La première Biennale internationale de la tapisserie, Lausanne 1962

Une vingtaine de pays ont participé à la Première Biennale de ia tapisserie qui s'est déroulée à Lausanne du 15 juin au 17 septembre. C'est la première grande manifestation d’un art qui — nous dit Jean Lurçat, président de cette première biennale — «tombé en syncope, revit et jette des étincelles depuis tantôt vingt ans ». C'est grâce à l'initiative du CITAM (Centre international de la tapisserie ancienne et moderne), créé l'année dernière à Lausanne, que cette exposition panoramique des arts de la lisse a pu avoir lieu : elle a rassemblé une vingtaine de pays et cette confrontation était des plus passionnantes pour les artistes, les critiques et les historiens d’art.

Parmi les œuvres remarquées exposées à Lausanne se trouvaient l'une des dernières tapisseries de Le Corbusier mesurant 28 m2, une œuvre de Lurçat (l’un des fragments de son « Chant du Monde », la plus grande tapisserie des temps, modernes), « La Poésie », et une tapisserie japonaise tissée non plus à l'aide de peignes mais avec les ongles. Parmi les envois remarquables, signalons les œuvres envoyées par la Pologne, une tapisserie en noir et blanc d'Henri-Georges Adam, et les œuvres de Prassinos, Tourlière (France) et Denise Voïta (Suisse).

Cette première Biennale était essentiellement axée sur la tapisserie murale et monumentale, les plus petites pièces devant être présentées à la prochaine Biennale. Elle nous a permis d'établir un bilan provisoire qui est tout à l’honneur des arts de la lisse et des organisateurs de cette grande exposition.

A.K.

Raison d'être d'une Biennale
par René Berger, directeur-conservateur du Musée cantonal des Beaux-Arts

L’homme souffre mal le mur qui, s’il le protège, du même coup l'isole. Outre leur commodité, portes et fenêtres sont façons de ruser avec lui. Sauf pour le prisonnier, dont le châtiment est de le subir ; sauf pour l'ascète, qui l'a librement choisi. Mais pour les autres? De tout temps les hommes se sont efforcés de se concilier sa nature ambiguë en métamorphosant le mur en écran pour y projeter leurs mythes (avant que le cinéma ne leur impose les siens).

Les techniques murales répondent à cette destination. Ainsi la fresque dont les pigments scellent, au contact du mortier frais, l'union indéfectible de l'image et de la paroi.

Ainsi la mosaïque qui, par l’assemblage de cubes de pierre, de marbre, de verre lamés d'or ou d'argent, dilate l’édifice comme la pupille du Pantocrator. Le vitrail enfin qui le volatilise pour faire éclater aux yeux du fidèle les feux de la Jérusalem céleste. La tapisserie, elle, nourrit d'autres desseins. Elle ne s'identifie pas au mur; elle s'y suspend. Précisément à la manière de la peinture de chevalet qui, hélas, causa sa perte. A trop jouer avec le mur, à trop se laisser séduire par les prestiges de l'huile, elle perdit son âme. Ses infidélités nous valurent le tableau-tapisserie, ce monstre dont plusieurs siècles goûtèrent le charme hybride sans l'épuiser.

Par bonheur l’égarement a pris fin. Au chromatisme exacerbé des virtuoses succède depuis peu l’esprit de pauvreté, du moins ce qui passa d'abord pour tel, et dont on s’avisa que c’était celui même de I’« Apocalypse », de la « Dame à la Licorne », de la « Piscine Probatique ».

De ce secret, Lurçat s'est emparé. En dépouillant la tapisserie des opulences parasitaires qui l'asphyxiaient, «en la rendant au mur avec lequel elle ne se confond pas, mais dont elle a la vocation », il a ravivé son âme que nombre d'artistes avec lui s'emploient à magnifier et dont témoigne aussi bien l'activité des ateliers que l'intérêt croissant du public.

