Un nouveau Bauhaus? «L’Œuf Centre d’Etudes» | Marc Gaillard

 

L'architecture, depuis la révolution industrielle, depuis que l’emploi des matériaux et des techniques de notre époque a permis de renouveler, de découvrir ou de créer des familles de formes insoupçonnées, d'aller sans cesse vers de nouvelles audaces, l'architecture semble s'être brouillée avec les autres arts plastiques. Tout au long des âges, sculpteurs, mosaïstes, fresquistes, verriers, etc... ont réussi avec les architectes la synthèse de leurs arts. S’il n’est plus question aujourd'hui de sculpter des personnages sur un fronton, des cariatides sous un balcon, il n'est pas moins nécessaire de réintégrer les artistes dans la cité, de parvenir à une synthèse des arts plastiques et de l'architecture, de poursuivre une nécessité plusieurs fois millénaire.

« Nous voulons créer une nouvelle corporation d’hommes ne connaissant plus cet orgueil de classe qui érige un mur humain entre les artisans et les artistes. Il nous faut vouloir imaginer, préparer en commun l’édifice de l'avenir qui unira harmonieusement architecture, peinture, sculpture... il nous faut rétablir l'harmonie entre les différentes activités de l’art, entre toutes les disciplines artisanales et artistiques, les rendre entièrement solidaires d'une nouvelle conception de construire... » Voilà ce que déclarait Gropius en 1919 lors de son discours d'inauguration du Bauhaus.

44 ans ont passé. Cette synthèse des arts réclamée par Gropius ne paraît pas encore avoir été réussie. Le Bauhaus a été dispersé.

Bien peu nombreux sont ceux qui se souviennent de son enseignement. Mais ces pionniers, ces précurseurs qui œuvrèrent avec Klee, Kandinsky, Gropius, Mies Van der Rohe, etc... ont-ils aujourd’hui quelques disciples ?

A Paris, un groupe de jeunes hommes suit depuis quelques années une démarche analogue à celle du Bauhaus. Au sein de ce groupe, comme le souhaitait Gropius, est tombé cet orgueil de classe, ce mur humain entre les artistes. L'harmonie règne entre les différentes activités de l'art, entre les tenants des diverses disciplines présentes.

Serait-ce un nouveau Bauhaus? Peut-être.

Il a sur le premier l’avantage de n'être pas menacé par le nazisme, de pouvoir concrétiser, chaque jour, les idées émises.

Depuis près de quatre ans, ce groupe a produit un certain nombre d'œuvres de qualité qui apportent ce contrepoint, cet enrichissement à l'architecture que nous souhaitons trouver. Ce groupe a pour nom «L’Œuf Centre d'Etudes ».

Le groupe de L’Œuf se fit connaître pour la première fois du grand public à la suite d'une exposition sur le thème de la villa « Atrium » particulièrement intéressante par la richesse extrême des idées, des formes, des volumes. Chaque problème avait trouvé une franche solution. Une foule de possibilités d’emplois divers était proposée pour chaque matériau. Mille épidermes avaient été étudiés, définis.

On s'était enfin refusé à tout académisme, à toute timidité, à toute demi-mesure. Cette démonstration marquait non seulement la volonté de créer le cadre de vie nouveau, d'esprit franchement contemporain, mais encore une étrange cohésion, une démarche commune, une entente parfaite, inespérée, nouvelle, entre les divers créateurs qui proposaient ici leurs conceptions sur l'habitat, la décoration, la sculpture, l'emploi des matériaux, etc...

Cette exposition était signée: Jacques Bertoux, René Bertoux, Roger Brusetti, Charles Gianferrari, Jean Piantanida, Jean Souchal : « L'Œuf Centre d’Etudes ».

Le Centre d'Etudes prit naissance il y a quatre ans environ sous l'impulsion de Jacques et René Bertoux, Pierre Pucinelli, Jean Piantanida, Maurice Idoux et Charles Gianferrari. Ces garçons — architectes, sculpteurs, économistes, décorateurs, etc. — se connaissaient de longue date. Ils avaient maintes fois apprécié de façon sporadique les vertus du travail collégial.

Après de nombreuses séances de mise au point, le Centre d’Etudes se structura suivant un premier schéma qui devait évoluer souvent par la suite afin de matérialiser ses premières missions.

Il prit alors comme symbole l’œuf, parce que l’œuf est un élément vivant dans une forme pure, logique, rationnelle. Parce qu’il n'est pas seulement la forme la plus réussie mais aussi la promesse éternelle de vitalité.

