Le vieux continent à la recherche de son infrastructure routière par Henri-F. Berchet

L'Europe construit. Peut-être même n'a-telle jamais autant construit. La qualité, le style vont-ils toujours de front avec le volume? Ce n’est pas certain, et ce n’est d'ailleurs pas notre propos ici. Ce qui nous intéresse, parce que cela fait partie des besoins rationnels et quotidiens des peuples, c'est que le vieux continent, à l'instar des Etats-Unis d'Amérique, construise des routes adaptées aux engins qui les empruntent et à la densité de la circulation.

L'effort est lent et ne va pas sans hésitation.

On parle d’autoroutes, c'est-à-dire de routes conçues spécialement pour les véhicules automobiles, depuis les années qui suivirent la première guerre mondiale. L’Italie donna le ton, courageusement. L'Allemagne imita aussitôt avec un programme et des moyens d'une importance qui surprirent les esprits les plus acquis au progrès. Peut-être les réalisateurs étaient-ils animés par des soucis stratégiques mais, en définitive, seul compte le résultat et tout le monde pouvait en faire autant! La deuxième guerre mondiale marqua un temps d’arrêt qui n'explique nullement le point mort des années 1945 à 1950. Il est vrai que les pays appauvris par le conflit le plus meurtrier et le plus dévastateur de l'histoire avaient d'autres préoccupations plus impérieuses. Toutefois, rien n’excuse un retard général, plus ou moins sensible selon les régions, retard qui se traduit par des milliers d’accidents et des milliers de victimes.

Aujourd’hui, conscients d’une situation préjudiciable, les Etats mettent, comme on dit, les bouchées doubles et cependant témoignent d'une lenteur que les automobilistes trouvent désespérante. Au vrai, cette lenteur n'est pas la conséquence de l'impéritie que l’on imagine communément. Les responsables ont à résoudre, pour passer de l'époque du chemin carrossable à l'ère des véritables autoroutes, des problèmes graves et complexes. Expliquons-nous. Le moindre kilomètre d’autoroute coûte plusieurs millions, sans parler des ouvrages d’art, et la dépense est couverte, le plus souvent, autant par les automobilistes eux-mêmes que par l'ensemble des contribuables. Ce kilomètre d'autoroute soulève des discussions byzantines, dans certains pays tout au moins, car une démocratie est faite de l'avis et des intérêts de chacun.

Mais il y a plus, les problèmes relatifs à l'avenir ayant à notre avis la priorité sur les questions relevant de l'immédiat. Une autoroute est faite pour durer. Combien de temps? En tout cas plusieurs générations, un siècle peut-être. L'autoroute du Soleil, en Italie, qui reliera Milan à Naples et audelà, l’Hafraba, qui permet déjà à un automobiliste de se rendre des cités hanséatiques à la frontière suisse, seront sans doute utilisables avec profit dans les premières décennies du 21esiècle. Certes, de nouveaux moyens de locomotion personnelle, des modifications révolutionnaires du standing de vie, un conflit (pourquoi pas? hélas)!

peuvent réduire à néant nos prévisions. Mais les gouvernements les plus prévoyants, prudents, ne sauraient s'arrêter à tous les impondérables qui jonchent leur tâche.

On a dit qu'un homme d’Etat est un pessimiste qui fait confiance à l'avenir ! Ce n'est ni faux ni illogique. Or, si l’on fait tant soit peu confiance à l’avenir, on est obligé de convenir que le nombre des véhicules ne cessera de croître, comme c'est le cas depuis plus d'un demi-siècle. Les voitures iront de progrès en progrès et il n'est aujourd'hui presque plus de conduites intérieures, petites et bon marché, qui n’atteignent le cent à l'heure. Aux Salons de l'automobile de 1962, soit les plus récents, dix marques offraient à la clientèle des modèles de tourisme et de grand tourisme capables de rouler à 200 km à l'heure ou plus. En revanche, le niveau des conducteurs ne s'élève guère. Nous avons donc, en résumé, toujours plus de voitures, des voitures toujours plus rapides et beaucoup de conducteurs médiocres. Les facteurs d'accidents, qui se coordonnent en progression géométrique, ne seront combattus et ramenés à des proportions moins inquiétantes que par la multiplication des autoroutes, lesquelles ont pour mission de desservir les villes sans porter préjudice à l'urbanisme, et de traverser campagnes et montagnes sans abîmer le paysage. Les travaux réalisés depuis l'après-guerre incitentà la confiance. L'autoroute du Soleil, par exemple, entre Bologne et Florence, au milieu des Apennins, ne déflore aucunement cette splendide région.

Les considérations que nous venons d’énumérer n'ont pas pesé dans la balance des dirigeants de manière décisive. Des motifs plus prosaïques ont donné le coup de fouet tant attendu. Et c'est aux avantages financiers d'une industrie touristique bien exploitée que nous venons de faire allusion.

Le tourisme — la Suisse en sait quelque chose depuis quelque cent ans — a ceci de particulier dans le commerce entre les Etats qu’il constitue un revenu à sens unique. En effet, le voyageur qui franchit la frontière de son pays pour se rendre en vacances à l’étranger laisse dans la région de son choix, alpestre ou maritime, de l'argent contre lequel il n'exporte que des coups de soleil et de magnifiques souvenirs plus spirituels que tangibles. Aussi, pour « faire des devises », les gouvernements ont consenti de gros investissements en faveur de l'hôtellerie et, au premier chef, des routes. Si l’on veut attirer le touriste, il faut mettre à sa disposition des autoroutes sur lesquelles il éprouve avec une satisfaction souvent un brin juvénile la joie de conduire.

