L’enseignement du Bauhaus est-il encore actuel?
Ist die Bauhauslehre heute noch aktuell?
Is the message of the Bauhaus still valid?
Claude Schnaidt
Né à Genève en 1931.1946-1958 : études au Technicum et à l'Ecole d’architecture de l’Université de Genève, puis à la Hochschule für Gestaltung, Ulm.
1958: Institut pour l'industrialisation du bâtiment, Ulm. 1960: Secrétariat de la Commission économique pour l'Europe (Division de l’acier, des industries mécaniques et de l'habitat), O.N.U., Genève. 1961 : Bureau de typification des constructions urbaines, Varsovie; consultant de l'Institut polonais d’esthétique industrielle. 1962: professeur à la Hochschule für Gestaltung, Ulm.
Art et industrie
Depuis quelque temps l’industrial design A semble devoir prendre son essor dans les pays d’expression française. Des entreprises de plus en plus nombreuses éprouvent le besoin d'améliorer la conception de leurs produits. Les efforts patients de promoteurs méconnus pendant longtemps reçoivent un écho soudain dans les milieux les plus divers. Des «instituts d'esthétique industrielle » ont été créés en France et en Belgique. Des expositions sont organisées pour attirer l’attention du public sur la qualité des objets formant le cadre matériel de la vie quotidienne. Or si l'on parle beaucoup d'industrial design, on semble par contre tant en Suisse qu'en France ou qu'en Belgique, se préoccuper assez peu de son enseignement. Cela provient peutêtre de l'illusion dangereuse que les artistes, « spécialistes du beau » pourraient très bien exercer leurs talents dans l'industrie. Il ne suffirait que d'évoquer les monstruosités et les extravagances de l'exposition organisée en 1962 par le Musée des arts décoratifs de A. Pour dénommer l’activité qui consiste à concevoir un produit, je préfère le terme anglais « industrial design » à celui d’esthétique industrielle que j’estime malheureux pour deux raisons: 1. « Esthétique industrielle» identifie abusivement conception du produit et esthétique. Dans la conception du produit, l’esthétique n’intervient que comme un facteur parmi d’autres, la technologie, l’économie, la sociologie, la physiologie, la psychologie, etc.
2. « Esthétique industrielle » suggère un déterminisme mécaniste erroné. La manière de produire, l'industrie, pas plus d’ailleurs que l'artisanat, ne détermine pas une esthétique, elle permet des formes changeantes, elles-mêmes requises par l’évolution de la vie dans son ensemble.
Paris sur le thème de «l’objet», pour convaincre de l’absurdité de cette spéculation. Ou s'imagine-t-on simplement que la pédagogie de l’industrial design est un domaine sûr, dans lequel on pourra s'aventurer en toute quiétude ? C'estbien possible, car c'est une opinion largement répandue dans les pays cités habituellement en exemple pour la qualité de leur industrial design.
Ces pays, les Etats-Unis, les états Scandinaves, l'Allemagne fédérale — pour ne citer que les principaux — disposent d’un assez grand nombre d'écoles d'industrial design bien organisées et universellement reconnues. Les buts et les méthodes de la quasitotalité de ces écoles sont issus plus ou moins directement de la philosophie éducative du Bauhaus. La « tradition Bauhaus » est un dogme inébranlable et la plupart des efforts de rénovation de l’enseignement plastique ou architectural se font actuellement en son nom. La seule institution qui ait définitivement et radicalement liquidé l'héritage traditionnel du Bauhaus, la Flochschule für Gestaltung à Ulm en Allemagne fédérale, est très souvent soupçonnée d’hérésie et suscite généralement plus de méfiance, même d'animosité, que de compréhension ou d'admiration. On voit que le Bauhaus, près de trente ans après sa fermeture, exerce encore une influence considérable dans la pédagogie de l’industrial design. Or cette période a été marquée par des bouleversements économiques, sociaux et culturels particulièrement profonds qui ont engendré une multitude de problèmes entièrement nouveaux. Il est par conséquent légitime de se demander si l'enseignement du Bauhaus est encore actuel.
Le Bauhaus naquit à Weimar en 1919 de la fusion de l'Académie des beaux-arts de Saxe et de l'Ecole des arts décoratifs.
Cette dernière école avait été créée vers le début du siècle et dirigée depuis lors par un des initiateurs de « l'Art nouveau », le Belge Flenry van de Velde. La ligne idéologique de cet illustre précurseur fut sinueuse et déconcertante. Van de Velde adhéra d'abord sans réserve au mouvement « Arts and Crafts » pour qui l'opposition entre l'art — idéal immuable — et l’industrie — fait passager et maudit — était irréductible.
Puis il évolua vers une position très proche de celle des rationalistes qui, pour leur part, tendaient à identifier beauté et utilité. Mais au congrès du Werkbund allemand de 1914, il prit la défense de la beauté pure contre le courant qui voulait tirer des standards de la production en série, les règles d'une esthétique nouvelle. A la fin de la première guerre mondiale, van de Velde quitta l’Allemagne. Il désigna l'architecte allemand Walter Gropius pour le remplacer à la tête
de l'Ecole des arts décoratifs de Weimar.
Le poste de directeur de l’Académie des beaux-arts étant devenu vacant peu après, Gropius put décider le gouvernement de Thuringe à réunir les deux écoles sous le nom de « Staatliches Bauhaus » et à introduire sous sa direction un système d’enseignement unitaire.
Le premier programme publié en 1919 annonce sur un ton messianique la réconciliation des arts et des métiers : «Architectes, peintres et sculpteurs doivent redécouvrir et reconcevoir la création complexe de l'édifice dans son ensemble et dans ses parties. Leurs œuvres retrouveront alors d'elles-mêmes l'esprit architectural qu'elles avaient perdu dans l’art de salon. Architectes, sculpteurs, peintres, nous devons tous retourner à l'artisanat! Car il n'y a pas de métier d'art. Il n'y a pas de différence essentielle entre l'artiste et l’artisan. L'artiste n’est qu'un artisan de haut rang. Il lui arrive en de rares et lumineux instants dus à la grâce du ciel, de voir une œuvre s’épanouir inconsciemment entre ses mains. Les bases du métier sont toutefois indispensables à chaque artiste ; elles sont la source de la création. Formons alors une nouvelle corporation d'artisans sans l'arrogance des diviseurs de classe qui voulaient ériger un mur orgueilleux entre artisans et artistes !... »'. Cette déclaration d'intention ressemble à maints manifestes de la même époque. Si les idées qu'elle apporte n’ont rien d'essentiellement original, leur mise en pratique sur le plan pédagogique constitue, par contre, une nouveauté importante.
