Réhabiliter l’architecture ptolémaïque Rehabilitierung der ptolemäischen Baukunst Reinstatement of Ptolemaic Architecture

Texte et photos par Henri Stierlin

Les constructions pharaoniques de style ptolémaïque comprennent toute une série de grands temples souvent très bien conservés. Ces édifices comptent parmi les plus imposants vestiges de l'antique civilisation égyptienne. La plupart d'entre eux se situent en Haute-Egypte. Parmi les principaux, il faut citer Dendéra, Edfou, Esna, Philae et Kom Ombo.

La période sur laquelle s'étend l’édification de ces monumentales constructions est qualifiée de « basse époque ». On perçoit une légère nuance de mépris chez les égyptologues lorsqu'ils parlent de ces œuvres: en effet, ils savent que depuis longtemps l'Egypte a cessé de jouir de sa liberté et que des dynasties éthiopiennes et perses ont précédé sur le trône pharaonique les successeurs d'Alexandre le Grand, les Lagides.

Ce sont eux — Ptolémée Sôter et ses decendants hellènes — qui donnent leur nom à cette époque.

Bien que la dynastie grecque ne règne qu’entre le IVe siècle avant J.-C. et l'orée de notre ère, la culture « ptolémaïque » (au sens large) s'étend jusqu’à la fin du monde pharaonique, aux Nie-IVe siècles après J.-C., et dure plus de 700 ans. En effet, des temples sont édifiés en pleine période romaine, et les chantiers pharaoniques restent en activité postérieurement à l’édit de Dioclétien divisant le monde romain en Empire d'Orient et d'Occident...

C'est vers 200-250 que se situent les derniers cartouches gravés sur les édifices ptolémaïques; ils portent les noms de Macrin, Alexandre Sévère et Décius transcrits en caractère hiéroglyphiques. Si donc le règne des Ptolémées s'achève avec Cléopâtre et Césarion, l’art ptolémaïque ne s'éteint pas.

Car les rapports entre ces maîtres étrangers et l’architecture religieuse de Haute-Egypte sont très lâches. C’est en réalité le clergé égyptien, plus que les potentats hellénistiques ou romains, qui régit l'édification des sanctuaires nationaux.

Une époque méprisée

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Ce large demi-millénaire apparaît terriblement décadent aux yeux des archéologues qui étudient une civilisation vieille de 5000 ans et dont les monuments remontent à l'aurore de l'architecture de pierre de l'humanité. Mais est-ce une raison pouradmettre nécessairement que ces œuvres tardives sont abâtardies? Il est aussi ridicule de dénigrer les créations de basse époque que de se gausser des « maladresses » et des « déformations » propres aux périodes « primitives ». La croyance en une évolution dans le domaine du beau est un reliquat de la philosophie du XIXe siècle. Depuis

longtemps, une telle optique est bannie du vocabulaire des critiques d'art lorsqu'il s'agit des pièces dites de « haute époque », termes qu’ils prononcent toujours avec une vénération quasi mystique... Pourquoi les œuvres de basse époque ne jouiraient-elles pas du même regain d'intérêt?

En fait, il n'est pas moins absurde de regarder les créations ptolémaïques comme des descendants dégénérés de l’architecture de Djezer et de Chéops que de juger les églises romanes en les qualifiant de balbutiements

En réalité, l'intérêt des édifices ptolémaïques dépasse de loin ce constat de conservation.

Le paradoxe, c'est que ces monuments qui semblent construits d'hier sont les moins bien étudiés de tout l’héritage pharaonique.

Bien des sites préhistoriques d'où ne proviennent que quelques os et des silex, maint temple de l'Ancien Empire, rasé au sol et dont il ne subsiste quetrois ou quatre pierres superposées, sont largement publiés. Mais sur un ensemble quasiment intact comme Edfou, où tout est en place, des problèmes essentiels n’ont jamais été abordés par les spécialistes...

On objecte souvent que les créations d'un pays qui vit depuis des siècles sous la domination étrangère et où se sont succédé les maîtres assyriens, perses, grecs et romains ne peuvent revêtir aucune valeur.

