Lettre d’Italie Les arts

La Biennale d'Art Moderne de Venise et la Biennale d’Art Ancien de Bologne ont été les grands événements de la vie artistique italienne au cours de l'année 1962. Entre ces deux expositions, qui ont été inaugurées au printemps (Venise) et en automne (Bologne) de nombreuses expositions nationales, très souvent accompagnées par des prix, ont eu lieu dans presque toutes les régions de l’Italie; quelques-unes suivant un rythme périodique (comme le « Premio Marche » pour la peinture, à Ancona, qui en est à sa sixième édition; le «Premio Lignano » (entre Venise et Trieste) pour le dessin; le «Cortina d'Ampezzo»; l'exposition Italia-Francia, qui a lieu à Turin ; l'exposition d'« Art figuratif », qui se tient tous les ans à Milan ; l'exposition du « Premio Marzotto » (international), décerné en 1962 au peintre Matta, et tant d'autres), mais la plupart, surtout les expositions d'art ancien, organisées au fur et à mesure qu'une occasion pouvait en donner l'idée. Ce sont parfois des manifestations admirables qui mettent

à l'ordre du jour pour une saison entière telle ville et même telle région d’habitude abandonnée à son sommeil depuis des années, sinon des siècles, malgré le fait d’avoir donné naissance à un grand peintre ou sculpteur ou architecte. A tour de rôle, suivant l'exemple heureux de Mantoue qui, en 1961, a organisé avec un succès exceptionnel une exposition Mantegna, de nombreuses villes ont eu l'intelligence d'appeler des critiques d'art parmi les meilleurs de la Péninsule à organiser sur des bases scientifiques d'excellentes expositions d’art: en 1962, c'est peut-être la ville de T reviso, dans la Vénétie, qu’il faut nommer d’abord pour son exposition magnifique de l'œuvre de Cima da Conegliano (peintre de la Renaissance, né dans le village de Conegliano près de Treviso) ; ensuite Varèse, en Lombardie, pour son exposition du Morazzone (peintre du 17e siècle, né dans le village de Morazzone près de Varèse) ; T urin, pour son exposition richissime au Musée d'Art Moderne de dessins et gravures de Piranesi, dont le

nom était jusqu'ici plus connu que l'ensemble pourtant célèbre de son œuvre; Milan pour l'exposition des sculptures de Daumier au Musée Poldi Pezzoli, pour celle de la « Préhisoire en Lombardie », qui comprenait des « graffiti » et des pierres gravées, immenses, sortis pour la première fois des musées et aussi des grottes de la région au cours de fouilles dont on n'a peut-être assez parlé; pour l'exposition du «Portrait français de David à Degas » et pour celle de I'« Orfèvrerie et argenterie de l'Italie ancienne », qui ont eu lieu au Palais Royal.

L'exposition du « Futurisme », organisée à Turin, a eu aussi un caractère historique.

A côté, il y a la vie de l'art contemporain qui se reflète en d'innombrables expositions.

Rome, avec ses expositions systématiques organisées par Madame Palma Bucarelli à la Galerie d'Art Moderne, et Milan, siège du plus grand nombre de galeries particulières et du marché de l'art moderne, sont en tête. Parmi les expositions de cette année à Rome (toutes accompagnées par des

1. James Guitet, France. Peinture III, 1960.

Biennale de Venise.

2. Mario Sironi, Italie. Arbre et maison, 1948.

Biennale de Venise.

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conférences et cours confiés à d'excellents critiques italiens et étrangers), qu’il suffise ici de rappeler celle du peintre du Bauhaus (rétrospective) Oscar Schlemmer, qui avait fait le tour d'Europe, et celle du peintre américain Ben Shan ; tandis que Milan a consacré pendant un mois les salles de son Palais Royal à une grande rétrospective d'un de ses maîtres, le peintre Carlo Carrà, octogénaire, après y avoir organisé, grâce à la Cinémathèque italienne de Milan, une rare exposition de maquettes et surtout de dessins du metteur en scène soviétique Serguei Eisenstein, prêtés par l'URSS. C'est encore la même cinémathèque, dirigée par Comencini et Alberti, qui, en septembre, a raconté par images, dans une admirable et très riche exposition, l'histoire fabuleuse de « Cinquante ans de cinéma » dans le monde entier. Florence, Ivrea, Naples seraient aussi à nommer; et ce ne serait pas tout, l'Italie n'étant pas un pays axé sur une seule ville, comme la France ou l'Angleterre.

Quant à l'art des jeunes ou, en tout cas, des peintres et sculpteurs vivants — si c'est à

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ont été décernés au peintre français Manessier et au sculpteur suisse Giacometti); la direction de la Biennale a organisé à ce propos en 1962, à côté de l'exposition traditionnelle, une autre exposition à la « Cà Pesaro », sur le Grand Canal, consacrée uniquement aux toiles et sculptures des artistes qui, depuis 1948 jusqu'à 1962, ont reçu les premiers prix de la Biennale: entre autres Braque, Morandi, Moore, Chagall, Matisse, Carrà, Zadkine, Dufy, Calder, Marini, Nolde, Ernst, Arp, Miro, Villon, Licini, Tobey, Fiartung, Consagra. Il suffit d'en donner la liste pour que le lecteur puisse imaginer la beauté de l'ensemble.