L'unité nouvelle
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1. Martine Boileau
Chaise présentée à l’exposition « L’Objet », Musée des Arts décoratifs, Paris, 1962 Stuhl, aus der Ausstellung «L'Objet», Museum für dekorative Künste, Paris, 1962 Chair presented at the exhibition « L’Objet », Museum of Decorative Arts, Paris, 1962 2. Henry van de Velde L’Académie des Beaux-Arts de Weimar, 1906 Hochschule für bildende Kunst, Weimar, 1906 Institute of Fine Arts, Weimar, 1906 3. Lyonei Feininger Gravure pour le premier manifeste du Bauhaus, 1919 Holzschnitt aus dem ersten Manifest, 1919 Engraving for the first manifesto of the Bauhaus, 1919
Le programme de l'école prévoyait: — un cours préliminaire de six mois ; — trois ans d'études dans un des sept ateliers: sculpture sur pierre, menuiserie, métal, céramique, peinture sur verre, peinture murale, tissage ; — un cours de perfectionnement de durée variable, réservé aux élèves les plus doués.
Le cours préliminaire (Vorkurs) servait à préparer les étudiants au maniement des matériaux, des formes et des couleurs. Il fut originellement dirigé par le peintre suisse Johannes Itten qui avait déjà ouvert à Vienne, en 1916, un cours d'éducation plastique élémentaire. Il comportait des études d'après nature orientée sur les propriétés des matériaux, des compositions plastiques fondées sur la variété des matériaux, des analyses de maîtres anciens. L'étudiant devait « sentir » le matériau, comprendre sa nature intime, se libérer des préjugés liés à sa mise en œuvre traditionnelle et redécouvrir les lois élémentaires de la vision.
L'enseignement dans les ateliers était en partie technique (Werklehre) et en partie formel (Formlehre). Il était assuré simultanément par deux maîtres, un artisan et un artiste, qui se partageaient la direction de l'atelier. L'enseignement technique consistait en un apprentissage manuel du métier, complété par des connaissances de technologie des matériaux et de l'outillage, de calcul des prix, de comptabilité et de droit. La formation artisanale, où tout le processus de fabrication tient dans la main, devait donner à l’étudiant le sens de l'intégration nécessaire dans la production industrielle où le travail est rigoureusement divisé. L'enseignement formel se proposait de donner aux étudiants un langage plastique fondé sur les lois objectives de la forme et de la couleur. Il comprenait un cycle d’observation avec des études sur la nature et les matériaux, un cycle de représentation avec de la géométrie descriptive, du dessin de construction et de la confection de modèles, et enfin un cycle de création avec de la théorie sur l'espace, les couleurs et la composition. En observant et reproduisant la nature, l’étudiant devait surtout saisir les relations entre forme et contenu. D'autres exercices lui apprenaient à employer convenablement les matériaux tandis que les problèmes de géométrie l'entraînaient à voir dans l'espace. Pendant le cycle de création, il étudiait et appliquait les règles de l’harmonie, du rythme, de la proportion, de la symétrie, de l'échelle, de la valeur et de la perception colorée. Les maîtres s'efforçaient de préserver les étudiants de l'influence de leur propre autorité ou d'un style quelconque. L'initiative personnelle devait pouvoir se développer librement au profit d'une plus grande assurance dans la pensée créatrice. Les élèves étaient astreints pendant toute la durée de leurs études à un cours d'harmonisation pratique (Harmonisierungslehre). Ce cours devait transmettre une conception unitaire du son, de la couleur et de la forme et équilibrer les facultés physiques et psychiques diverses selon les individualités.
Quant au cours de perfectionnement (Baulehre), il visait à rassembler les étudiants de toutes les disciplines dans la réalisation de travaux pratiques commandés de l'extérieur. Des difficultés d'organisation et des obstacles financiers limitèrent considérablement la portée de cette expérience. Les autorités de Weimar s'opposèrent toujours à l'intention de Gropius, de développer l'enseignement pratique de l'architecture dans le cadre du cours de perfectionnement.
Très rares sont ceux qui purent, comme le proclamait le manifeste inaugural du Bauhaus, « bâtir en commun le nouvel édifice de l'avenir, où architecture, plastique et
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4 * Représentation schématique du programme du Bauhaus, 1923 • Schematische Darstellung des Bauhausprogrammes, 1923 ■ Schema of the Bauhaus’ programme, 1923
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peinture auront retrouvé leur unité, cet édifice surgissant des mains innombrables des artisans pour s'élever dans le ciel, tel qu'un symbole cristallin d'une nouvelle foi ». (1) L'organisation, les buts et les méthodes du Bauhaus furent exposés pour la première fois d’une manière complète et détaillée dans un ouvrage de Gropius daté de 1923. (2) Cet opuscule d'une douzaine de pages s'ouvre sur un plaidoyer en faveur d'un changement d’attitude face aux problèmes de la création. Il rappelle les conditions élémentaires d'existence de l'art de bâtir — « les nombreuses activités relevant de l'art de bâtir sont une nécessité vitale de tout le peuple et non pas affaire de luxe » — et dénonce le divorce entre art et technique engendré par l'enseignement des académies. Après avoir évoqué les tentatives faites pour remédier à cette situation, Gropius en vient à l'idée qui anime le Bauhaus.
La prise de position du premier programme de 1919 est d'abord confirmée en ces termes : « L'idée dominante du Bauhaus réside dans l'unité nouvelle, la réunion des arts en un tout indivisible qui soit ancré dans l’homme et dont le sens provienne de la vie même ».
Puis Gropius aborde les questions de méthode. La progression vers le but de l’enseignement — «l'unité nouvelle» — doit s'effectuer en deux temps. Pendant le premier, celui du cours préliminaire, l'étudiant libérera son énergie créatrice et développera son individualité à travers la pratique manuelle et artistique ainsi que par le contact direct avec la nature. Au cours du deuxième temps, il acquerra, grâce à l’expérience personnelle de la production propre à l'artisan, la conscience qui fera de lui un membre responsable au sein du travail collectif de l’industrie. Pour Gropius, l'artisanat n'est plus l'idéal romantique qu'il fut pour le mouvement « Arts and Crafts » et, dans une certaine mesure, pour van de Velde.
L'artisanat constitue désormais un moyen didactique pour intégrer le créateur plastique à la réalité du travail et le préparer à l’action commune dans l'industrie.
Les traits principaux de cet enseignement sont évidents: expression personnelle et artistique; action manuelle et pratique.
Gropius ne fait pas mystère des liens étroits de parenté existant entre la pédagogie du Bauhaus et les recherches sur l'éducation nouvelle du moment. De ce point de vue, le Bauhaus s’insérait parmi les diverses institutions issues, à l'époque, du mouvement international de rénovation de l'école.