Cela revient à croire que les forces armées parviennent toujours à tuer les civilisations.

Pourtant les conquérants s’adaptent le plus souvent à la culture des pays qu’ils occupent. En fait, l'Egypte est restée totalement elle-même, elle a gardé jalousement son originalité et son caractère durant des siècles d’oppression. Elle n'a rien changé ni dans ses cultes ni dans ses techniques de construction, malgré la présence étrangère. Pas plus les princes-pharaons lagides que les empereurs romains ne mettront fin à la culture pharaonique. Certes, l'hellénisme influe sur les classes aisées et les milieux dirigeants alexandrins. Mais la Haute-Egypte reste longtemps à l'abri des influences externes.

Si les croyances et philosophies gnostiques pénètrent dans les cités égyptiennes, seul

le christianisme parviendra à remplacer la vieille religion des pharaons. Aidés par le pouvoir romain, les chrétiens n'obtiendront qu'en 392, avec l'Edit de Théodose interdisant le paganisme dans tout l'Empire, lafermeture des temples égyptiens. Entre temps, il est vrai, le monachisme pacômien avait déjà profondément marqué le peuple de la vallée, et tout spécialement de Thébaïde. Mais il n'en reste pas moins que c'est au Nie siècle seulement que les ouvriers cessent d'œuvrer dans les temples. Dans les salles d'Esna et de Kom Ombo, les inscriptions inachevées attestent une rupture brutale et inattendue; le texte cesse au milieu d’un signe hiéroglyphique esquissé parmi des figures parfaites.

Un style authentique

Dans cet article, nous ne voulons pas procéder à une étude archéologique des édifices ptolémaïques mais simplement souligner l'intérêt de cette architecture, en évoquant ses qualités esthétiques et spatiales et en relevant l'originalité de ce style aisément reconnaissable parmi les œuvres pharaoniques. Nous désirons surtout montrer qu'aucune décadence n'est perceptible, pas plus dans la conception des temples et leur réalisation matérielle que dans le décor — si généralement décrié !

En fait, rarement les sanctuaires pharaoniques connaissent une pareille sobriété: la clarté des plans, la lisibilité des formes et des volumes, le dépouillement volumétrique proviennent de ce que les édifices ptolémaïques n'ont subi presque aucune retouche

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qui prédiraient les nefs gothiques. De même que longtemps le baroque fut considéré comme la « basse époque » de la Renaissance, le monde ptolémaïque — un monde qui a duré autant que la période qui va de Charlemagne à Léonard de Vinci !

— est encore méprisé. « Ces temples, dit-on avec condescendance, sont bien conservés ; c'est ce qui fait leur intérêt, mais il leur manque un millénaire... ».1 1

A La formidable enceinte du temple d'Edfou; au fond, la masse du pylône • Die eindrucksvolle Umfassungsmauer des Tempels von Edfu. Im Hintergrund ein Teil des Pylons ■ The impressive enclosure of the temple of Edfou ; in the background, the mass of the pylon 2

À La face ouest du pylône avec ses bas-reliefs où le pharaon rend hommage aux divinités du temple • Basreliefe schmücken die Westfassade des Pylons, die den Pharao dem Tempelgott huldigend darstellen.

■ The west face of the pylon, with its bas-reliefs depicting the Pharao rendering homage to the divinities of the temple 3 À Le grand pylône d’Edfou mesure 79 m de large et 35 m de hauteur • Der grosse Pylon von Edfu ist 79 m breit und 35 m hoch ■ The great pylon of Edfou is 79 m wide and 35 m high 4 1 La porte monumentale, enserrée entre les deux massifs du pylône • Das riesige Tor zwischen den Grundmauern des Pylons ■ The monumental door flanked by the two masses of the pylon

