Van den Broek & Bakema - Histoire et tradition de l'architecture hollandaise | Franz Fuëg
L'automobiliste qui, en Hollande, longe la verte prairie et roule par le pays plat peut découvrir que la terre devient roue, tenue et commandée par de longues rigoles. Les rigoles sont les rayons de ce monde circulaire. Elles sont aussi véhicules roulant jusqu'au lieu auquel s’oppose, tournant en sens inverse, un vaste paysage. Celui qui emprunte la barque à voiles et les canaux pour croiser par le pays, il va d'espace en espace et fait l'expérience de l'ordre et de la délimitation. Les longues allées d'arbres longeant les voies d’eau en sont les limites. Ce paysage est œuvre humaine. Le paysan a réfléchi avant de planter les peupliers et de creuser les canaux. L'eau et le vent ont été domptés au service de l'homme. Rares sont les espaces laissés au hasard. Les éléments ont contraint à l'ordre et à une dure discipline. Les mépriser aurait eu pour conséquence, dans ces rapports avec l'eau et le vent, un bouleversement lamentable pour les humains, les animaux, la terre. Mais par-delà la discipline et l'ordre règne dans ce pays l'esprit même de l'ordre.
Ainsi naquit au cours des siècles le pays hollandais des cultures, surdes dépressions pourtant brumeuses, battues des vents, inondées par les flots. Et les villes sont nées de lois analogues: voies d'eau pour le transport des hommes, des bêtes, des marchandises; rangées d’arbres bordant les canaux et protégeant, là aussi, du vent; maisons étroites dont les grandes fenêtres laissent entrer à flot la lumière dans les pièces profondes ; derrière les maisons, les cours où l’on vit en plein air et protégé du vent, les chambres traversant de la rue à la cour, à l'ordonnance trompant sur leurs dimensions et aux grandes fenêtres disant manifestement que l'on n'a rien à cacher au voisin ; l'étendue et l'ordonnance du paysage, l'échange constant du ciel nuageux toujours en mouvement et de l'infini du paysage, l’étroitesse et l'ordre rigoureusement net des villes, la clarté de l'organisation des espaces, l'étroitesse des escaliers et des seuils, la place des espaces intérieurs s'étendant entre rue et cour, la séparation des sphères publique et privée, par la présence du seuil, leur liaison grâce à la grande fenêtre sans volets: voilà la Hollande.
Ce monde est né au cours des siècles. Aujourd'hui surgissent de nouvelles masses, des dispositions neuves, mais elles croissent dans le sens de l'étendue et de l'étroitesse, dans celui du rythme des espaces, suscitées par le sens inné de l'ordre et par l’expérience quotidienne du public et du privé dans l'espace et la société. L'expérience séculaire des puissances de la nature, de la terre et du climat a donné à la tradition culturelle un poids tel que les mouvements d'avant-garde eux-mêmes, comme « Stijl » par exemple, ne seront réellement assimilés que dans la connaissance de cette expérience.
Dans la vie sociale et politique, cette tradition est recouverte d'une couche de puritanisme calviniste s'exerçant jusque dans les communautés n'étant pas d'appartenance religieuse calviniste. Jusqu’à la dernière guerre, la vie sociale et économique était concentrée sur les adeptes d’une même foi pour autant que la population — un tiers environ — ne se distingue pas par l’absence de religion. Les grandes communautés religieuses ont leurs écoles, leurs programmes radiophoniques, leurs organisations politiques. La crise de la famille n'est pas si proche de l’actualité que dans les autres pays. La richesse en enfants est un usage respecté dans toutes les classes sociales.
La cohésion de la famille, les écoles, les programmes radiophoniques sontdes directives pour les communautés extra-religieuses aussi. Ilsinfluencentde manière décisive l’éducation et la vie sociale. Au cercle fermé de la vie religieuse et familiale s'oppose la vie au grand jour dans les affaires nationales d’intérêt général. Le combat séculaire contre l'eau est un événement historique. Il est resté vivant dans la conscience des hommes d'aujourd'hui et les rend accessibles à des entreprises communes de grand style, dans d’autres domaines: la mise en exploitation agricole de l’Ijsselmeer, la réalisation de gigantesques projets de digues, l’exploitation agricole du sol par des moyens industriels, la planification urbaine et rurale.