Sa particularité résidait dans le fait d’avoir porté ce mouvement sur le plan de l’enseignement artistique supérieur. Le Bauhaus rompait avec les règles d'imitation qui avaient cours dans les académies. La forme
n’était plus une catégorie indépendante, hors du temps, mais résultait de l’activité productrice, de la vie sociale tout entière.
La voie était ouverte à une esthétique rationaliste recherchant une relation aussi rigoureuse que possible entre la forme et la fonction de l'œuvre: «Nous voulons bâtir un édifice clair et organique, nu, sans mensonge, rayonnant de ses lois internes, un édifice qui s'intégre dans notre monde de machines, de câbles et de véhicules rapides, un édifice qui explicite sa fonction par la tension de ses masses et qui repousse tout superflu masquant la forme absolue de sa construction» (2). L'expressionnisme qui avait très nettement marqué les productions du Bauhaus dans les premières années de son existence, fut remplacé par plusieurs tendances de l'esthétique rationaliste, notamment le fonctionalisme, le constructivisme et le néo-plasticisme. Cependant, grâce à une politique menée par Gropius avec une remarquable conséquence, l’école ne tomba jamais sous l’influence exclusive d'aucune de ces tendances. Ce n’est d'ailleurs pas le moindre mérite de Gropius, d'avoir su longtemps maintenir l'unité des forces hétérogènes et parfois explosives qui animèrent le Bauhaus dès son origine.
Tandis que le Bauhaus se consolidait et que son audience grandissait en Allemagne et à l'étranger, l’hostilité à son égard augmentait proportionnellement à ses succès. Les défenseurs de la tradition l'accusaient de couvrir un mouvement dangereusement subversif tendant à renverser les valeurs immuables de la culture. Des représentants de l’avant-garde contemporaine lui reprochaient, certains non sans lucidité, son éclectisme, son inconséquence, ses compromis®. Par ailleurs, le Bauhaus passait pour une institution des socialistes de gauche, arrivés au pouvoir de la Thuringe avec l'instauration de la république. C'est à ce titre qu’il était constamment attaqué B. Dans un article surle Bauhaus publié en 1924 par la revue tchécoslovaque « Stavba », Karel Teige écrivait par exemple : « Malheureusement le Bauhaus ne sera pas conséquent tant qu'il sera une école d’architecture et aussi longtemps qu'il s’y agira d'art décoratif et d’art en général.
La meilleure école d’art possible est aujourd’hui un non-sens et un anachronisme...
Si Gropius veut conduire l’école contre le dilettantisme des arts décoratifs, s’il accepte la machine comme moyen de production et s’il tient compte de la division du travail, pourquoi croit-il donc que le savoir de l’artisanat est nécessaire pour le travail industriel ? Artisanat et industrie partent d’hypothèses théoriques aussi bien que pratiques fondamentalement différentes.
L’artisanat n’est aujourd’hui plus qu’un luxe alimenté par l'individualisme, le snobisme et le goût du décor de la bourgeoisie. Le Bauhaus n’est pas plus en mesure d’améliorer la production industrielle que les autres écoles d’art ; il peut tout au plus donner quelques impulsions nouvelles... » On verra par la suite que cette critique, malgré son caractère extrémiste, ne manquait pas de clairvoyance.
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4 Exercice du cours d'Itten (Max Bronstein) • Studie des Kurses von Itten (Max Bronstein) ■ Example of work from Itten's course (Max Bronstein) 6. Christian Dell
* Service à thé, Bauhaus, 1923-24 ® Teeservice, Bauhaus, 1923-24 » Tea-set, Bauhaus, 1923-24
7. Walter Gropius
4 Le Bauhaus de Dessau, 1925-26 • Das Bauhaus in Dessau, 1925-26 ■ The Bauhaus at Dessau, 1925-26 8
4 Exercice du cours de Moholy-Nagy, 1924 (Irmard Sörensen-Popitz) • Studie des Kurses von Moholy-Nagy, 1924 (Irmard Sörensen-Popitz) » Example of work from the Moholy-Nagy course, 1924 (Irmard Sörensen-Popitz)
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par le gouvernement de droite qui succéda à celui des socialistes. A la fin de 1924, les professeurs, en butte à l'animosité croissante des autorités envers eux-mêmes et leur école, décidèrent à l'unanimité et et avec l'appui des étudiants, de dissoudre le Bauhaus. Cette ferme attitude suscita un vaste mouvement de solidarité dans toute l'Allemagne et hors de ses frontières.
Un flot de protestations provenant de tous les milieux progressistes déferla sur le gouvernement de Thuringe.
Le transfert à Dessau
Au début de 1925, sur l'initiative d’un bourgmestre éclairé, le Dr Fritz Hesse, la ville de Dessau se déclara prête à accueillir le Bauhaus. Presque tous les maîtres acceptèrent la proposition et quittèrent Weimar. La plupart des étudiants déménagèrent aussi. Ce transfert fut très profitable.
Le dynamisme industriel de Dessau était plus propice au développement du Bauhaus que l’atmosphère traditionaliste et sophistiquée de Weimar. La municipalité confia à Gropius la réalisation d’un nouvel édifice pour l’école, d'un groupe d'ateliers pour les élèves et de plusieurs villas pour les maîtres.
Par la suite, elle passa de nombreuses et importantes commandes aux divers ateliers.
La situation économique de l'Allemagne s'était améliorée. Un nombre croissant de contacts s'établirent entre le Bauhaus et l’industrie. On entreprit la publication d'une revue et d'une série d'ouvrages, les fameux « Bauhausbücher ».
La reconstitution du Bauhaus à Dessau permit de mettre à profit les expériences précédentes. Quelques modifications furent apportées dans l'organisation et l’enseignement.
Les ateliers de céramique, sculpture sur pierre et peinture sur verre sont supprimés. Ils sont remplacés par deux nouveaux ateliers : publicité et typographie. L'atelier de scénographie, créé à Weimar déjà, mais qui n'avait pu s'y développer faute de scène, est amélioré. Deux classes libres de peinture sont ouvertes. Six anciens élèves sont nommés professeurs : Josef Albers, Herbert Bayer, Marcel Breuer, Hinnerk Scheper, Joost Schmidt et Gunta Stölzl. Une société commerciale destinée à la vente des modèles conçus dans les ateliers est instituée sous la raison sociale « Bauhaus G.m.b.H.».
Depuis le départ d'Itten en 1923, le cours préliminaire avait été donné en partie par Laszlo Moholy-Nagy et en partie par Albers.