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ou transformation, contrairement aux grands centres religieux du Nouvel Empire, dont les remaniements constants aboutirent à la colossale hypertrophie de Karnak, avec ses dédales de salles, de temples annexes et de chapelles secondaires. A Edfou, par contre, la pureté de conception est telle qu’elle permet une prise de conscience presque instantanée de l'économie de l’ensemble. C’est un art né d'un seul jet, sans repentir ni retouche, conçu globalement, et dont la réalisation reflète une unité admi-

l’endroit des apports hellénistiques (quoi qu'en puissent dire les égyptologues lorsqu’ils parlent du bas-relief) qu'en ce qui concerne les techniques romaines. En effet, jamais l'Egypte pharaonique n'adoptera la voûte, bien que ce système de couverture soit plus économique, plus léger et plus favorable à un épanouissement des espaces internes. La tradition maintient intangible le jeu de la colonne et de l’architrave pesante, car l'ensemble des besoins cultuels n’a pas changé, ni l'atmosphère que veulent créer

Dans le monde ptolémaïque, on constate au contraire des innovations stylistiques bien marquées. Le décor des derniers temples ne se confond avec celui d'aucune autre époque. De plus, le souci de perfection y est souvent plus marqué que durant la grande fièvre constructive des Ramsès. Rien qui puisse se comparer à l’édification hâtive des pylônes et de certains murs de Karnak.

A Edfou, le soin est partout étonnamment grand, tant en ce qui concerne l'appareil que la finition. Tous ces aspects nous

rable. A Dendéra, un vieux texte prétend que le plan s'inspirait d'un document remontant à Chéops, mais il s'agit vraisemblablement là d'une fiction destinée à souligner l'ancienneté vénérable du site, car la similitude avec Edfou est très remarquable.

Outre ce classicisme réel, un aspectbaroque caractérise aussi cette période. Mais ce baroquisme n’est perceptible que dans la richesse des chapiteaux composites et la prolixité du décor sculpté qui couvre chaque surface disponible. L'abondance du basrelief et des textes hiéroglyphiques donne l'impression que l'Egypte a voulu — à la fin de son existence — récapituler tous ses moyens et techniques pour donner une dernière fois la véritable somme artistique, mystique et ésotérique de ses connaissances.

Il faut bien avouer que l'architecture ptolémaïque reste totalement égyptienne et refuse toute influence extérieure. Ce refus des bâtisseurs de temples est particulièrement sensible eu égard aux exemples de leurs maîtres étrangers: il est aussi marqué à

les prêtres dans les temples. C’est pourquoi la formule qui s'était cristallisée avec les édifices du Nouvel Empire se retrouve à Edfou.

Ainsi, l’époque ptolémaïque est traditionaliste. Mais cela ne signifie pas qu'elle soit sclérosée: les nécessités et impératifs du culte étant demeurés identiques, les moyens n’ont aucune raison de se modifier. En revanche, cet art ne se cantonne pas dans l'imitation des grands modèles du passé.

Et pourtant, l'Egypte avait plus d'une fois connu cette propension à la «copie d’ancien ». (C'est le cas dans l'Osirion d'Abydos où l'on trouve — un millénaire et demi après Khéphren — une réplique du temple de la vallée à Guizeh, avec ses typiques piliers carrés monolithiques en granit rose.

C'est le cas surtout avec la période saïte qui fit du «faux Ancien Empire» en série, non sans succès du reste, puisque de très grands archéologues hésitent sur l’attribution de certaines pièces à l'une ou l'autre de ces époques pourtant éloignées de 2000 ans!)

empêchent de considérer l'architecture ptolémaïque comme un art décadent et dégénéré.

Mais rien mieux qu'une analyse des espaces ne pourra nous convaincre de la haute qualité de la dernière expression architecturale issue de la grande civilisation nilotique. L'exemple qui se prête incontestablement le mieux à une telle expérience est le temple d'Edfou, bien que Dendéra, très similaire par la plupart des caractères, en complète heureusement la perception spatiale.

La cité sacrée

Commencé en 234 avant notre ère et terminé près de 200 ans plus tard, Edfou est un édifice aux proportions gigantesques. Ce temple ne mesure pas moins de 137 m de long et 79 m de large. Son pylône s'élève à 36 m de haut, il est divisé en 14 étages.

