Lettre de Paris

Il n'est plus besoin de se demander si l’exposition « l'Objet » qui a été montrée à Paris le printemps dernier fut un événement plastique exceptionnel. On en a maintenant la certitude.

Il faut se rappeler que cette exposition se voyait au musée des Arts décoratifs et qu'elle prenait rang dans le cycle des « Antagonismes ». Ceci déjà la situe dans les manifestations de combat que ce musée, qui ne craint pas de prendre des risques, a inauguré il y a deux ans en confrontant les tendances les plus avancées de la peinture d'aujourd’hui. Cette année à la peinture a succédé « l'Objet » avec un grand O, qui a été « Antagonismes 2 ».

S'agissait-il des formes

utiles

que

des

hommes de bon sens proposent au nom de l'esthétique industrielle pour renouveler le cadre de la vie contemporaine? On ne l'entendait pas ainsi. Il était bien question du matériel habituel de l'existence humaine, mais celui-là devait être autant de propositions de formes en vue d'un «style nouveau ». Le fait inédit est que pour ces formes il a été fait appel à des artistes, à des sculpteurs en général, auxquels toute liberté d'expression a été laissée. Ces artistes, au lieu de créer des formes gratuites, ont eu à concevoir des formes utiles. Dues à des non-spécialistes, les formes dont il s'agissait pouvaient être appelées: Objets d’art et d'essai, à l’égal de certains cinémas, et constituaient une plastique expérimentale que situe le peintre Mathieu lorsqu'il déclare: «L'esthétique industrielle, cette

1 1. Juan Palà. Grille de jardin en acier étiré.

Photo A. Held 2. Harold Cousins. Fontaine urbaine (maquette).

3. Valentine Schlegel. Cheminée etchenets.

Photo Fournier-Schlegel

contre l’objet technique et sa haute perfection, les excès auxquels il peut entraîner.

Elle est une sorte de grand manifeste poétique des artistes : « A vous l'expérience, à nous de chanter », et la bête noire est la technique.

Pour notre part, avant d'énumérer toutes ces formes dont certaines chantent plutôt bruyamment, nous ne craindrons pas, en dépit d'un certain débraillé et de ce goût pour l'étonnant qui est le propre de notre

perversion ».

C'est bien ainsi, en réaction, qu'il fallait

temps, de parler d’intrépide artisanat et de trouvailles inspirées. Au sortir de ce bricà-brac de l’imagination, aidé par un excelvoir tous les objets auxquels les organisateurs de l’exposition, Yolande Amie et François Mathey, avaient ouvert les portes du pavillon de Marsan. Se refusant eux-

lent catalogue inventaire, il importe de préciser qu’il s'agissait d’objets de toutes les catégories et de toutes les disciplines de l'art: bijoux, bibelots, jouets, ustensiles

mêmes à les montrer d'une façon ordonnée, jugeant préférable de ne pas imposer un classement à cette faune indisciplinée qui

ménagers, meubles, luminaires, inventions diverses, suggestions architecturales, etc.,

envahissait le sage musée des Arts décoratifs. D'où un plaisir supplémentaire trouvé

répertoire habituel augmenté de tions imprévues.

dans des voisinages inhabituels, la valeur appréciée de l'absence de système.

La chance est apparue inespérée de rencontrer pour une fois des objets qui ne sont pas fonctionnels. Ces visionnaires délirants que sont les artistes ont semblé plaisants à

proposiA l’exposition de « l’Objet » on a beaucoup remarqué les bijoux qui confirmaient une sorte de renouveau auquel contribuaient là Picasso, Laurens, Ernst avec une broche

se trouver après la mise en ordre de ces dernières années. Non pas que l'effort tenté pour discipliner et rendre plus belles les formes qui nous entourent, depuis la four« petite chimère souriante », Mathieu avec des broches aussi mais d'un esprit plus baroque. Claire Falkenstein innove dans la formule du collier moderne ainsi que Cou-

chette jusqu'à l'automobile, n'ait pas été heureux d’une façon générale, mais peutêtre est-on arrivé à une sorte de lassitude et I'« industrial design» manifeste-t-il un peu d'essoufflement. L'exposition du musée

lentianos, tandis que Jean Dubuffet s'en tient à de plus viles matières, fil de fer et papier d'argent.

Les jouets et les bibelots tenaient une place

des Arts décoratifs, farfelue et provocante, est arrivée à l’heure favorable pour réagir

qui ne doit pas étonner si l’on songe au goût qu'ont les artistes à participer à toutes

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les manifestations de la vie. Il n’est pas de domaine, si peu important soit-il, dans lequel ils ne se croient appelés à intervenir.

Les poupées de Jacobsen, que d'autres expositions ont déjà révélées auparavant, sont faites elles-mêmes d’objets assemblés, trouvailles souvent animées d’une lueur d'humour. Plus classiques d'esprit, les marionnettes articulées de Carrington sont belles. Les jeux d’échecs ont heureusement inspiré Germaine Richier, Man Ray, Ernst, le métal a été employé avec intelligence pour aboutir à des formes renouvelées. Jean Arp a présenté une horloge réveil-matin qui lui appartient, œuvre de poète autant que de peintre.

Le luminaire avait ses adeptes, depuis le lustre en fer forgé de Hiquily jusqu'à celui en fer blanc et fil de fer, à douze lumières (moules à pâtisseries), de Calder, qui orne habituellement la maison de paysan que cet artiste aime en Touraine.