L'équipe une fois formée, les difficultés amenées par la réalité quotidienne cimentèrent les liens d'estime réciproque et contraignirent le Groupe à s'organiser pour faire face à ses responsabilités. Pour ce faire, à ce premier noyau sont venus se joindre successivement Roger Brusetti, Charles Miglierina, architectes et urbanistes, Françoise Idoux et Jean Souchal respectivement décoratrice et administrateur.

Le Groupe est une équipe de jeunes créateurs parfaitement unis qui poursuivent ensemble les mêmes buts : réaliser, chacun dans sa discipline, une œuvre toujours plus parfaite, ceci sans aucune concession à la facilité, préférant ne rien construire, parfaire longuement une œuvre, plutôt que d’entreprendre une chose médiocre. Ce sont des créateurs qui travaillent dans l'enthousiasme. Ils mettent ce bel épicurisme, qui est leur philosophie, au service de leurs créations toujours généreuses, comme ils le sont eux-mêmes. Ils travaillent, comme ils aiment à se distraire, dans une atmosphère d'amitié, de bonne humeur.

La même philosophie, la même conception de la recherche plastique, la franche camaraderie, le travail en commun ont créé, entre des personnalités très différentes, les mêmes liens d'amitié qui font qu'aujourd'hui il est devenu impossible aux membres du Groupe d'envisager une séparation, un travail isolé. Les artistes du Groupe se veulent libres: libres de toute contrainte dans leur création.

Cette liberté est un bien précieux, mais il est quelquefois difficile de l’acquérir ou de la supporter. Ainsi, compte tenu des aléas divers inhérents à l’existence du Groupe, il arrive que les membres de L'Œuf soient loin de percevoir les honoraires auxquels ils pourraient prétendre s’ils œuvraient dans quelque importante agence d'architecture ou dans quelque grand bureau d’études, ou encore s’ils travaillaient isolément.

Les membres actuels ont adopté ce système collégial parce qu’ils sentaient la nécessité qu’il y avait à resserrer les liens qui existaient déjà entre eux, liens créés par les travaux réalisés pendant de nombreuses années. Ils ont découvert l'intérêt qu'il y a à organiser, à échelonner, à intégrer à l'œuvre commune les particularismes de chaque fonction.

Les sculpteurs, par exemple, à l'origine enclins à considérer l'architecture avec l'œil du paysagiste, ont, au cours des années, participé de plus en plus aux conceptions architecturales dans lesquelles leurs œuvres formelles viennent s’inscrire.

Sur la suggestion des architectes, ils ont appris à définir des épidermes, à animer les surfaces. Ils ont découvert des matières, afin de personnaliser, de particulariser les ambiances définies par les architectes. En contrepartie, les architectes ont bénéficié de la sensibilité et de l'expérience des sculpteurs en ce qui concerne les volumes.

Ils se sont familiarisés avec les jeux de plans, d’ombres et de lumière qui animent l’œuvre. Les façons d’appréhender et de résoudre les problèmes posés sont devenues plus cohérentes. Sculpteurs, mosaïstes, décorateurs, ont appris à raisonner leurs œuvres en les conditionnant à un parti. Les architectes, eux, s'appliquent maintenant dès l'origine de leur création à leur donner une part active dans l'élaboration de leurs volumes.

Cette amitié, cette estime que se portent mutuellement les membres de L’Œuf font en sorte que le Groupe est devenu une personnalité presque physique. Il symbolise une manière de penser, de vivre, une conception bien particulière de ce que doit être la création. Cette confiance est née des rapports professionnels, mais aussi d’une fréquentation quotidienne aux heures de détente, de loisirs, de vie familiale et de vacances. Si bien que, aujourd’hui, — répétons-le — il n'est plus pensable pour chacun des membres du Groupe de se séparer de celui-ci ni de concevoir et de réaliser une œuvre sans l'appui total du Groupe.

Le système collégial a pour avantage d’avoir fait disparaître chez chacun l'idée fondamentalement supérieure de son métier, ce qui est le propre des jeunes concepteurs dans chaque discipline. Au sein du Groupe, une éthique commune s’est dégagée qui consiste à penser que tout ce qui se modèle, se dessine, en un mot se matérialise dans l'espace et le temps — que ce soit un immeuble, un objet usuel, un carénage de machine, etc. — tout cela est égal au niveau de la création. Cette constatation a eu le mérite de renverser les traditionnelles barrières interprofessionnelles. De ce fait, les rapports entre les concepteurs de tous genres, artistes ou ingénieurs, et les réalisateurs, entreprises ou industries, deviennent réalistes et fructueux. La notion de hiérarchie réciproque disparaît au profit de la volonté commune de réaliser une entité la plus harmonieuse possible.