Une autre raison concourt à cette renaissance — Le Corbusier la signale dans son texte: le nomadisme de notre société. Nous ne connaissons plus guère la maison de nos aïeux ; notre existence est une suite de domiciles. A cette condition la tapisserie apporte secours: amovible, elle se prête aux déplacements; murale d’esprit, elle aspire à la stabilité.

S'étonnera-t-on que les motifs confiés à la laine se transforment? Qu'ils figurent encore, parfois, les mythes de jadis, c'est l’exception. Plus souvent ils expriment les forces nouvelles qui, rompant avec la tradition, découvrent à l'homme un visage inattendu, si tant est qu'il lui reste un visage. Mais c ’est à l’aventure de l'art moderne que participe la tapisserie ; c'est sa gloire de ne s ’y point refuser.

Encore faut-il que sa vigueur ne s'exténue pas prématurément, que les artistes ne cèdent ni au mercantilisme, ni à l'académisme, fût-il d'avant-garde. Aussi est-il bon, aussi est-il nécessaire que soient périodiquement confrontées les œuvres. C’est la raison d'être de cette première Biennale à laquelle on souhaite, plus que le succès, l'approbation critique de tous ceux qui ont souci de l'art et de notre destinée

La tapisserie, c'est chose murale
par Jean Lurçat, président du Centre international de la tapisserie ancienne et moderne

Les choses, les faits, qui pourrait retracer, et dans les moindres détails, leur cheminement? Ce ne sont pas d'ailleurs les détails qui pèsent dans la balance: ce sont les intentions. Lorsque, en 1960, le syndic de Lausanne, au cours d’un déjeuner, me demande quelles
réactions susciterait la création, dans sa ville et d'initiative de sa ville, d'un Centre international de tapisserie, je ne puis que répondre: « Nécessité, utilité sinon urgence ne peuvent avoir comme adversaires que les malingres ».La réponse ne tombe pas dans l'oreille d'un
sourd. La Suisse a quelque entraînement des choses internationales; elle en vit souvent, elle en fleurit, elle sait investir dans le sens de l’histoire. Lausanne, donc, s'embarque dans l'histoire, trouve terrain, crédits, cadres, bonnes volontés; le Centre démarre.
L'heure était venue, et grâce à une ville accueillante, l'heure est venue où la tapisserie murale dispose enfin de ses locaux, de son appareil, de ses archives : d'un port d'attache. Les vœux pieux au XXe siècle, c'est synonyme de dérive. Venise a sa
Biennale de chevalet; Lausanne aura donc sa Biennale de la lisse. Et tout le monde y gagne, et quelles que soient les petites mélancolies, tous et toutes y gagneront: peintres ou exécutants, historiens ou curieux... Toute chose exige un centre; sans centre, tout s'éparpille. Et qui dit centre, en cette singulière et si féconde époque où nous vivons, signifie structures, bureaux, aéroports, situation géographique privilégiée. Lausanne fut, de tout temps, une cité centrale. Cela dit, saluons ou constatons ici la pre mière grande manifestation internationale d’un art qui, tombé en syncope, revit et jette des étincelles depuis tantôt vingt ans. Il convient de se livrer à un premier bilan; il convient de ne pas se leurrer; il faut addi tionner, retrancher pour pouvoir enfin multiplier. Ce sont les premiers pas ; ces pas ont laissé des traces, ces traces, ce sont cette Biennale.Il a bien fallu débuter; se satisfaire du concret du présent et non pas du futur; se domicilier là où s ’offraient murs, toits et ouvertures. Et puis clarifier, dès la première démarche, le vocabulaire, les intentions. La tapisserie, c’est chose murale, c'est chose marchant la main dans la main avec l’architecture. De là cette première exigence : grandes pièces murales. Il faut savoir ce que l'on veut et savoir là où l'on va. L'avenir ne se refusera pas, certes, à certaines
inflexions, mais qui débouche, dès le début, sur un compromis, celui-là a consenti à tituber et à tromper. Pour cette année donc, 1962, grandes pièces murales. Grandes pièces murales dans un trop petit local. Mais l'essentiel était de voir le jour: et de susciter des remous. C’est dans le feu des discussions que brûlent, et sans se consumer, les idées mères