L’industrie touristique comptant maintenant dans le budget de la plupart des Etats, notamment chez les nations moins développées qui comblent leur retard, partout les autoroutes et autres routes de grande circulation sont à l’honneur, même au-delà du rideau de fer qui disparaît comme par enchantement devant les Occidentaux désireux de vivre un été au bord du lac Balaton ou sur les rives enchanteresses de la mer Noire.

L'Allemagne — à tout seigneur tout honneur — possède le réseau d'autoroutes le plus dense d'Europe. A la fin de 1962, ce réseau dépassera 3000 km, exactement 3015 km. En principe, toutes ces autoroutes sont à quatre voies et, à l’approche des grands centres, à six voies. La dernière réalisation intéresse la liaison Nord-Sud: sur 820 km, l'Hafraba traverse tout le pays. Elle a été créée en prévision de la transversale helvétique BâleChiasso qui aboutira, à une date qu'il est malheureusement impossible de fixer, au réseau de l'Italie du Nord.

La France est bien moins riche en autoroutes, la qualité supérieure de son réseau routier l'ayant conduit à des hésitations regrettables. Citons l'autoroute de l'Esterel, sur la Côte d’Azur, qui relie Fréjus à Cannes (51 km), deux autoroutes partant de Paris, celle de l'Ouest (34 km) et celle du Sud (40 km), enfin les autoroutes construites dans les régions de Lille, de Nancy, de Marseille et dont la plus longue (sud de Lille) ne dépasse pas 37 km. Un programme décidé avec mesure d'urgence prolongera l'autoroute du sud de Paris jusqu'à Avallon et facilitera la circulation dans la vallée du Rhône au sud de Lyon.

L’Italie est aussi riche en réalisations qu'en projets. 1200 km d’autoroutes sont en exploitation, en particulier entre Milan et Florence, Milan et Venise, Milan et Turin, Milan et Gênes, etc. Mais au réseau terminé ou en voie d’achèvement va s’en ajouter un autre, de 1016 km, pour lequel les travaux commenceront incessamment et qui intéresse les relations italo-austro-germaniques via le Brenner, la côte Adriatique, le Sud de la Péninsule, les contacts entre Gênes et la France par le littoral, diverses régions du Nord du pays.

L'Autriche porte son effort, présentement, sur la liaison Salzbourg-Vienne dont trois tronçons d'autoroute, soit 200 km, sont ouverts à la circulation. La construction de l'autoroute Vienne-Wienerneustadt, à six voies, touche à sa fin. Le secteur entre la capitale et la frontière italienne ne se fera plus attendre très longtemps.

La Belgique s'enorgueillit de 250 km d'autoroutes conduisant de Bruxelles à Anvers, à Ostende, à Wavre. La liaison avec l'Allemagne est prévue et, dans dix-huit ans, le réseau se sera accru de 1278 km d'autoroutes à quatre voies.

La Hollande a donné aux petites nations un bel exemple, en construisant 450 km d'autoroutes. La jonction avec la Ruhr ne dépend plus que de l'Allemagne et sera bientôt chose faite (il ne manque qu'environ 80 km).

Nous passerons rapidement sur la Suisse qui, malgré un réseau routier désuet, n’a pas su saisir l’occasion qui lui était offerte, ayant vécu à l’abri des guerres, de faire œuvre de pionnier. Sa réalisation la plus importante, en matière d’autoroute à quatre voies et chaussées séparées, n'excède pas 8 km ! Toutefois, il est permis de croire que les 61 km séparant Genève de Lausanne seront terminés dans moins de deux ans.

La Yougoslavie, en réalisant 820 km d’autoroutes à deux voies et sans séparation (Ljubljana-Zagreb-Belgrade et Paracin-NisSkopje) a passé du pire au meilleur sans complètement abandonner le pire. Certaines routes, entre Nis et la Bulgarie, par exemple, éprouvent trop les amortisseurs. Par bonheur, un programme est arrêté qui remédiera à ces lacunes. Quant à la transversale frontière italienne-frontière grecque, elle sera bientôt achevée.

La Hongrie, chez qui le nombre des voitures augmente à vue d’œil, possède de bonnes routes principales et commencera prochainement la construction d’une autoroute, de 120 km, entre Budapest et le lac Balaton.

La Bulgarie, qu'il faut mentionner en raison de son effort touristique au bord de la mer Noire, compte de bonnes chaussées, un peu trop souvent pavées, permettant des moyennes satisfaisantes.

Pour être complète, cette brève énumération exigerait que l'on parlât de l'Angleterre où l'autoroute M 1, qui fait oublier des routes sinueuses et étroites, ne sera plus un prototype dans peu d’années. Et puis, il y a la Scandinavie, l'Espagne, même la Grèce.

Partout, c'est la même volonté, accompagnée de réalisations tantôt rapides, tantôt plus lentes. Mais partout la course aux autoroutes est lancée. Et dire que nous le devons principalement au tourisme rémunérateur, plus qu'à la simple raison.

H. F. Berchet