Outre l'amélioration des rapports humains et professionnels, cette sorte d'enseignement permanent, qui caractérise l’esprit et le fonctionnement de L’Œuf, réagit sur chacun des membres puisqu'ils s’initient constamment aux particularismes des différentes disciplines. Il provoque un dynamismecontinuqui limite les risques deverser dans un pompiérisme trop souvent illustré au cours de la première moitié de notre siècle, dans un académisme nouveau qui guette nombre de nos créateurs contemporains.

Chaque semaine, au cours d'une réunion de coordination à laquelle assistent tous les membres de L'Œuf, est dressé le bilan du travail effectué, le planning de celui à entreprendre.

Chacun peut être amené à intervenir dans le débat, parce qu'il est directement concerné dans sa discipline, ou encore parce qu’il se trouve en désaccord sur certains points.

La discussion s'engage alors pour lui permettre de préciser et de développer son argumentation. Ainsi aucune opération n'est jamais entreprise sans avoir au préalable été adoptée par tous. Chaque membre étant également responsable de la qualité du travail exécuté par le Groupe.

Le mécanisme adopté par le Groupe prouve son efficacité dans le domaine de la discussion active. Les risques graves d'un débat limité à deux membres disparaissent systématiquement. En effet, il ne s'agit pas de convaincre un seul individu en lui présentant une situation sous une argumentation de plus ou moins bonne foi. Il faut soumettre un exposé à un «aéropage» qui a, par le nombre de ses membres, l’éclectisme et l’humour qui les caractérisent, le moyen de détecter et d'annuler les procédés d’une démonstration ou d’une argumentation sujettes à caution.

Au cours des études, tant individuelles que collectives, se dégage un certain nombre de points qu’il s'agit d'orienter, d'analyser et de développer sous la direction du créateur personnellement responsable. Chaque membre étant maître de son œuvre, le rôle du groupe consiste à encourager le créateur dans sa recherche, à écarter, suivant les compétences particulières, les obstacles rencontrés en sorte que l'œuvre soit la plus parfaite possible.

Tout acte de création requiert un esprit libre et dégagé de toutes contraintes ou préoccupations matérielles. A L’Œuf, on a su s'organiser pour faire en sorte que ceux qui sont là pour créer des formes architecturales, pour donner naissance à un objet, bénéficient d'une assistance efficace. Ainsi l'économiste, en fonction de la conjoncture, étudie, avec l'accord de tous les autres membres, les opérations à envisager, définit l'importance de ces opérations et de l'orientation à donner aux recherches et aux études.

L’Œuf, par le nombre de ses membres et la diversité des disciplines présentes, s'est proposé de résoudre les problèmes esthétiques et fonctionnels propres à chaque discipline représentée au Groupe: Architecture, Mosaïque, Sculpture, Décoration...

Mais l'optique des recherches du Groupe ne s’arrête pas là. Elle est pratiquement illimitée. C'est ainsi qu'en liaison avec des

techniciens et spécialistes, les concepteurs s’attachent à étudier et à réaliser des meubles, des appareils d'éclairage, des carénages de machines, des aménagements très divers.

Une somme très importante de recherches a cependant été entreprise dans le domaine du bâtiment et de l'architecture qui sont l'essentiel des activités du Groupe.

Sur le plan de l’urbanisme et de l’architecture, de nombreuses études ont été réalisées et sont en cours. Elles portent essentiellement sur les problèmes posés par les centres de loisirs et de détente. Par ailleurs, un vaste projet d'étude de villas « Atrium » adaptables aux difficiles conditions des zones urbaines est sur le point de se matérialiser. En outre, de nombreuses réalisations voient le jour actuellement: Corse, Savoie, etc...

En ce qui concerne l’intégration au site architectural, apparaissent deux hypothèses de travail. La première consiste, dans le cadre d'une coopération avec le maître d’œuvre, à personnaliser un ou plusieurs éléments de l'ensemble en y intégrant une œuvre réglée de toute pièce partant simplement d'une matière brute et naturelle. Je pense ici à la sculpture ou à la mosaïque, essentiellement œuvre d’art dans la mesure où elles procèdent de l'initiative d'un créateur unique. Ceci est valable pour la mosaïque, par exemple, dont la technique, mise en service à L'Œuf, est en tout point semblable à celle de Ravenne. Issue d’un carton dessiné par le peintre, elle est une œuvre d’époque riche. Elle n'est jamais limitée dans la qualité, dans l'expression, dans la couleur.

