaires », les autorités n'ont toutefois pas réussi à se hisser au niveau des conceptions hardies ni à saisir l'occasion qui se présentait d'envisager un renouvellement et, par là, un décongestionnement d’une ville trop serrée, trop accidentée. Tout récemment, sur l'initiative de la Foire de Lausanne, le professeur Jean Tschumi, que la mort a enlevé en pleine activité, fut chargé en collaboration avec l’ingénieur Sarrasin, d’étudier l’implantation d'une tour de 225 m aux abords de ces grandes installations commerciales. Ce fut pour ce génial architecte le prétexte de composer un ensemble d’édifices, d'esplanades et d’avenues, en corrélation avec le stade olympique. Une sorte de consultation populaire aboutit à un hommage éclatant en faveur de la création d'un nouveau centre urbain. Qu'en advientra-t-il ? Il est clair qu'une ville qui, une nouvelle fois, condamnerait un pareil projet, se condamnerait elle-même à s'accroître dans l’arbitraire et à se développer dans la médiocrité.

L'évolution des grandes agglomérations dépassera inéluctablement les limites communales et les édiles auxquels est confié l'administration des cités devront consentir à composer avec les communes voisines, sous la direction d’organismes supérieurs.

Ce sera parfois difficile pour nos petits potentats, accoutumés aux jeux de la politique, d'abandonner leurs prérogatives en faveur d'une cause dépassant le cadre urbain et l'horizon de leurs compétences.

Il y eut toujours, au cours de l'histoire, de pareils conflits. Mais qui songerait aujourd'hui à contester que les villes du moyen âge ont eu tout à gagner à accepter que l'autorité suprême, l'Eglise, s'installe en dominatrice au sein de la cité et se manifeste par l’édification des cathédrales qui en sont à jamais la marque ? « L'église est le salon de Dieu », dit Kazantzakis; parallèlement, on peut déclarer que le cœur de la ville, le centre civique, tel qu’il convient de le créer dans les villes modernes, est le salon des hommes ou, si l'on aime mieux, le foyer vivant dont, aussi bien que chaque maison, toute ville devrait être dotée.

Le renouvellement du centre et la création d’un «cœur» n’apportent pas, cependant, de remède à la ville congestionnée par l'afflux du trafic car c'est une idée d'un arrangement décoratif plutôt qu’un remède à un mal fonctionnel.

Les cités satellites

C’est alors que les urbanistes ont tenté de dégager le centre par la création de cités satellites. On en parle beaucoup, on en crée sans nombre. Or, cette mesure présente à son tour une bonne part d'illusions. Les villes existantes, lorsqu’elles s'entourent d'une série de satellites, n'en cessent pas moins d'être les centres principaux où se résument les événements importants de la vie citadine; ces centres, au lieu de se décongestionner, se trouvent au contraire embarrassés du flux et reflux des habitants de ces périphéries dont le nombre s'accroît en raison du développement même des nouvelles cités suburbaines. Francfort, qui est la première ville d'Europe à avoir créé, d'une façon systématique, sur l’initiative d'Ernest May, des cités satellites très importantes, avait constaté, en 1928 déjà, les inconvénients de ce système; sans parler des problèmes économiques, de ceux du trafic, des communications et en se bornant simplement à l'aspect urbaniste, on constate que l’espace entre le centre urbain et les cités satellites pour peu que l’essor démographique continue, se construit progressivement, s'urbanise, se remplit. Ainsi, la ville, au lieu d'être décongestionnée, se trouve être agrandie d'un vaste anneau concentrique dont la périphérie forme au total une ville plus grande, plus étendue, plus congestionnée que précédemment. Les difficultés du centre n'ont fait que se répandre alentour.

Villes autonomes

Toute différente est l'idée de villes autonomes, indépendantes des centres existants.

Paris, dont le problème d'aménagement se révèle aujourd’hui insoluble quels que soient les milliards que l'on songerait à investir, procède enfin par la décentralisation à grande échelle en envisageant la création de villes entièrement nouvelles, à grande distance, dans le sud-ouest, le nord, le nord-ouest, etc.

L’on connaît le projet d'une ville de 100 000 habitants qui est en train de se réaliser sous la direction de l'architecte grec Candilis aux environs de Toulouse. En Amérique, ce genre d'établissements se propage rapidement: voilà la transformation complète de l'île de Welfare dans l'East River, île de 3 km de long sur 250 m de large, inhabitée ou couverte de bâtiments en ruine. Projet de 450 millions de dollars; logements pour 70 000 personnes, une vaste plate-forme de béton recouvrira l'île à 7 à 8 mètres de hauteur; dessous il y aura des bâtiments publics, des magasins, des salles de réunion et de spectacle et les voies réservées au trafic. Il n'y aura pas d'autos ; les transports seront électriques. Sur la plate-forme, des maisons de 8 à 30 étages pour des habitants à revenus faibles ou moyens.