Tout est quasiment intact, depuis l’entrée

5 4 La façade du pronaos avec les six premières colonnes engagées dans les murs d'entrecolonnement jusqu’à mi-hauteur • Die Fassade der Tempelvorhalle mit den ersten sechs Säulen, die bis zur halben Höhe in eine Mauer eingebaut sind ■ The façade of the pro-naos with the first six columns set into the inter-column walls up to half their height 6

Le portique à colonnes de la grande cour • Der Säulengang des grossen Hofes ■ The collonade of the Great Court

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jusqu'au Saint des saints qui recèle encore son «tabernacle» ou naos. C’est pourquoi la visite d'un tel monument en apprend plus sur la civilisation égyptienne que bien des temples plus anciens ; car on y découvre le climat authentique qu'avaient voulu créer ses architectes.

Vu de l'extérieur, le temple d'Edfou présente un volume puissant et massif. Ses murs légèrement inclinés, dont le fruit accentue l'effet de hauteur, forment un rempart, une scission d'avec l'univers laïque. L’impression qui domine devant ces murailles formidables est celle d'une forteresse sacrée, d'un blockhaus créant à l’intérieur une zone entièrement coupée du monde et soustraite aux regards du commun. L’aspect infranchissable des façades est encore accusé par la gorge «égyptienne» qui souligne le couronnement; la bande d’ombre qu'elle crée cerne les masses de l'ensemble, comme les tores qui courent aux angles des murs affirment les limites des volumes.

Au point le plus haut de l'enceinte que la foule vient battre sans pouvoir entrer dans

le temple, une faille s’ouvre entre les deux massifs du pylône colossal. Ce goulet, sis à l’endroit le mieux défendu, c'est la porte.

Sitôt le seuil d'ombre passé, le visiteur est saisi par un mouvement infaillible qui s’apparente au jeu des pièges ou des nasses.

En accédant dans le premier espace à ciel ouvert, on ne distingue qu’une seule issue conduisant nécessairement vers le centre.

Dès lors, la pénétration est savamment orchestrée, orientée de force sur l'axe de l’édifice, par une série de progressions

inéluctables: il n’est plus possible d'échapper à la polarisation de l’espace.

Pour éviter le mouvement de recul, la mécanique du temple est conçue avec subtilité: après le passage de la porte énorme — mais qui paraît minuscule entre les tours dont l'ombre oppresse le visiteur — la lumière est retrouvée dans toute sa plénitude dans la grande cour à portiques (G, sur le plan).

L'hésitation initiale se mue en confiance, au moment même où le drame sacré se noue autour de l'homme...

Approche du Saint des saints

La progression au milieu de cette vaste cour mène à la première hypostyle (A) où l’on entre sans crainte : le mur ajouré de grandes baies ouvertes en façade offre largement accès au flot de lumière baignant les énormes colonnes. La pénombre ne commence qu'au niveau de latroisièmetravéealors que, sous les plafonds, règne une demi-obscurité propice au mystère.

Au prochain seuil, la seconde hypostyle (B) est déjà dans l'ombre. Bien que les colonnes soient moins hautes, leurs chapiteaux se perdent dans la nuit, de même que les angles de la salle. L'hypostyle n’a plus de limites.

Le domaine de la «nuit obscure» n'est transpercé que par une seule traînée de clarté: la voie lumineuse qui accompagne le visiteur et pénètre avec lui vers le fond du temple. Ainsi, le jour qui suit l’axe de l'édifice mène droit au naos de granit poli qui luit et capte d'emblée l'attention.

En passant l'avant-dernier seuil (C), le visiteur s'arrête machinalement, comme saisi par les ténèbres: le Saint des saints (E), entouré d’une haute muraille sombre, audessus de laquelle scintillent les constellations d'un plafond percé de rais de lumière, impose le respect, le silence et l’immobilité.

Les murs inclinés donnent à la masse une hauteur terrifiante.