Muralnomad
par Le Corbusier

La destinée de la tapisserie d'aujourd’hui apparaît : elle devient le « mural » des temps modernes. Nous sommes des « nomades » habitant des appartements dans des maisons locatives équipées de services communs; nous changerons d'appartement selon l'évo
lution de nos familles : accroissements sucessifs ou diminutions; nous changerons de condition parfois, de quartier, de pays... Nous ne pouvons pas faire peindre un mural sur les murs de notre appartement. Par contre, ce mur de laine qu’est la tapisserie peut se décrocher du mur, se rouler, se prendre sous le bras à volonté, aller s'accrocher ailleurs. C'est ainsi que j'ai dénommé mes tapisseries « muralnomad ». La tapis serie à domicile répond à un légitime désir poétique. Par sa texture, sa matière, par la réalité de son exécution, elle apporte sa propre chaleur dans un intérieur. Toutes les possibilités de l’art pictural lui sont accessibles ; elle peut prendre un rang éminent dans la vie présente et, par là,nrecevoir un élan considérable. L'intérêt du public pour les arts est devenu
un événement nouveau (les livres, les estampes, les photographies, les appareils de projections lumineuses...). Rien n'empêche l'amateur de réserver chez lui le mur de la tapisserie, où, à tour de rôle, il offre à ses amis ou se réserve le plaisir de ses acquisitions.
Mes recherches picturales « Verres et Bouteilles » de 1918 à 1928 forment un premier cycle de dix années d'une discipline de fer: recherche d’une expression plastique liée à l'esprit de l'époque. J'avais été architecte avant 1914. Aussi ces recherches ouvrirent-elles la porte à l'architecture qui y trouve une expression nouvelle : esthétique et plastique. Témoins : la villa La Roche, la maison Cook, la villa de Garches, etc. Vers 1935, Marie Cuttoli, avec un instinct sûr, s'est adressée aux peintres qu'elle estime, pour réaliser des tapisseries d’après des peintures de ceux-ci ; ces réalisations exécutées à Aubusson marqueront le réveil de cette industrie presque abandonnée aux copistes de copies, aux artistes de calendriers. C'est alors qu'elle me commande ma première tapisserie, et je fus très heureux d'aborder cette aventure. En 1948, Pierre Baudouin me demandait de peindre des cartons de tapisseries. Lui, de son côté, réaliserait, à Aubusson et à Felletin. Ce fut une décision de principe: la tapisserie ne doit jamais porter à équivoque, tant dans ses dimensions que dans son emplacement. Elle n'est pas un tableau, grand ou petit. La tapisserie d'appartement doit s'offrir à l’œil à hauteur d'homme. Sa hauteur est donc déterminante: 220 cm ou 290, ou 360 (dimensions du Modulor, diminuées de 5 à
6 cm, 226, 296, 366, etc.). Ainsi entreront-elles comme un élément utile dans la composition de l'architecture moderne et non comme un décor. En outre, le mur de laine peut, dans certains cas, remplir une mission acoustique capitale. Au Cachemire, j'ai fait tisser 650 m2 de tentures destinées aux salles de tribunal du Palais de justice de Chandigarh aux Indes. Belle occasion d'accorder l’architecture du béton armé (matériau sonore) à l'artisan de la laine (substance absorbante de sons). A Tokyo, Sakakura, un ancien architecte de
l’Atelier, 35, rue de Sèvres, a installé dans la grande salle de son nouveau théâtre une tenture de 210 m2 dont il m'avait demandé le carton. C'est dans la pratique des arts plastiques (phénomène de création pure) quej’ai trouvé la sève intellectuelle de mon urbanisme et
de mon architecture. Un jeu de circonstances m'a mis en contact avec Aubusson. On m’a demandé d'apporter un esprit actuel. Ainsi ai-je établi les cartons de plus de trente tapisseries qui, sous l'impulsion de Pierre Baudouin, sont réalisées à Aubusson et à Felletin.