Nous donnons ici les illustrations d’une vaste étude faite par l’Ecole d'Architecture de Columbia sur la ville de Dallas. Il s'agit d'un projet qui se situe à mi-chemin entre l'aménagement d'un centre urbain (cœur de la ville) et la création d’une ville nouvelle.

Dans le même esprit, Stockholm a réalisé il y a quelques années des ensembles exemplaires. Il y a en Russie, également, des tentatives plus ou moins réussies qui méritent l'attention par l’ampleur de leur rayon territorial.

Aménagement du territoire

L’on sait aujourd’hui que chaque établissement urbain constitue, dans l'organisme du pays, comme une enflure, comme un ballonnement. Ce n'est donc pas sans d’immenses risques que l'on peut s'engager dans une pareille aventure. L'opération doit s'inscrire dans une étude très étendue, dépassant le cadre d’une région et excédant les compétences individuelles.

C'est le pays tout entier, voire même les pays voisins, qui doivent faire l'objet d'un examen général. Existe-t-il dans le domaine des communications une région qui traiterait de relations ferroviaires, routières ou aériennes sans se préoccuper des étendues lointaines? Non, certes pas.

Seul l'urbanisme se permet de travailler par petits secteurs. Et quel est le bureau d'architecte, dans le monde, qui n'ait pas étudié ces derniers temps, l'aménagement d’un territoire plus ou moins étendu ? Quel groupe de jeunes qui n’ait pas, à la faveur de l'engouement qui s'empare des constructeurs, composé des projets où alternent les volumes en hauteur avec des bâtiments tantôt allongés, tantôt disposés selon des tracés polygonaux; bref, qui ne s’est pas adonné à ces jeux subtils de répartitions, de dosages, de calculs sur la densité d'habitation lesquels, il faut le dire, s'ils peuvent être joués par des jeunesses (chaque enfant même n'a-t-il pas en lui des dons étonnants d’assemblages de cubes?) appartiennent davantage aux beaux-arts et aux arts d’agrément qu'aux recherches complexes et nullement divertissantes sur l’aménagement du territoire qui requièrent une multiplicité de compétences et de ressorts.

Il faudrait bien, dès que possible, cesser de confier ces jeux à l'imagination des architectes en herbe ou à ces spécialistes dont les conseils se limitent à proposer des solutions fragmentaires concernant le décongestionnement de telle ville ou de telle autre, que ce soit Zurich, Bâle, même les petites villes d’Aarau ou de Baden, ou les capitales telles qu'Ankara ou Athènes.

Je le redis: il n'y a plus de villes, il n'y a plus que des régions habitées. Quand on dit Londres, il faut envisager l'ensemble du territoire allant de Londres à Birmingham, par exemple. Qu’on ne traite plus de Genève ou de Lausanne, mais de la région lémanique tout entière, comme d'une seule zone de peuplement. L'aménagement du territoire — on le reconnaît fort bien en haut lieu — est le seul point de vue d'où l'on puisse embrasser l'étendue des problèmes. Mais du coup, que l’on cesse aussi de se bercer d'illusions : le problème des villes-monstres comme Londres, Tokyo, Paris, New York et tant d'autres est de l'ordre des problèmes insolubles. L’enflure démesurée est comme une tumeur pernicieuse qui s'est installée dans les pays et il n'est pas exclu que ces grandes métropoles aillent peu à peu à leur perte, par l'engorgement ou l'étouffement provoqué par leur propre surexpansion.

Mais que dis-je: le remède est trouvé en Chine! 30 millions de citadins sont contraints de quitter les villes et sont transplantés à la campagne. Plus besoin, n'est-ce pas, dès lors, de songer à des passages souterrains, à des sens uniques, à des voies de détournement, à des ensembles harmonieux, à des centres civiques.

L'homme dont l'ascension lente et progressive à travers les siècles l'a amené de la brute jusqu’à l'individu, redescend peu à peu, et toujours plus rapidement, par les effets du progrès matériel, vers l'être social, vers le groupe collectif, vers la masse et aboutit, finalement, au troupeau humain.

Les villes sont-elles encore des cités avec les droits et les privilèges communs aux citoyens ou sont-elles devenues le séjour anonyme et indifférent d'une nouvelle espèce biologique susceptible de transhumance? Ici s’ouvre l’instruction du procès des urbanistes.

H. Robert Von der Mühll