L'urbanisme n'est pas considéré comme une manipulation désagréable mais nécessaire des autorités. Il est la seule condition à la création de villes où la vie soit digne d’être vécue. Cette opinion n'a pas pris naissance lors des grandes augmentations de la population seulement. Elle est restée vivace dans une conscience nourrie par la tradition.
Cette tradition de l'urbanisme joua aussi son rôle à l'époque florissante de l'architecture hollandaise, entre 1880 et aujourd'hui. Sur l'emplacement géographiquement réduit d'Amsterdam - La Haye - Rotterdam-Utrecht, un nombre étonnamment grand d’architectes et de mouvements architecturaux significatifs a pris une importance historique. Outre le plan et le bâtiment, plusieurs de ces architectes se sont fait les commentateurs des bases théoriques de leurs conceptions architecturales. Tout mouvement, toute école exprimait clairement ses idées et ses intentions et s'efforçait de bâtir sur des fondements spirituellement étendus et larges matériellement. Dans les théories d'architecture des architectes, la chose ne va pas de soi le moins du monde. Comme postulat de la construction fonctionnelle à laquelle on reproche aujourd’hui superficiellement des tendances positivistes et mécanistiques, van Loghem demande que «toutes les forces matérielles, spirituelles et psychiques de la vie soient amenées, dans la construction, à une unité » (1). Tous les mouvements d’architecture ont toujours été en liaison constante avec la situation sociale, économique, politique et spirituelle. Berlage croyait même que «l'architecture sera l’art du XXe siècle », une conviction qu’il a puisée « à la fois dans les apparitions sociales et spirituelles du présent »(2).
Sur la multiplicité des courants dans un espace géographiquement restreint, les opinions les plus diverses se sont fortement opposées. Le respect du prochain, la capacité de la considération objective et le niveau élevé des ouvrages architecturaux ont conduit à des discussions souvent violentes mais s'en tenant, à peu d'exceptions près, au sujet sans glisser jamais vers le personnel. Cette forme de la discussion laisse préjuger du niveau élevé de l’architecture et de l’urbanisme en Hollande.
L'œuvre de van den Broek et de Bakema s'inscrit toute dans cette sphère culturelle et sociale. La pensée et l’action de chacun expriment en outre une tenue spirituelle imprégnée à la fois des courants de l’architecture hollandaise, européenne et, par-delà la voie détournée de « Stijl », wrightienne de notre siècle. Mais chez Wright, chez Mies van der Rohe, chez Niemeyer, voire chez Le Corbusier l’héritage se limite dans l’œuvre à des domaines isolés, bien qu'essentiels. Dans l'œuvre des Hollandais, par contre, l'héritage culturel d'un pays étend son influence sur l'ensemble, particularité qui semble ne se trouver nulle part ailleurs dans l’histoire de l'architecture moderne.
S'ajoute une autre particularité: depuis le début de l'architecture nouvelle, un développement personnel continu a été donné, sur trois générations, à l’actuel bureau van den Broek et Bakema. Les devanciers étaient Michiel Brinkmann (né en 1873), puis son fils Johannes Andreas (né en 1902) et Leendert C. van der Vlugt (né en 1896.) En 1920, Michiel Brinkmann construisait Spangen. Spangen est un faubourg de Rotterdam aux rues nombreuses, aux maisons à l'alignement sans verdure, un quartier ouvrier du XIXe siècle. La réalisation de Brinkmann présente de visibles affinités avec van den Broek et Bakema: le flot continu de l'espace et la prise en considération des exigences sociales et éthiques aussi bien que fonctionnelles et usuelles.
Michiel Brinkmann mourut en 1925. Johannes Andreas poursuivit les travaux en association avec Leendert van der Vlugt. Jusqu’à la disparition de van der Vlugt (1936) apparurent des constructions marquant une date dans l'histoire de l'architecture nouvelle. Une conception du monde théosophique analogue à celle de Berlage, l’unité de sentiment et de compréhension et la simultanéité telles que les exigeait van Doesburg étaient les fondements de ces ouvrages. Mais van der Vlugt développait — comme Duiker, plus génial peut-être encore — les idées de van Doesburg et de Stijl, faisant ainsi de l’architecture une reproduction plus étendue de la société humaine.