Un dernier pas, et c'est l'autel qui attend les offrandes devant le naos étincelant. On découvre alors un véritable jet de clarté qui tombe à terre à la verticale sur le sommet pyramidal du monolithe poli: cette lumière se combine, pour attirer le visiteur vers le but, avec celle — horizontale — qui provient de l'entrée. Mais tout autour du bloc de granit noir qui rutile dans la pénombre, c’est la chute dans les ténèbres, l'abîme. Et défait, on n'avance qu'à tâtons, avec inquiétude sitôt que l'on sort de la traînée lumineuse: le sol va-t-il manquer sous les pieds?

Cette expérience de progression dans un temple pharaonique type explique bien la loi des espaces décroissants dans l’Egypte ancienne: après l'enceinte à ciel ouvert et la cour à portiques, c'est la forêt de fûts, ouverte en façade, puis l’hypostyle fermée, nettement moins haute. Dès lors, la lumière se raréfie en même temps que les plafonds s’abaissent. A mesure que l'obscurité augmente, l'espace s'amenuise.

Mais à cette «voie royale» qui conduit nécessairement au cœur de l'édifice répondent d'autres circuits, des cheminements entre de hautes murailles dont les enceintes successives préservent le secret du temple (F), des voies à ciel ouvert, des pénétrations par des portes dérobées, des itinéraires de processions sous les portiques de la cour, des descentes vers les eaux immémoriales et divinatoires du nilomètre qui communique par la nappe souterraine avec le fleuve nourricier, des ascensions au sommet des pylônes. A Edfou, des escaliers rectilignes, cachés dans l'épaisseur des murs, et bordés de théories de prêtres en bas-relief, permettent d’accéder aux toitures, dont les dalles soigneusement ajustées ménagent l'écoulement des eaux de pluie par d’étonnants circuits. Tout autour du Saint des saints, le visiteur tombe dans l'inconnu : à gauche et à droite s’ouvrent des salles si obscures que l’œil ne parvient à rien distinguer. A

Dendéra, si une trappe mène aux cryptes souterraines, il y a aussi un escalier qui monte sur le toit par une série de spires interminables, jusqu’à une chapelle zodiacale destinée au culte d'Osiris. Quiconque émerge au grand jour est plus aveugle que lorsqu’il tâtonnait en bas: l'éblouissante clarté solaire est la revanche de l'ombre des révélations. Ainsi donc, la dialectique des dieux égyptiens est matérialisée dans la pierre par un jeu spatial qui tire parti des plus violents contrastes.

Une mise en scène

Cette organisation de l’espaceestun univers en réduction, avec ses arbres, son lac sacré, ses magasins, ses quais sur le fleuve, dotés d'appontements, etc. C'est aussi une cité sainte, avec son allée de sphynx,ses multiples sanctuaires, les uns à ciel ouvert, les autres renfermés et ténébreux, son mammisi, etc.

Mais malgré cette complexité, le temple est conçu pour une succession donnée d’impressions spatiales : c’est une mise en scène clairement concertée. Un itinéraire sacré le parcourt, comme les églises médiévales.

Aux notions de parvis, narthex, nef, chœur, autel et tabernacle correspondent pylône, cour, salle hypostyle, Saint des saints et naos. Cette progression est savamment orchestrée sur le plan de la lumière: dans les espaces les plus reculés, la clarté ne pénètre que par de petites ouvertures ménagées dans les plafonds ou au sommet des murs.

En fait, lorsque nous parlons de mise en scène théâtrale, il faut bien dire que letemple égyptien représente plus que cela: il est l'une des plus éclatantes démonstrations d'intégration des arts qu'il soit donné de contempler. Tous les domaines devaient concourir pour former un fantastique effet d’unité. A l’architecture, la sculpture et au bas-relief, il faut ajouter par l'imagination la polychromie de tous les motifs, polychromie dontseuls subsistentaujourd'hui de maigres vestiges noircis par la fumée.