Le fond de ma recherche a son secret dans la pratique ininterrompue des arts plastiques. C'est là qu’il faut trouver la source de ma liberté d'esprit et de mes possibilités d'évolution. Tapisseries, dessins, tableaux, sculptures, livres, maisons et plans de villes ne sont,
en ce qui me concerne personnellement, qu'une seule et même manifestation d'une harmonie stimulante au sein d’une nouvelle société machiniste.

Tapisseries
par Richard J. Neutra


L'histoire de la tapisserie et sa renaissance nous ont enseigné une profonde vérité. Les limitations techniques valent mieux que des possibilités sans bornes. La prolifération de nombreuses techniques risque de nous submerger, et pas seulement dans la tapis
serie. Par bonheur, elles ne commandent pas l'activité de notre cerveau lorsqu’il crée des productions de haute valeur. Nos possibilités actuelles nous noient. Notre époque est maudite par le « handicap de l'illimité », si on la compare à l'époque où les cisterciens introduisirent des règles d'austérité dans le style de l'architecture religieuse. Une sévère sélection permet à l'homme de retrouver mieux son bon sens. La simplification est une source de bonheur. Par ses tapisseries, le Moyen Age a introduit un art visuel, enrichi cependant par le toucher et la réaction à la chaleur des extrémités digitales; cet art fut tout d'abord apprécié intuitivement. Comme architecte, j’ai toujours regardé avec enthousiasme ces vieilles tapisseries, qui ne se substituaient pas aux tableaux pour être
vues seulement et qui ne trompaient pas l’œil, mais qui révélaient au premier regard le caractère palpable de leur matière première. Suis-je un profanateur ou un enfant, embarrassant un conservateur de musée, parce que je pose la main sur les tapisseries? En imagination, du moins, j'y pose mes doigts, comme sur les traits de pinceau empâtés d'une peinture audacieuse. Mais une tapisserie est beaucoup moins accidentelle que n'importe quelle texture peinte et obéit beaucoup plus à des lois. Les nuances
intermédiaires et le jeu des valeurs compliqueraient son essence particulière. Et elle a un fond d'ordre assuré et non un caractère vague. Le perfectionnement technique d'un art, jusqu'à l’extrême complexité des moyens, a souvent signifié son déclin ; ainsi le retour
à des moyens plus facilement contrôlables ne veut donc pas dire appauvrissement mais amélioration profonde. Lors de la renaissance de la tapisserie, sa technique fut également simplifiée. Notre époque est peut-être aussi en tête dans cette
direction — dans la renaissance actuelle de la tapisserie — qui a conduit à une véritable amélioration, à laquelle tous les effets sur prenants de nuanciation sont totalement étrangers. Dans la coulisse, par exemple, la science appliquée accroît la possibilité
d'assurer les coloris contre la destruction physico-chimique et de prévenir la détérioration du tissage. La tapisserie pouvant être roulée et facilement transportée, qu'elle soit exécutée sur des métiers petits ou même plus grands, convient propablement mieux à notre épo que agitée que tout autre art d'imagerie, et il sera facilement possible d’installer des tapisseries de manière non permanente, pour orner tour à tour des nouveaux immeubles et rajeunir des bâtiments anciens. J'ai rêvé de tapisseries au-dessus de nos têtes, de plafonds en tapisserie, magiquement éclairés... Il sera possible d’entreprendre l'exploration de nouvelles possibilités d’exécution pour faire jouer en contre point des structures froides et austères...Lausanne offrira un monde de suggestions à cet égard.