L'œuvre la plus connue de van der Vlugt est la fabrique van Nelle (entre Rotterdam et Schiedam) ; la plus importante mais moins connue étant par contre la salle de réunion des théosophes à Amsterdam. Entre les deux, un rapport: Cornell's Hendrik van der Leeuw, directeur et propriétaire de l'usine van Nelle, était aussi membre du cercle théosophique de Krichnamourti, à Ommen.
Les constructions de van der Vlugt, importants témoignages d'une conception architecturale (objectivité neuve, références à «Stijl», comme à Ommen), sont aussi ceux d’une conception philosophico-religieuse.
Ces détails sur l'historique du bureau van den Broek et Bakema ne contribuent pas seulement à montrer que les travaux de Michiel Brinkmann et Leendert van der Vlugt appartiennent, dans leurs réussites, à la grande époque de l’art architectural hollandais ; l'intérêt du lecteur doit se tourner surtout vers les arrière-plans de ces travaux, arrière-plans de nature sociale et d'éthique religieuse.
Cette contiguïté extra-esthétique et extratechnique n’est pas visible chez Brinkmann et van der Vlugt seulement. On la constate dans l'ensemble de l'architecture hollandaise. En 1908 Berlage, pionnier dans ce domaine de la nouvelle architecture hollandaise, disait à Zurich: «Si l’on veut créer dans les arts plastiques une chose destinée à avoir du style, l’ensemble sera établi selon un schéma de base mathématique, sans aucune forme jaillissant de la fantaisie pure.
Mais si ce mouvement moderne travaille selon une forme constructive raisonnable, c'est-à-dire en général objectivement claire, comme l'ont fait les deux grands styles [gothique et renaissance], il travaille du même coup avec une tendance religieuse, avec une nostalgie de l'âme, jusqu'à ce que naisse enfin la nostalgie de la vérité et une idée neuve du monde... Si les artistes modernes travaillent avec objectivité et clarté, selon les conditions préalables que j’ai essayé de définir, ils tendront du même coup vers l’idéal spirituel moderne, vers le principe de l'unité économique de tous les hommes; par là ils insuffleront à la beauté formelle déjà évoluée son élément de vie, ce souffle dont a besoin finalement un style pour s’élancer vers les sommets. Par travail objectivement clair j'entends la conscience renouvelée que l’architecture est l'art d'enclore l'espace; par conséquent, sous le rapport architectonique, constructivement comme décorativement la valeur principale doit être donnée à l’espace. Un bâtiment ne sera donc pas en premier lieu manifestation vers l’extérieur. L'art de l'architecte consiste essentiellement à créer des espaces et non à projeter des façades » (3).
Des tendances religieuses et sociales sont soumises au concept du «travail objectivement clair ». Berlage, plaçant parfois l'accent différemment, donne à ces tendances la première place devant le «travail objectivement clair ».
Par le concept du «travail objectivement clair », Berlage explique ce qu'il faut mettre en avant pour l'acquisition d'un style nouveau. Nous trouvons déjà chez lui le mot « objectif » dans des rapports jouant un rôle important dans la conception architecturale de l’objectivité nouvelle (ordre froid).
A côté des courants de l'architecture objective naissent parallèlement, en Hollande aussi, des courants « non-objectifs », avant tout l'école d’Amsterdam avec K.P.C. de Bazel, Michel de Klerk, J.M. van der Mey dans les années vingt et, plus tard, l'école de Delft avec Granpré Molière. Le pittoresque est à l'avant-plan. Mais la société et la religion forment là aussi le fond de la conception architecturale Granpré Molière, descendant converti au catholicisme d'une famille huguenote, comparable à Claudel dans sa foi, a soumis son travail philosophiquement aux encycliques sociales des papes Léon XIII et Pie XI. L'œuvre de Granpré Molière, comme celle des Amsterdamois ou du «classiciste» Dudok, peut être comparée dans sa manière, de qualité significative, au Heimatstil suisse qui n'a certes rien à présenter de comparable au quartier de Vreewijk, à Rotterdam-Sud. Cette réalisation néglige les nouvelles règles imposées à l’urbanisme par le développement de la population, comme les nouvelles techniques de construction imposées par l'économie. Elle répond par contre à une forme de la vie familiale chère à la Hollande. Parce qu’elle est grande, la famille se suffit.