A Dessau, Moholy-Nagy prit la tête de l'atelier de métal. Albers resta seul responsable du cours préliminaire. Tandis que le premier de ces deux maîtres lui avait donné une orientation plutôt formelle et manifestement teintée de constructivisme, le second le développa d'une manière différente et beaucoup plus intéressante. Itten et MoholyNagy avaient cherché à rééduquer les sens, à développer la créativité et à susciter l'expression personnelle de leurs élèves.
Itten en insistant sur la compréhension des matériaux, Moholy-Nagy en insistant sur la compréhension de l'espace. Albers reprit ces buts, mais leur donna un contenu plus concret, plus objectif, tout en accentuant le caractère empirique du cours préliminaire. « L'étude des méthodes de travail et de leurs applications pratiques développe
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le savoir et la dextérité mais guère l’énergie créatrice. L'invention constructive et l'attention nécessaire à la découverte s'épanouissent — tout au moins chez le débutant — au moyen du bricolage, du jeu et d'essais avec les matériaux sans utilité immédiate, sans contrainte, sans influence, donc sans préjugés. Au moyen donc d'un travail expérimental non spécialisé, c’est-à-dire non alourdi par la théorie. Essayer vaut mieux qu'étudier et débuter en jouant développe le courage. C'est pourquoi nous ne commençons pas par une introduction théorique: au début le matériau est seul... » (3).
La méthode d'Albers tient en quelques lignes : « Délibérément, mais toutefois pas par principe, le matériau est utilisé différemment qu'ailleurs. Non pour faire autrement mais pour ne pas faire comme les autres.
C'est-à-dire pour ne pas imiter mais pour apprendre à chercher et à trouver soi-même — la pensée constructive... Des résultats censés apporter une innovation dans l’application ou la mise en œuvre d'un matériau se révèlent souvent comme faisant déjà l'objet d’un procédé existant. Mais le résultat est vécu et acquis, car appris et non pas enseigné» (3). Le contact avec le matériau a perdu une part de son aspect sentimental pour se transformer en une condition essentielle de la « pensée constructive ». Albers tend à l’efficacité. Il opère avec des critères économiques et non pas esthétiques : « Le rapport entre dépense et effet sert à mesurer la valeur du résultat.
Cela souligne l'accent principal de l’enseignement: l'économie. Economie comprise comme épargne de matière et de travail pour ce qui est de la dépense, de l'effort et comme la meilleure exploitation possible quant à l'effet» (3). En orientant ses étudiants sur l'invention plutôt que vers l'expression, Albers fit franchir un pas considérable à la didactique du cours préliminaire et du Bauhaus dans son ensemble.
La nomination d'anciens élèves dans le corps professoral permit l'abandon de l'enseignement double et simultané (artisan artiste) dans les ateliers. Il était désormais possible de mettre à la tête de chaque atelier un seul maître réunissant, grâce à sa formation dans l'école même, les qualités manuelles et théoriques requises. L'effet de cette mesure, conjugué à celui des liens récents noués avec l'industrie, fut décisif pour la production de là plupart des ateliers.
Sous l'impulsion de Moholy-Nagy, l'atelier de métal délaissa les travaux de joaillerie en métaux précieux pour se consacrer à l’étude d'appareils d’éclairage électrique de série. Le mobilier décoratif créé par l’atelier de menuiserie fut remplacé parles meubles en tubes d’acier chromé de Breuer et de ses
élèves. Les ateliers de publicité et de typographie s’occupèrent des prospectus destinés à la vente des modèles issus des autres ateliers. Les plans d’une colonie d’habitation commandée par la ville de Dessau purent être élaborés dans le cadre du cours de perfectionnement. Dès 1927, il fut possible d’organiser une section d'architecture à la direction de laquelle fut appelé l'architecte suisse Hannes Meyer.
Cependant cette évolution vers des tâches réalistes répondantaux besoins de l’époque, se heurtait à un obstacle intérieur important : le formalisme. Ce danger tellement redouté par Gropius n’avait pu être évité; un style Bauhaus était né et s’était rapidement imposé. Le Bauhaus révélait au grand jour une grave déficience congénitale. Il avait fait de la conception du produit industriel un problème artistique ; il lui était par conséquent impossible d'échapper aux risques courus par l’art. Hannes Meyer, qui fut le premier maître du Bauhaus à s’élever avec vigueur contre le formalisme qui y régnait, rapporte à ce sujet: « Les théories de Bauhaus barraient tout accès aux créations conformes à la vie: le cube était souverain et ses faces étaient jaune, rouge, bleue, blanche, grise, noire. Ce cube du Bauhaus, on le donnait aux enfants pour jouer et aux snobs pour s'amuser. Le carré était rouge.
Le cercle était bleu. Le triangle était jaune.
On s'asseyait et on dormait sur la géométrie polychrome des meubles. On habitait la plastique colorée des maisons. Par terre, des jeunes filles étalaient leurs complexes sous forme de tapis. Partout l'art étranglait la vie » (4).
De toute évidence, la consolidation du Bauhaus en tant qu'institution n’eut pas que des avantages. L’esprit du début avait perdu de sa fraîcheur. Maîtres et élèves surestimaient volontiers leurs propres capacités depuis que s'était relâché le contact établi naguère entre eux dans l’effort solidaire d'exploration. La présence de peintres prestigieux comme Klee, Kandinsky et Feininger, attirait plus de jeunes artistes tentés par l'abstraction que d'étudiants fermement résolus à l'action dans l'industrie. La renommée grandissante du Bauhaus inquiétait les milieux réactionnaires, bien que le directeur ait, en de multiples occasions, réaffirmé le caractère apolitique de l'institution. Néanmoins, cette attitude idéaliste de Gropius était en conflit avec le but du Bauhaus. On ne peut pas vouloir s'insérer dans la réalité économique et sociale sans se compromettre politiquement. Or, las des constantes pressions politiques auxquelles il était soumis, Gropius demanda en 1928 à être libéré de ses fonctions de directeur. Il fit à cette occasion une déclaration publique dans laquelle, après avoir évoqué les motifs de
sa décision, il estimait le Bauhaus suffisamment fort pour être remis en d'autres mains. En réalité, jamais peut-être l’école qu'il avait créée neuf ans auparavant, n'avait été autant menacée: de l’intérieur par le formalisme; de l’extérieur par le nazisme.
Une tâche redoutable attendait le nouveau directeur. L'architecte Ludwig Mies van der Rohe, pressenti pour ce poste, le refusa.
Ce fut finalement Hannes Meyer, appelé l'année précédente à la tête de la section d’architecture, qui prit la direction du Bauhaus.