L’atelier de mosaïque et de sculpture du Centre d'Etudes est installé à Longjumeau près de Paris. Dans cet atelier, C. Gianferrari et J. Bertoux dessinent, composent et dirigent une équipe de trois mosaïstes italiens, qui exercent leur savante dextérité à la marteline sur une multitude de marbres, de pâtes de verre et de pierres de toutes provenances, de toutes nuances et de toutes couleurs. La mosaïque engage pour longtemps, par son caractère de pérennité, la responsabilité de son auteur. Il en est de même pour la sculpture qui, métal ou béton, décrit, en un point particularisé de l’œuvre d'architecture, un geste de l'esprit ou de la sensibilité, reflet de son créateur.

La seconde possibilité consiste à renouveler ou à transformer les principes fondamentaux d'emploi des matériaux. En effet, dans de nombreux cas, le pourcentage modeste des crédits alloués à l'architecte ne lui permet que de jeter devant son bâtiment, sur un carré de gazon, un petit bloc de pierre taillé de quelques coups de burin, alors que sa volonté et les impératifs du parti exigeraient une vue plus large du problème.

Pour pallier cet inconvénient, L’Œuf définit et met au point des matériaux qui permettent à l'architecte de sensibiliser, d'articuler ou d’animer les surfaces ou volumes de son choix. Il a paru intéressant de ce fait de demander à l'industrialisation ou à la semiindustrialisation de compenser, par des techniques de fabrication moins onéreuses, le défaut de crédits. Une gamme variée de matériaux de revêtement a été étudiée dans ce sens. Elle fait appel à des matières traditionnellement connues comme la terre cuite, le bois, le métal, mises en œuvre suivant des méthodes nouvelles. Plus particulièrement, une série d'éléments moulés en béton a été récemment étudiée. Ils offrent la possibilité de varier à l'infini le caractère d'un mur suivant leur implantation et leur échelle propre. Procédant de la même technique, un revêtement jouant le rôle de banche est actuellement à l'étude pour réaliser des murs de soutènement.

Il est bien évident qu'à chaque cas particulier peut s’appliquer une étude spécifique.

Les techniques actuelles, pense-t-on à L’Œuf, ouvrent de nombreuses perspectives dans la mesure où les réalisations originales ressortent du principe de la grande ou moyenne série, l'œuvre personnelle pour être valable exigeant un financement généralement hors de proportion avec les possibilités de l’acquéreur.

Les œuvres d'art étaient, au moyen âge, l'alphabet des pauvres, de ceux qui ne savaient pas lire. Elles doivent être aujourd'hui l'alphabet de ceux qui, faute d’un enseignement suffisamment ouvert, n’ont pas été familiarisés avec la beauté plastique des objets.

Quel est le nombre de nos contemporains qui entrent dans un musée, dans une galerie d’art, pour y voir des sculptures ou des tableaux? Si, par contre, le sculpteur, le mosaïste... enrichissent de leurs œuvres les horizons quotidiens, il est certain que le public découvrira plus facilement le chemin de la beauté. Au Centre d’Etudes, le but recherché n’est pas de voir une œuvre acceptée par un musée ou par les organisateurs d’une exposition. Aucun des membres de L’Œuf n'a jamais exposé dans un salon, ni dans une galerie d'art ; aucun n'a vu l'une de ses œuvres entrer dans un musée d'art moderne ou dans la collection d'un mécène.

Ils y répugneraient sans doute, leur travail, leur recherche, n'étant pas destinés à quelques privilégiés de la culture. Ce serait nier la vocation des arts plastiques qui est d’être accessible, de provoquer une émotion artistique pour le plus grand nombre de personnes possible. Leurs œuvres sont destinées à donner le sentiment de la beauté à l'homme de la rue, et non pas à être l’occasion d'un bavardage sans lendemain entre critiques d'art et quelques initiés.

Dans quelques années nul ne voudra des sommaires perspectives actuelles de l'habitation. Chacun exigera un cadre de vie compatible avec sa culture nouvelle et sa sensibilité retrouvée. Par l’étude des possibilités d’emploi des matériaux, par la création de formes nouvelles et harmonieuses, L'Œuf a le souci de créer des architectures, des ambiances, des meubles, des objets, des machines en accord avec l’esprit de notre temps. Par le respect de la beauté des proportions, de la noblesse des conceptions, de la finesse du style, il trouve sa filiation avec les plus belles traditions de l'art. Par le souci de travailler à l’embellissement de la cité, d'ores et déjà L'Œuf Centre d'Etudes prépare les éléments de ce que sera le cadre de vie futur.

Marc Gaillard