Elle vit sa vie, chez elle surtout. Elle forme le centre de la vie sociale. Si l’on fête largement l’anniversaire de chacun de ses membres, il ne reste guère de temps pour d'autres plaisirs. Le trafic rail-route est, le dimanche, moins intense qu'aux jours ouvrables. Rotterdam-Sud, où vivent 250 000 habitants — surtout des ouvriers — ne possède que trois cinémas.
L'œuvre des deux Hollandais van den Broek et Bakema, différents d'origine, d’aspect extérieur, de tempérament, de convictions spirituelles et de génération, a grandi dans le mystère d'une grande tradition et au grand jour des exigences nouvelles de l’urbanisme et de la société. Parce que cette œuvre ouvre la voie à l'accomplissementdestâches nouvelles, mais sans exclure la tradition d'un paysage créé de main d'homme et s'intégrant aux éléments, sans exclure non plus les traditions de la création et de l’aménagement des espaces ni celles des attaches sociales et religieuses, elle est devenue directive dans la surabondance des devoirs imposés par la planification et la construction.
En 1938, J. A. Brinkmann s'associait à J. H. van der Broek, né en 1898 à Rotterdam. Il fut premièrement instituteur. Il termina ses études d’ingénieur architecte en 1924, au Polytechnicum de Delft. Pour la seconde fois dans l'histoire du bureau, l’œuvre d'un devancier était reprise et continuée, non pas copiée mais gratifiée d'un apport personnel, élargie et enrichie. Les racines restaient toutefois les mêmes : créer l’architecture à partir des formes nouvelles de la société et avec les moyens nouveaux de la technique. Ce qui frappe de prime abord dans les constructions de van den Broek, c'est qu’elles sont conçues en fonction directe du matériau employé et des modes de bâtir correspondants. L’aspect extérieur n'est cependant jamais but en soi. Il sert constamment, au contraire, à la création d'une maison et d'espaces ne se contentant pas de servir l'homme mais l’incitant à des activités positives. Van den Broek dit que dans l'architecture se révèle le caractère physique et psychique de la société. L'architecture est une manifestation où la force créatrice exprime, avec l'appui de la technique, les fonctions et l’idée du but de la construction. Pour van den Broek, le fonctionnalisme n'est pas qu’un système rationnel d'aboutissements du mouvement matérialisé dans un ouvrage architectural. Un bâtiment est moins un monument qu'un organisme et la solution d'un problème de construction ne sera vraiment donnée que si les conditions pour la vie en commun des hommes sont remplies en même temps que les vœux individuels des «clients». «Ce mode de voir rend indispensable l'analyse détaillée de la destination de la construction afin d'en connaître l'organisme et d'y déterminer la place et le poids du collectif» (4). C'est « l'objectivité nouvelle» dont la nouveauté consiste à ne pas se contenter de l'objectivité seule mais d’exprimer l'idée profonde de l'ouvrage architectural en tant qu'organisme. Car l'idée naît d’une fin profondément comprise. Avec l'accent sur « profondément ». « C'est le mot le plus beau pour caractériser l’appartenance de l'architecture nouvelle et j'ai un peu honte d'avouer qu'il n'est pas d'un architecte mais d'un pasteur allemand et date de 1906» (5). L'architecture moderne ne se nourrit pas de matérialité seulement. Elle essaie honnêtement de répondre avec amour à tous les besoins communs de l’humanité. Il s’agit d'un « devoir de formation reposant sur le concept de relations et d'expériences cosmiques... Dans l'être, l'architecture est aussi un débat avec l’infini et tend à l’harmonie avec lui, ce qui est le but final et l’essence de tous les arts » (6).