L’œuvre d’Hannes Meyer
9 4 Exercice du cours d'Albers, 1927 • Studie des Kurses von Albers, 1927 ■ Example of work from Albers' course, 1927 10. Marcel Breuer 4 Fauteuil, 1925 • Sessel, 1925 « Arm-chair, 1925 11
4 Equipement d'un logement populaire exposé par le Bauhaus à Leipzig, 1929 • Ausstattung einer Volkswohnung ausgestellt vom Bauhaus in Leipzig, 1929 ■ Furnishing of a simple home, exhibited by the Bauhaus at Leipzig, 1929 12 4 Hannes Meyer et section d'architecture du Bauhaus: L'Ecole des syndicats de Bernau, 1928-30 Architekturabteilung des Bauhaus: Die Bundesschule des A.D.G.B. in Bernau, 1928-30 ■ Hannes Meyer and the architectural section of the Bauhaus: Trade-Union school at Bernau, 1928-30
• Hannes Meyer und
La période inaugurée par Hannes Meyer et brutalement interrompue en 1930 est maudite. Ces deux années, parmi les plus fécondes et les plus intéressantes de l'histoire du Bauhaus, ont été depuis près d'un tiers de siècle, systématiquement passées sous silence par les chroniqueurs « officiels » de l’institutionc. Bien que cela soit rarement dit explicitement, Hannes Meyer est généralement considéré comme un des fossoyeurs de la vénérable école de Dessau.
Or la vérité historique est très différente.
Hannes Meyer fit faire au Bauhaus une mutation nécessaire et lui redonna ainsi des forces nouvelles. Selon ses propres explications, sa gestion se caractérisa par: l'accentuation de la mission sociale du Bauhaus, l'accroissement des sciences exactes dans le plan d’études, la réduction de l'influence des peintres, l'organisation des ateliers sur une base coopérative, l’enseignement à partir de commandes réelles, l’étude de types et de standards répondant aux besoins populaires, la démocratisation des études et la collaboration étroite avec les mouvements ouvriers et les syndicats (5).
En choisissant cette orientation révolutionnaire, Hannes Meyer était non seulement convaincu de sa justesse pour l’avenir, mais voyait aussi en elle la seule manière de répondre efficacement aux menaces principales qui pesaient alors sur le Bauhaus. Les faits devaient lui donner presque entièrement raison.
Le changement de directeur engendra quelques remous dans le corps enseignant.
Moholy-Nagy quitta l'école en même temps que Gropius. Ils furent suivis, peu après, par Bayer et par Breuer. Les autres chefs d'ateliers restèrent à leur poste. Albers poursuivit sa tâche au cours préliminaire.
Le mathématicien et photographe Walter Peterhans fut chargé de l’organisation et de la direction d’un atelier de photographie.
Dans la section d'architecture, la durée des études fut portée à cinq ans et l'enseiC. Le livre de Hans M. Wingler, «Das Bauhaus», paru en 1962, fait timidement exception à la règle.
gnement fut désormais assumé par le Hollandais Mart Stam, l'Allemand Ludwig Hilberseimer, le Danois Edward Heiberg, l'Autrichien Anton Brenner, le Suisse Hans Wittwer et par Hannes Meyer. A part l'adjonction de l'atelier de photographie et la nouvelle extension de la section d'architecture, la structure de l'école resta inchangée. En revanche, le plan d’études et les méthodes de travail furent bouleversées de fond en comble. L’enseignement se rapprocha considérablement des conditions de la pratique. Dans les ateliers, les commandes réelles remplacèrent de plus en plus les projets imaginaires. Parmi les commandes adressées au Bauhaus, on choisissait soigneusement celles dont les exigences étaient les plus générales possibles et puissentfaire l’objet detypes pourla production en série et les besoins populaires. Seuls les travaux dont les délais de livraison permissent une étude approfondie étaient retenus.
Sous l'effet de cette participation croissante à la vie économique, les ateliers se développèrent rapidement comme des communautés autonomes de production. L'étudiant n'effectuait plus une tâche individuelle mais participait au travail collectif. Cette nouvelle forme d'activité permit l’organisation de « brigades verticales » réunissant des élèves de tous les degrés et fonctionnant selon les principes de l’entraide et du partage des responsabilités. Les brigades verticales constituèrent la première solution concrète au problème de la préparation au travail d’équipe, problème constamment agité au Bauhaus depuis sa fondation.
Cependant l’innovation la plus audacieuse apportée par Hannes Meyer concerne l'enseignement théorique. Le premier, il comprit l'importance des sciences dans la formation du designer: «Finalement l'enseignement théorique devait être de plus en plus imprégné des nouvelles exigences posées par la production des ateliers et les tâches réelles. Car comment un étudiant pourrait-il comprendre l'usager de son meuble standard, le peuple divers par ses couches, classes et modes de production, sans connaissances de sociologie et d’économie ? Comment éveiller sa compréhension des procédés de fabrication sans un cours d'exploitation industrielle? Comment lui faire percevoir l'aspect psychologique de la forme sans l'introduction d'un cours de psychologie. Combien de choses mystérieuses, ne relevant en fait que des sciences exactes, ne sont-elles pas versées au compte de l'art» (5). Des cours portant sur de nombreux domaines scientifiques et techniques furent inscrits au plan d'études et confiés à des savants allemands et étrangers parfois mondialement connus, comme par exemple, le Dr. Carnap.
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Le reflux imposé à l'art par ce nouveau programme est flagrant. Dorénavant, l’étudiant passe d’abord six mois à développer intensivement son esprit d’invention, son habileté manuelle, son sens de l'économie. Puis, au cours de sept ou neuf semestres de contacts étroits avec la réalité de la production industrielle, il s’entraîne à agir rationnellement en s'appuyant sur des connaissances scientifiques et techniques. Ces connaissances s'étendent aux stades de la production et de l'usage du produit. Pour Hannes Meyer, l’activité du designer ne se limite pas à répondre par la forme de l'objet à des exigences surtout esthétiques, mais consiste à satisfaire un ensemble de besoins sociaux liés à la conception générale du produit. Or dans une civilisation industrielle, seules la science et le technique peuvent permettre une satisfaction effective de ces besoins. Par conséquent, la formation du designer ne peut être qu'un cas particulier de l'enseignement polytechnique. Pendant toute la durée de son mandat, Hannes Meyer s'employa inlassablement à mettre cette conception en pratique. C’est ce qui lui valut d’être maudit à jamais par ceux pour qui le Bauhaus devait être une citadelle de l'art.