Si nous examinons la sculpture, nous découvrons que la ronde-bosse joue dorénavant un autre rôle qu'au Nouvel Empire: plus de colosses monolithiques à l'effìgie du pharaon régnant. L'éloignement des maîtres étrangers est certainement pourquelque chose dans cette désaffection de la plastique monumentale. Les rares témoignages

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• Détail de l’Horus de granit • Detail des Horus aus Granit ■ Detail of the granite statue of Horus 8

4 La statue de l'Horus couronné qui flanque l'entrée du pronaos • Die gekrönte Horusstatue neben dem Eingang zur Tempelvorhalle ■ The statue of the crowned Horus which flanks the entrance to the pro-naos 9

4 Les colonnes à chapiteaux alternés du pronaos (ou première hypostyle) • Die Säulen des Pronaos (oder der Vorhalle) mit abwechselnd verschiedenen Kapitellen ■ The columns of the pro-naos (or first hypostyle hall) with alternating capitals

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4 Le naos de granit poli, vu du fond de la seconde 4 Au seuil du Saint des saints, le naos rutile dans 4 Le naos: un monolithe de granit noir poli, mesurant 4 m de hauteur. Cette sculpture admirable l'ombre hypostyle proviendrait d’un temple antérieur • Der Naos aus poliertem Granit aus dem Hinter­ • Auf der Schwelle zum Allerheiligsten. Der Naos • Der Naos : ein Monolith von 4 m Höhe aus schwarschimmert im Dämmerlicht grund der zweiten Vorhalle oder Hypostile zem poliertem Granit. Diese bewundernswerte » At the threshold of the Holy of holies—the naos gesehen Arbeit stammt aus einem früheren Tempel gleams in the shadows ■ The naos of polished granite seen from the end ■ The naos : a block of polished black granite 4 m.

of the second hypostyle hall high. This fine sculpture seems to have come from an earlier temple

sculptés reproduisent les dieux dont l'image orne les cours et les salles (tels les immenses visages d'Hator sur les colonnes de Dendéra). Le faucon d'Horus à Edfou permet de mesurer la qualité extraordinaire des pièces que choisissent les architectes Ptolémaïques pour orner leurs édifices religieux : aucun signe de déclin ni de mièvrerie dans ces volumes durs, affirmés, dépouillés jusqu'à l'essentiel. La force d'abstraction et de géométrisation du grand art égyptien est intacte.

L'originalité du bas-relief

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En fait, si cette architecture donne à la statuaire une place moins importante que par le passé, c'est qu'elle met l’accent sur le bas-relief. Elle préfère aux adjonctions d'une plastique hétérogène une ornementation qui fait corps avec le mur. A l'époque Ptolémaïque, le bas-relief a du reste quelque peu changé dans son mode d'expression: il ne s'agit plus d’une silhouette dont la plastique est à peine marquée et soulignée

par un très léger modelé, telle qu'on la trouve dans la décoration d'Abydos, datant de Séti Ier, ni des subtils tableaux de Médinet Habou. Des cernes profonds sillonnent les murs; leurs ombres jouent vigoureusement dans la lumière. Certes, si cette technique de la gravure en creux existait auparavant, jamais elle n'avait revêtu un pareil volume, une telle plastique. On notera d'autre part que la gravure en creux prédomine partout où le bas-relief est situé en plein jour. Elle cède le pas à l'usage du « vrai bas-relief », où les figures sont légèrement saillantes sur le fond, dans toutes les ornementations intérieures. Parla même, les Egyptiens tiennent compte de la lumière, dont la nature est fort différente dans les deux cas.

D’aucuns parlent, à propos de cette accentuation du relief à l'époque ptolémaïque, d'une volonté manifeste d’allier la plastique hellénistique à la stylisation pharaonique.

La thèse est absurde: c’est par le mouvement que se distingue l’art grec tardif. Or, jamais le hiératisme n'a été plus marqué

qu'à l’époque ptolémaïque: pas une seule scène n'est animée, pas un seul motif dont le style s'apparenterait même aux thèmes quotidiens décorant les tombes de l’Ancien Empire, où cette recherche de la vie était fréquente. Rien de familier, de « croqué sur le vif». Au contraire, c'est le déploiement d'une théologie qui envahit les murs. Par la souveraine grandeur des images divines, cet art s'apparente aux meilleurs exemples du décor des tombes royales thébaines ou à la solennité des temples du Nouvel Empire, mais jamais à l’esthétique hellénistique.