Ces fondements spirituels sur lesquels reposent les travaux de van den Broek ont été élargis et complétés par ceux du bouillant Bakema, entré en 1948 comme associé de Brinkmann et van den Broek (Brinkmann est mort en 1949). Néen 1914, Bakemaest Frison.
De 1931 à 1936, il fréquenta le technicum de Groningen où il entra en contact avec l'architecture de van der Vlugt. Il termina ses études à l’académie d’architecture d'Amsterdam. Rietveld et van Tijen furent ses maîtres et van Esteren son chef en 1942.
Si l'on parcourt la littérature de l'architecture hollandaise des quinze dernières années, on y découvre quelques «explosions», et toujours Bakema en est. Cela commença avant 1945 déjà, quand chacun le croyait prisonnier en France. Bakema avait pu s’enfuir et vivait caché à Groningen. Il savait qu’au Musée municipal d'Amsterdam les architectes se réunissaient le soir pour discuter. Malgré le danger d'être reconnu, il se joignit à eux, se promettant bien de se tenir à l’écart des débats. Mais son tempérament le trahit. Il ne pouvait pas se taire. «J'entends et je vois Bakema », cria Merkelbach à l'assemblée stupéfaite. Partout comme à Amsterdam, Bakema s'est depuis empoigné violemment dans les discussions, même s’il s'agissait de questions élémentaires : contre Dudok quand il s’agit de construire des blocs modernes dans une rue de Velsen dont Dudok avait tracé le plan «classicisant»; contre Oud et l'esthétisme pendant sa période classiciste; contre van Tijen quand il opposa au fonctionnalisme pur sa thèse de la forme en tant que fonction ; avec van Tijen, Oud, Merkelbach et d’autres pour briser, après la guerre, la puissance dirigeante des traditionalistes de l'école de Delft, avec à leur tête le professeur Granpré Molière, et créer ainsi la possibilité de reconstruire les villes selon les idées de l'architecture moderne; avec Granpré Molière enfin quand il reprit et représenta les pensées positives renfermées dans le « Heimatstil ». Ce furent souvent de durs combats, avec le traditionalisme surtout. Granpré Molière ne ménageait pas les modernes qui allèrent avec lui jusqu'en tribunal. Les oppositions restaient néanmoins au niveau élevé des idées. Jamais on n'en faisait une question de personnalité. L’adversaire restait considéré comme homme et comme architecte. On le prenait au sérieux. Les attaques de Granpré Molière contraignirent les modernes à revoir leur position à fond avant d'entrer dans l’arène.
Quel est l’apport important de Bakema dans la discussion? Il s'efforça de maintenir l'équilibre de l'intellect et du sentiment réclamé par le mouvement de « Stijl » et d'exprimer dans son œuvre la simultanéité des objets.
Ses idées s'appuient sur la philosophie de Bergson : « D'abord je constate que je passe d'état en état ». Ce n'est plus la construction hiérarchique et immuable de l'univers qui est image directrice mais un monde dont l'image se modifie perpétuellement. Ce ne sont donc plus les besoins d’habitude seuls d’une raison ou d'une ville qui déterminent le plan de l’architecte mais aussi les rapports entre les différentes fonctions. Ce qu'il y a entre les objets est aussi important que les objets eux-mêmes. L'architecte doit tenter « d’intégrer la vie comme un tout dans son œuvre, même quand il discute avec les différents spécialistes » (7). « Il ne suffit plus que 1 plus 1 font 2. Les circonstances qui conduisent au choix du chiffre sont plus importantes» (8). «Le besoin de cohésion est inhérent à la nature humaine qui se protège ainsi des hasards. Ce n'est donc pas un luxe mais une nécessité de rechercher les rapports, les raisons secrètes, les continuités et l’unité » (9).
« Nous venons à l’architecture en vivant personnellement l’événement général dans l'homme et dans la nature » (10). Les rapports de la « vie totale » peuvent devenir visibles dans la construction avec le concours de « l'espace total » — l'espace continuellement en mouvement — et avec l’adaptation aux habitudes et à la capacité d'expérience humaine de chaque matériau et de chaque élément de construction (verre, paroi, montant, commutateur, ascenseur, couverture).