L’intense activité commerciale déployée dans les ateliers améliora considérablement la situation économique du Bauhaus et des étudiants. De 128 000 RM en 1928, la production annuelle (honoraires, licences, produits) passa à 230 000 RM en 1929. Après déduction des frais (matériel, voyages, salaires), le bénéfice net de chaque opération était réparti en trois parts égales : un tiers au Bauhaus, un tiers à l'atelier et un tiers aux étudiants. Une portion de la part revenant à l’institution était consacrée aux honoraires des professeurs scientifiques qui ne pouvaient pas être prélevés sur les crédits — 136 000 RM par an — alloués par l'Etat. Chaque atelier était libre de disposer de sa part à sa guise. Le chef d’atelier recevait 10 à 15% de cette part. En 1929, environ 32 000 RM purent être distribués aux quelque 100 étudiants qui participèrent directement à la production commerciale des ateliers. La moyenne de 320 RM par personne signifiait alors le 35 % du budget annuel d’un élève. Ce pas décisif vers l'indépendance économique des étudiants entraîna une large démocratisation des études. Le nombre d'élèves s'éleva de 160 à 197. La proportion d'étudiants provenant des classes laborieuses de la population augmenta sensiblement ; les professionnels voulant se perfectionner vinrent de plus en plus nombreux dans l'école. Toujours plus d'industries cherchaient la collaboration de l'école ou le concours de spécialistes qui venaient d'y être formés. On entrevoyait déjà la possibilité d’une totale autonomie économique, et par conséquent administrative, de l'institution. C’en était trop pour les forces de la réaction qui rêvaient de faire du Bauhaus un instrument de leur pouvoir. Elles accusèrent Hannes Meyer de répandre le marxisme dans l’école et saisirent le premier prétexte — une collecte en faveur de grévistes — pour exiger des mesures énergiques contre lui. Le 29 juillet 1930, alors que la plupart des maîtres et des élèves étaient partis en vacances, le bourgmestre de Dessau exigea la démission immédiate d’Hannes Meyer. Ainsi s'achevèrent les deux années systématiquement retranchées de l'histoire «officielle» du Bauhaus.
Fermeture et rayonnement du Bauhaus
Le départ d'Hannes Meyer fut accueilli avec soulagement par toute une aile de mécontents du Bauhaus. Gropius fut pressenti pour reprendre la tête de l’école mais il préféra laisser ce rôle peu enviable à Mies van der Rohe. La rentrée d’automne 1930 s’effectua sous la protection de la police.
Un certain nombre d’étudiants furent expulsés tandis que ceux qui restèrent perdirent leur influence sur la gestion de l'école. Une partie des cours théoriques disparut du plan d’études. L'activité commerciale des ateliers déclina. Des tendances formalistes resurgirent, les fauteuils luxueux remplacèrent les sièges standards, les villas de verre et d'onyx se substituèrent aux logements populaires. La mission sociale du Bauhaus s'estompa. Les maîtres suspects de « Kulturbolschewismus » contrôlèrent leur langage. Les premiers nazis organisés apparurent parmi les étudiants. Toutes ces concessions n’empêchèrent pas le parti national-socialiste, après son accession au pouvoir à Dessau, de réquisitionner en octobre 1932 le bâtiment du Bauhaus pour en faire une école de cadres politiques.
Mies van der Rohe transféra alors l'institution à Berlin où elle survécut péniblement jusqu’à sa fermeture définitive par la Gestapo, en avril 1933. Le Bauhaus qui avait vu le jour avec la République de Weimar, partageait avec elle sa fin tragique.
La manière dont les idées du Bauhaus se transmirent au cours des trente dernières années est extrêmement complexe. En Allemagne, la terreur et l'obscurantisme nazis étouffèrent complètement l'esprit même du Bauhaus. La plupart des maîtres choisirent l'exil. Les anciens élèves qui s'étaient orientés vers l’enseignement dans d’autres écoles, ne purent plus transmettre leurs connaissances. Johannes Itten qui avait exercé en Allemagne diverses activités pédagogiques depuis son départ du Bauhaus en 1923, revint en Suisse où il dirigea
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13 L'ancienne fabrique de téléphones qui abrita le Bauhaus de Berlin Ehemalige Telefonfabrik, die das Bauhaus in Berlin unterbrachte The old telephone factory which housed the Bauhaus at Berlin 14. Walter Gropius
Le «Graduate Center» de l’Université Harvard, 1949 «Graduate Center» der Harvard-Universität, 1949 Graduate Center of Harvard-University, 1949 15. Max Bill La «Hochschule für Gestaltung», Ulm, 1955 Die Hochschule für Gestaltung, Ulm, 1955 The Hochschule für Gestaltung, Ulm, 1955
de
l’Ecole des arts décoratifs de Zurich entre 1938 et 1954.
En Union Soviétique, l'institut artistique WCHUTEMAS, fondé à Moscou par le cercle de Tatlin, Lissitzki, Rostchenko, s'était transformé en même temps que le Bauhaus, en une école de caractère polytechnique. Il est permis de supposer que des liens étroits existaient entre les deux institutions. Hinnerk Scheper, par exemple, le chef d’atelier de peinture murale du Bauhaus, séjourna à Moscou entre 1929 et 1931 en tant que conseiller pour la polychromie dans l'architecture. Au début du premier plan quinquennal, les ateliers du « Bauhaus » soviétique (métal, bois, textile, etc.) furent absorbés par les différentes branches de l’industrie. L'école se spécialisa dans l’architecture et prit le nom de WASI. En 1930, elle appela Hannes Meyer comme professeur. Celui-ci y enseigna jusqu'à la grande réorganisation de l’architecture et de la construction en 1933. L’orientation vers le réalisme socialiste qui succéda à cette réorganisation, empêcha la ramification soviétique du Bauhaus de se développer.
C'est aux Etats-Unis, peu avant le début de la deuxième guerre mondiale, qu’une partie de la pédagogie du Bauhaus put reprendre pied. L’interprétation sociale de l'industrial design, proposée par les gens du Bauhaus, trouva un terrain favorable dans l'Amérique du « new deal ». Elle dut toutefois compter avec la rivalité du « styling », interprétation vulgairement commerciale, née quelques années plus tôt, en pleine crise économique.
Beaucoup de maîtres et d'anciens élèves du Bauhaus se mirent à enseigner aux EtatsUnis : Gropius et Breuer à l'Université d'Harward; Albers et Alexandre Schawinsky au Black Mountain College; Mies van der Rohe, Hilberseimer et Peterhans à la section d'architecture de l'Armour Institute à Chicago. Sur le modèle du Bauhaus, Moholy-Nagy fonda l’Institute of design de Chicago, où enseignèrent notamment à ses côtés, Serge Chermayeff, Gyorgy Kepes et Brendendieck. L'oeuvre pédagogique de tous ces maîtres connut, et connaît encore partiellement, un rayonnement immense. Leurs idées se sont propagées dans le monde entier. Leurs disciples enseignent dans d’innombrables écoles, de sorte qu'aujourd'hui, la pédagogie de l'industrial design repose presque entièrement sur la doctrine du Bauhaus.