Il faut arriver au mobilier pour voir se côtoyer le meilleur et le pire. On allait là de la création à l'allure libre mais charmante à l'œuvre d'un caractère infantile et provocant. Le baldaquin est réapparu, rappelé à notre attention à l'aide d'étoffes déchirées par Dorothea Tanning et par Mathieu qui en a surmonté son lit vedette en forme de corbeille. La baignoire de Frédéric Benrath voisinait avec le parfait fauteuil en treillis métallique de Bertoia qui est un des meubles marquants de notre époque. L'arbre à tiroirs rustiques de Marcel Jean étendait ses rameaux auprès des meubles empreints de dignité, paravent, porte, de Stahly, et du meuble raffiné, bahut peint et incrusté de jade, d'Olivier Debré. La psyché de Louis Chavignier, « miroir aux alouettes », s’opposait à l'armoire d’Alexandre Noll et aux meubles de Charlotte Perriand, spécialiste chevronnée, comme à ceux de Martine Boileau, débutante. Les chenets fer et mâchefer de César à ceux en bronze doré de Lipschitz.

Si l’on passe ensuite à l'architecture, dans ce monde poétique, cela ne pas veut dire que l'on doive trouver des possibilités de vie normale mais, plutôt, à la fois des jeux de sculpture et d'architecture, lesquelles dorénavant se rencontrent dans de fréquentes unions. L'imagination va vers un monde nouveau qui semble plutôt issu du rêve que de l’équerre et fait table rase de la construction courante de l’époque. On invente l’abri qui rompt avec l'ordre établi et la cité de l'espace où une vie nouvelle est à apprendre, les idées reçues restant à terre. Cette architecture considère avant tout la forme, et celle-ci sans doute ne correspond pas toujours à l’évolution technique. Elle est conception plus libre provenant fréquemment d'une intégration des arts. Il faut y voir l'aspiration vers des données nouvelles, d’où aussi probablement la confusion actuelle.

A l'exposition du pavillon de Marsan, les exemples étaient foison de l’intérêt porté à cet autre monde des formes. C'était une maison, volume sculpté, proposée par Pierre Szekely, à qui on doit aussi la belle grille qui appartient à l'architecte Colboc. Une structure pour architecture spatiale et des volumétries architecturales de Di Teana.

Une maquette d’architecture anti-perspective « à perte de vue » qui cherche à détromper l'être de la perspective, du peintre Matta.

Des formes dont la structure constituerait par elle-même une architecture de notre temps, du sculpteur Lardera. Un projet d'église pour Bron-Parilly, du sculpteur Etienne Martin, qui est «comme un fruit», les fidèles étant les abeilles qui pénètrent à l'intérieur. Un projet encore, de théâtre à scènes multiples en contrepoint, par le peintre israélien Agam et l'architecte Claude Parent. La disposition scénique se trouve à différentes hauteurs dans une grande salle qui permet de regarder plusieurs scènes en même temps. Des maquettes pour les tours spatiodynamiques et cybernétiques de Nicolas Schôffer, les recherches de cet artiste ayant déjà trouvé leur application dans le théâtre et la choréographie. D’autres propositions, d'Yves Klein, pour une évolution de l'architecture vers l’immatériel, architecture de l'air, dont il est question maintenant, qui libérerait la terre. Il y aurait des toits d'air, des lits d'air, l'espace serait climatisé.

On se retrouve les pieds sur terre avec André Bloc, le sculpteur, artiste féru de recherches, qui a voulu se libérer de la sculpture-objet en changeant d’échelle.

L'objetqu’il présente, démesurémentgrossi, enflé, perforé, l'intérieur libéré, peut servir à l’homme d’abri, tout en se défendant d'être une architecture, d'où le nom qui lui est donné de sculpture habitacle. On peut avoir une idée des explorations d'André Bloc en pénétrant dans son jardin à Meudon près de Paris. Là s'épanouit une flore insoupçonnée de pierre et de béton, blancs modelages essaimés dans la verdure, rapprochement de volumes, groupements de formes, qui sont les témoins d'expériences perpétuellement renouvelées d’un esprit orienté délibérément vers l'avenir.

On avait, au sortir de l'exposition « l’Objet », le sentiment d'un cri d'alarme des artistes.

Première réponse à une tentative pour amorcer le dialogue avec les artistes, essai pour ne pas se sentir noyé dans le conforme et le parfaitement adapté. Un style était cherché, celui de l'époque, on a trouvé l’imprévu. La tendance dominait où se révélait le besoin d’échapper au conventionnel. Une tendance aussi à l'exécution bâclée, au baroque avec une teinte de surréalisme, mais ceci, on le savait. Réactions, tout cela, dont la première va sans doute contre la rigueur de l'objet en série.

Il y avait plus de désuet qu'on ne s'y attendait dans ce grand déballage d'objets si peu faits, à vrai dire, pour répondre à la réalité.

Comme l'a justement remarqué M. Claudius Petit, le président de l'Union centrale des Arts décoratifs qui donne vie à toutes ces manifestations, les artistes qui se posent généralement comme des novateurs ou des hommes d'avant-garde sont le plus souvent des attardés sur le plan social. De là, sans doute, le goût de l'artiste pour un mode de vie romantique.

On a pensé beaucoup de bien et beaucoup de mal de l'exposition de «l’Objet». Le public, on le sait, est enraciné dans ses habitudes et sa façon de sentir révèle une S. Gille-Delafon crasse de préjugés.

André Bloc. Sculp, habitacle. Phot. L. Iselin.