De cette manière s'exprime dans l'œuvre architecturale quelque chose du rapport de l'homme avec le cosmos. Certes, on bâtit sa maison pour y habiter, y travailler, y dormir. Mais la conception de la maison peut donner à ces actions un sens dépassant le froid utilitarisme. L'architecture prend alors un caractère éthico-religieux basé sur une attitude éthico-religieuse de l'architecture, attitude qui permettra de maîtriser «la technique qui donne leurs aspects de crise aux rapports économiques et sociaux ». Si l'architecture est ainsi comprise qu’elle exprime la vie «totale », elle est automatiquement préservée du dessèchement et de la décoration. La formearchitectonique n'exprime plus dès lors simplement les fonctions, elle n'est plus seulementfonctionnelle mais devient elle-même fonction : la fonction de la forme.
Cela signifie? La forme architectonique est apte à stimuler et à susciter le mode de vie, les besoins et les habitudes de l'homme. Elle ne se contente pas de les satisfaire. La forme ne voit donc plus seulement la fin pratique d'une construction mais encore elle conduit l'homme et la société, par-delà le pratique, vers un mode de vie qui n’est plus simplement fonctions mais aussi «idées» (11).
Cette métamorphose de la forme de la fonction en fonction de la forme est la contribution décisive, théorique et pratique, de van den Broek et de Bakema à l'architecture nouvelle. La Lijnbaan en est un exemple évident. Les divers éléments constituant l’ensemble et qui, dans toutes les œuvres architecturales, ressortent de manière surprenante, servant toujours à créer des rapports de l'intérieur vers l'extérieur, du haut vers le bas, du particulier au tout, du petitau grand, sont aussi riches d’exemples.
La construction architecturale, répondant constamment à ces conditions, est dès lors amenée à la forme architecturale. Mais elle ne se démontre pas. Les qualités formelles des bâtiments sont rarement le trait saillant.
Bien au contraire, le domaine du rapport des espaces, de la distribution du bâtiment et des éléments constituants est mis toujours au premier plan.
Ce n'est pas un hasard si cette représentation de l'architecture ne peut se réaliser pleinement que dans les devoirs de l’urbanisme. Leur multiplicité s'érige extérieurement en un système qui semble simple et rend claire la diversité: l’habitat sur la terre l'habitat à l'horizon et les différentes formes intermédiaires ; l’habitat individuel l’habitat collectif le tout s’adaptant dans le rapport de l’espace, du bas, mi-haut et haut en maisons familiales pour une et pour plusieurs familles (unités horizontales) et en unités verticales ; le tout renouvelable en tant que principe ordonnateur de l’unité dans la multiplicité et afin de permettre un procédé de construction rationnel ; équilibre de la construction et du paysage; la coordination de toutes les formes d’habitat et de toutes les couches sociales en « groupes usuels » ;
la coordination des unités d'habitat avec les centres au trafic libre pour accès au centre des environs et au cœur de la ville ; la coordination de tous les services et activités : écoles, magasins, services officiels, églises et presbytères, exploitations agricoles, quartiers résidentiels, etc.; séparation des différentes catégories de trafics.
Ainsi la ville deviendra-t-elle l'image de la «démocratie» en tant que «reconnaissance du droit de l'homme à éprouver la relation de la créature au cosmos ».
L'œuvre de van den Broek et Bakema est exempte d'allures d’avant-garde. Pas de manifeste dans leur manière de construire.
Elle s’abreuve autant aux sources de notre temps qu’au large fleuve de la tradition occidentale. C'est le signe que la construction moderne a rejoint le fleuve de l’histoire; l'avant-garde, aujourd'hui, fait un effet comique. Le Louvre n'est plus menacé par les incendiaires. Le danger, il est dans le manque de clarté, dans le changement rapide et persistant de l'expérience du monde et dans l'insécurité qui en découle pour l'homme. C'est pourquoi il nous faut des architectes ayant la force d'organiser le chaos et de façonner un ordre chargé de sens ; des architectes animés du « désir de la clarté et de la simplicité dans les exigences de la vie sociale. C'est le mot d'ordre. C’est le chemin ! Simplification et clarté et, dans l'art, les symboles de l’amour et de la vérité » (12).
Franz Füeg