Une certaine doctrine du Bauhaus, celle de Gropius surtout; une doctrine axée sur l'art et l'action.
Une des très rares exceptions à la règle est constituée par la Hochschule für Gestaltung. Cette école ouverte à Ulm en 1953, fut dirigée jusqu’en 1956 par l’architecte,
peintre, sculpteur et designer suisse Max Bill qui avait étudié à Dessau. Le premier programme déclarait que la Hochschule für Gestaltung était la continuatrice du Bauhaus. La structure, les méthodes, et les buts de l'école étaient conformes, dans l'essentiel, à la doctrine de Gropius. Celui-ci patronna l'inauguration officielle de la nouvelle institution et, jusqu'en 1955, Itten, Albers, Peterhans vinrent à Ulm donner des cours. Cependant, les premiers contacts de l’école avec la vie, firent rapidement découvrir à un groupe de jeunes maîtres, les limites imposées par l'orthodoxie pédagogique de Max Bill. Ces maîtres, l'Argentin Tomas Maldonado, l'Allemand Otl Aicher et le Hollandais Hans Gugelot, comprirent que pour être efficace, le designer ne pouvait plus être avant tout un artiste étranger à l'esprit et aux méthodes de l'industrie, créant des formes au gré de son expérience personnelle, de son talent ou de sa fantaisie, mais qu'il devait devenir un collaborateur à la production, possédant une solide expérience technique et de vastes connaissances scientifiques.
Dès 1957, l'école s’écarta résolument de la «tradition Bauhaus» et se mit à parcourir sa propre voie. Les idées vagues du début furent remplacées par une définition claire de la place et du rôle du designer, ce qui permit de situer avec précision le champ et le but de l'enseignement. Le nouveau programme déclarait :« La Hochschule für Gestaltung forme des spécialistes appelés à remplir deux tâches d’importance décisive dans notre civilisation technique: la création des produits industriels (section d'industrial design et section de construction) ; la création des informations visuelles et verbales (section de communication visuelle et section d'information).
La Hochschule für Gestaltung forme des créateurs tant pour l’industrie des biens de consommation et de production que pour les moyens modernes de communication (presse, cinéma, radiotélévision, publicité).
Ces créateurs doivent posséder les connaissances technologiques et scientifiques aujourd'hui nécessaires à une collaboration fructueuse avec l'industrie. Ils doivent être capables, par ailleurs, d'estimer et de prendre en considération les conséquences culturelles et sociales de leur travail » (6).
Le sens des nombreuses mesures prises par la nouvelle direction de la Hochschule für Gestaltung fut très souvent mal compris.
Certains virent de l’opportunisme dans l’ouverture de l'école à des tendances variées; il s'agissait en fait de combattre le sectarisme de la « bonne forme », d'assurer le mouvement et l’auto-contrôle de l'institution en instaurant une libre confrontation des opinions. D'autres dénoncèrent la
libération de l'esthétique tyrannique du début comme une mise à l'index de l'art en général ; or il n’était question que de redonner une juste importance au facteur esthétique de l'industrial design. D'autres encore crurent discerner une politique d’addition arbitraire dans l’inscription au plan d'études de toute une série de disciplines scientifiques et techniques qui n'y figuraient pas jusqu’alors; il y allait, en réalité, de fournir aux étudiants un instrument pour orienter leurs travaux pratiques dans un sens expérimental et rationnel. Enfin, tous ceux qui pensèrent que ces changements provenaient de rivalités personnelles, ne distinguèrent pas qu’ils reflétaient une refonte complète et cohérente de l'enseignement.
L’héritage du Bauhaus
Si l’école d'Ulm constitue une nouveauté considérable dans le contexte actuel de l’enseignement de l'industrial design, elle présente toutefois une analogie frappante avec le Bauhaus d'Hannes Meyer. Cela montre qu’il ne saurait être question d'entamer ici une polémique pour ou contre le Bauhaus. L'école dirigée tour à tour par Gropius, Meyer et Mies van der Rohe, fut une des plus vivantes qui n’aient jamais été.
Elle fut ouverte à tous les mouvements internationaux d'avant-garde. Elle abrita beaucoup de fortes personnalités souvent très dissemblables. Plusieurs tendances, parfois diamétralement opposées, s'y affrontèrent et y coexistèrent presque en permanence. C’est pourquoi il est impossible de parler d'un enseignement unitaire du Bauhaus. En simplifiant grossièrement, on peut néanmoins distinguer deux grands courants dans la didactique du Bauhaus: — un courant orienté vers l'art, fortement majoritaire pendant la période de direction de Gropius ; — un courant orienté vers la science, dominant pendant la gestion d'Hannes Meyer.
Cette distinction ne signifie nullement qu’il faille voir une opposition irréductible entre les deux courants. Les conceptions pédagogiques des directeurs successifs du Bauhaus eurent plus d'un trait commun.
Par ailleurs, dresser ces deux courants l’un contre l’autre, équivaudrait à ranimer une controverse absurde entre l'art et la science.
Mais on peut se demander pourquoi la conception de Gropius fut, pendant une trentaine d'années, seule à survivre, tandis que celle d’Hannes Meyer connaissait rapiment l'oubli0. L’œuvre de Meyer fut, et est
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D. Il est inutile de s’étendre sur la ligne suivie par Mies van der Rohe, puisque du point de vue strict de la pédagogie de l’industrial design, elle ne représente rien d'essentiellement nouveau. Par contre, elle devrait prendre une place importante dans une étude consacrée à la formation dé l'architecte.
encore, victime d'une véritable conspiration du silence. On veut étouffer le souffle révolutionnaire qui anima le Bauhaus entre 1928 et 1930. Cette explication n’est cependant pas complète. Si la doctrine de Gropius réussit à s'imposer comme l'unique tradition didactique du Bauhaus, c’est qu'elle en avait réellement les moyens.
Jusque vers 1950, le designer-artiste, manuel, intuitif, pragmatique, remplissait au fond assez bien les tâches que lui confiait l'industrie. Son idéologie était très proche de celle des spécialistes intéressés par la réussite d’objectifs immédiats. Sans disposer de connaissances techniques et scientifiques très poussées, il pouvait tout de même œuvrer utilement. Or il semble que cela soit de moins en moins possible.