Parmi les rétrospectives et les « personnelles » les plus importantes que l’on a pu voir cet été à Venise, il faut signaler d'abord celles d’Alberto Giacometti, Odilon Redon, Arturo Martini, Mario Sironi et des graveurs italiens symbolistes, toutes dans le grand palais de l'Italie; et dans les pavillons étrangers, celles de Fleckel (Allemagne), de Gorky (Etats-Unis), de Riopelle (Canada),

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Milan qu'il faut chercher le marché, les livres, les polémiques et, naturellement, le plus grand nombre d'expositions — c'est toutefois autour de Venise que (tous les deux ans) ses intérêts, aussi bien en ce qui concerne la critique qu’en ce qui concerne le marché, se polarisent. Cette année, la grande manifestation vénitienne (qui a plus de 60 ans de vie) a été violemment attaquée par un certain courant de la critique italienne qui réclame depuis des années un renouveau total de sa formule et surtout de sa méthode, dans le but de redonner à la Biennale la possibilité de jouer sur le plan international ce premier rôle qui était autrefois le sien. La routine menace d’aggraver petit à petit l’enlisement de cette exposition, par ailleurs toujours fascinante et riche comme il n'y en a pas d’autres dans le monde entier. Ses premiers prix demeurent les plus convoités par les artistes (cette année, ils 2

de Berni (Argentine), de Avramidis (Autriche), de Moilliet (Suisse), de Pedersen (Danemark), de Srii Deckert (Suède), de Jan Mueller (Etats-Unis), de Ceri Rochards en Grande-Bretagne, de Genoves et Serrano en Espagne. Et parmi les ensembles nationaux, ceux de l'Allemagne, de l'Espagne, du Japon, de la Fiollande, de la Yougoslavie.

On dirait que, dans la mesure où la participation italienne manque de plus en plus d'envergure et de finalité, c'est-à-dire d’une ligne critique qui puisse en faire ressortir sa raison d'être dans le cadre de l'activité artistique internationale, la participation étrangère perfectionne peu à peu, presque dans tous les secteurs, sa méthode, en choisissant avec intelligence les artistes, les groupant selon leur tendance consciente en des « personnelles » d’une ampleur suffisante pour permettre au visiteur une connaissance non superficielle de l'artiste. Si bien que cette année la visite aux sections étrangères était de loin plus intéressante et plus utile que celle du grand palais de l’Italie, sans que les peintres invités (ni ceux qui

1. Serguei Eisenstein, URSS. Dessin pour «Ivan le Terrible». Milan, Palais Royal.

2. Alberto Giacometti, Suisse. Premier prix à la Biennale de Venise.

3. Nicolas Poussin. Bacchanale, détail.

Bologne. Biennale d'art ancien.

4. Odilon Redon. Portrait de Ari. Rétrospective de la Biennale de Venise.

3 ont été injustement exclus) en soient aucunement responsables.

Quant à l'autre Biennale, celle de Bologne, elle ne fait que confirmer l'importance exceptionnelle que ces Biennales d’art ancien (on en est à la cinquième) ont acquis dans le monde entier, grâce à leur très haute qualité. Organisées dans une ville ancienne mais en plein essor moderne (une ville considérée par beaucoup la plus belle d'Italie, celle, tout au moins, qui a le mieux gardé son unité aussi bien dans l'ensemble de son plan que dans les détails de son extraordinaire architecture), sagement administrée et généreusement ouverte à l’initiative eu Itu relie. La Biennale1962, consacrée à I’« idéal classique du 17e siècle en Italie et la peinture de paysage », avait été envisagée il y a quatre ans, mais l'exposition Poussin à Paris, qui était aussi en train de se faire, a obligé Cesare Gnudi, organisateur de l’exposition de Bologne, de la remettre à cette année. Axée sur cinq peintres, Poussin, Claude Lorrain, le Dominiquin, Francesco Albani et Gaspard Dughet, elle doit être considérée comme le couronnement et l’intégration indispensables de l'exposition parisienne (bien que, entre les deux, une autre exposition, consacrée à « L'entourage de Poussin », ait été présentée, d'abord en France et ensuite, cet hiver, à Rome), dont elle éclaircit critiquement certains points, demeurés forcément problématiques.

La participation enthousiaste et généreuse des musées et des collectionneurs italiens et étrangers a permis de disposer d'un ensemble d'une richesse incomparable: rien que de l’étranger 164 pièces (94 peintures et 70 dessins) ont été prêtés, sur 234 œuvres exposées, dont 82 sont venues de Grande-Bretagne et 48 du Louvre.

Et maintenant, avec la superbe manifestation de Bologne, on peut clore ce très rapide tour d'horizon sur l'activité artistique en Italie pour l'année 1962.

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Giulia Veronesi 4