Des signes multiples révèlent un divorce doublement inquiétant entre le designer d'une part, le producteur et le consommateur de l'autre. Partout des produits mal conçus sont un obstacle à la modernisation des procédés de fabrication et à la satisfaction des besoins populaires. Partout des objets conçus par l’homme se retournent contre lui au lieu de contribuer à son bienêtre. Dans la plus entière inconscience, un nombre croissant de designers participent à l'aliénation humaine. C’est un fait grave auquel il convient de remédier sans tarder par une révision intégrale des principles de l’enseignement. On peut affirmer sans crainte avec Tomas Maldonado que «la philosophie éducative dont les écoles d'industrial design vivent encore, est actuellement totalement dépassée» (7). L'évolution des forces productives exige du designer des qualités impossibles à acquérir dans le cadre de la «tradition Bauhaus».
En parlant, dans une conférence, de la tendance à considérer l'activité créatrice sous l'angle exclusif de l'émotion et de l'expression artistique, Maldonado devait notamment déclarer: «Cette opinion a engendré la situation critique présente dans laquelle la plupart des écoles d'industrial design forment des gens fortement conscients de leurs aptitudes créatrices mais sans presque aucune possibilité réelle de les éprouver dans la pratique. On oublie même très souvent qu'il est aussi important de posséder les connaissances qui nous permettent de produire effectivement quelque chose, et surtout quelque chose de socialement utile, que de se sentir libre et créatif. Ce pas entre l'aptitude créatrice potentielle et la capacité créatrice opérative ne peut être franchi que par l'assimilation de méthodes objectives. J’entends par méthodes objectives, les méthodes scientifiques qui nous permettent de réunir, classifier, interpréter, choisir des informations et de préparer nos décisions » (8).
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16. Hans Rœricht
Service en porcelaine TC 100, Hochschule für Gestaltung, 1959 Porzellanservice TC 100, Hochschule für Gestaltung, 1959 Chinaservice TC 100, Hochschule für Gestaltung, 1959 17. Willi Ramstein
Projet de maison suspendue, Hochschule für Gestaltung, 1960 Entwurf eines Hängehauses, Hochschule für Gestaltung, 1960 Project for a suspended house, Hochschule für Gestaltung, 1960
La thèse de Maldonado souligne la clairvoyance de l'attitude prise par Hannes Meyer en 1928. Meyer avait en effet compris la raison, la tendance et le mode de développement de l'industrie. Il avait orienté la formation du designer dans le sens de ce développement, vers la science et la technique. En ouvrant cette voie, il n'envisageait pas seulement l'efficacité liée à la possession d'un savoir concret; il considérait aussi la portée éducative d’une méthode tendant à former des esprits nets, justes et modestes, qualités qu’il opposait au vague de l'utopisme, à l’arbitraire de l'esthétisme et à l'arrogance du pseudo-rationalisme.
Il fut accusé d’asservir ainsi la personnalité du créateur, quant au contraire, il la libérait en lui apportant un ensemble de pouvoirs réels. Cependant Hannes Meyer n'avait pas pu résoudre d'une manière satisfaisante le problème des relations entre théorie et pratique. L’état des connaissances d’alors et les limites qui lui étaient imposées l’en avaient empêché. Les cours théoriques qu’il avait introduits au Bauhaus avaient gardé un caractère plus ou moins ornemental par rapport à l'activité pratique trop étroitement axée, pour sa part, sur l'utilité. Grâce aux progrès réalisés au cours des trente dernières années, il est aujourd'hui relativement aisé de résoudre ce problème en donnant aux disciplines théoriques un caractère instrumental et en considérant les travaux pratiques sous l'angle expérimental.
On voit que malgré la surprenante actualité des principales idées pédagogiques d’Hannes Meyer, il serait vain de refaire à l'heure actuelle un Bauhaus tel qu'il fut sous sa direction. Cela reviendrait à persévérer dans l'erreur qui consiste à considérer le Bauhaus comme le modèle-type d'école d'industrial design.
La «tradition Bauhaus» a trahi l'esprit courageux, dynamique, novateur, réaliste du Bauhaus. Poursuivre la tâche de la célèbre école, c’est adopter cet esprit et non pas appliquerdes recettes. De nos jours, comme au temps du Bauhaus, tout est à repenser en partant de connaissances et d'expériences nouvelles. « Sans aucun doute, l'humanité est entrée dans une nouvelle ère de la technique. L'automation et l'énergie atomique, qui déploient simultanément leurs effets, transforment déjà de manière spectaculaire le monde de l’industrie et du travail.
Sans cesse, l'homme met au point de nouveaux procédés et de nouveaux produits, capte des sources d'énergie jusqu’ici inutilisées. La recherche industrielle s’intensifie et alimente un courant ininterrompu d'innovations, qui, pour être d’inégale importance, sont néanmoins toutes symptomatiques de la révolution technique qui s’opère sous nos yeux» (9). Or la philosophie éducative de
Gropius n'est pas à la hauteur des exigences de cette révolution. En revanche, la voie ouverte par Hannes Meyer présente de très riches possibilités de développements.
Toutefois, il faudrait se garder de déduire schématiquement que si l'art n'est plus d'un grand secours au designer, la science apporte la solution miraculeuse à tous les problèmes; que si l'enseignement de l'industrial design n'est pas à sa place dans les académies, il doit s'effectuer dans les écoles polytechniques. La grande leçon du Bauhaus est précisément d'avoir montré que la formation du designer ne peut se développer fructueusement que dans une école spécialement conçue à cet effet.
Claude Schnaidt
BIBLIOGRAPHIE: 1. Programm des staatlichen Bauhauses in Weimar.
1919.
2. Gropius, Walter : Idee und Aufbau des staatlichen Bauhauses Weimar.
Bauhausverlag GmbH, München, 1923.
3. Albers, Josef: Werklicher Formunterricht.
In: «bauhaus» Zeitschrift für Gestaltung, n. 2-3,1928, pp. 3-7.
4. Meyer, Hannes : Mein Hinauswurf aus dem Bauhaus (Offener Brief an Herrn Oberbürgermeister Hesse).
In : « Das Tagebuch », Berlin, 16-8-1930.
5. Meyer, Hannes : Bauhaus Dessau 1927-1930.
In : « Edificacion », n. 34, Mexico, 1940.
6.
Programm der Hochschule für Gestaltung in Ulm, 1957.
7. Maldonado,Tornas : Les nouvelles perspectives industrielles et la formation du designer.
In : «Ulm 2» bulletin trimestriel de la HfG, Octobre 1958, pp. 25-40.
8.
Maldonado, Tornas : Ober « Design Education ».
(Allocution à la Conférence mondiale du design, Tokyo, 1960.) Texte polycopié.
9. Morse, David A. : Rapport du Directeur général à la quarantième session de la Conférence internationale du travail.
Rapport I (partie I), Bureau international du travail, Genève, 1957.