Enfin, si les arts plastiques influencés par la Grèce sont toujours caractérisés par le drapé, jamais le bas-relief ptolémaïque n'offre de modelé dans le traitement du tissu, et seules de légères indications trahissent la présence du vêtement, comme durant tout le Nouvel Empire...

Ce n'est pas parce que la plastique des ventres ou des poitrines de déesses a pris une certaine rondeur que l’on peut évoquer un art dynamique dans le sens pergaménien! En revanche, il serait intéressant de savoir

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4 Un exemple de bas-relief en creux, tel qu’il est pratiqué sur les murs externes des édifices Ptolémaïques. Ici, le pharaon est couronné par les divinités de Haute et Basse Egypte • Beispiel eines Basreliefs (die Skulptur ist in die Mauer hineingehauen, überragt also die Maueroberfläche nicht) wie sie auf den äusseren Mauern der ptolemäischen Bauten Vorkommen. Die Darstellung zeigt die Krönung des Pharaos durch Gottheiten Ober- und Unterägyptens ■ An example of recessed bas-relief, such as was employed on the external walls of Ptolemaic buildings. Here, the Pharao is crowned by the divinities of High and Low Egypt

14 4 Un exemple de «vrai bas-relief», tel qu'il figure partout à l'intérieur du temple d'Edfou • Beispiel eines echten Basreliefs (die Skulptur tritt aus der Maueroberfläche heraus) wie sie überall im Innern des Tempels von Edfu zu finden sind ■ An example of "true bas-relief" such as is to be found everywhere inside the temple of Edfou 15 4 Le mur occidental du sanctuaire. Des chambres s'ouvrent à droite : ce sont les chapelles osi rien nés • Die westliche Mauer des Allerheiligsten. Rechts öffnen sich Räume : die osirischen Kapellen ■ The west wall of the sanctuary—the rooms opening off to the right are the Osirian chapels

iliSlicii»'**;

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jusqu’à quel point le dénigrement systématique auquel est en butte le bas-relief ptolémaïque n'est pas fondé précisément sur la sensualité délicate de cet art, tant il est vrai que l’expression d'un tel caractère est forcément suspecte en esthétique...

A Edfou, les surfaces des murs sont couvertes de haut en bas de longues théories de dieux encadrant de mythiques pharaons, totalement idéalisés (et pour cause ! jamais les sculpteurs n'avaient vu les étrangers qu'ils étaient censés portraiturer). Les façades sont divisées en registres superposés, et les figures réparties par groupes d'échelles différentes, comme pour exprimer une hiérarchie du sacré. Au reste, tout est orné de bas-reliefs: pylônes, linteaux, colonnes, plafonds, gorges, tores, escaliers, cryptes, etc.

L'élancement des formes, la sûreté du trait, la finesse du détail vestimentaire, l'étourdissante virtuosité de la technique, la minutie du rendu des parures et bijoux, la noblesse nullement hautaine du geste, l’humanité profonde et la tendresse des attitudes qui 13 pourraient dériver des nouvelles religions de salut, bref, l'éblouissante finition de cet art et sa perfection graphique font du bas-relief ptolémaïque autre chose que ne le laisseraient supposer les écrits blasés et les jugements sévères des égyptologues qui ne parlent que de mollesse, de boursouflure et de lourdeur.

Certes, il existe des exemples patauds, des ratés manifestes. Mais les autres périodes égyptiennes n'en connaissent-elles pas?

On ne doit pas juger une époque artistique sur ses créations mineures mais sur ses sommets. Or, à Edfou, la perfection est de règle, même si l'esthétique est différente de 14 celle du Nouvel Empire. Il n’y pas de critère absolu de la beauté égyptienne, pas plus qu'on ne peut déterminer quelle période est la plus authentique parmi les divers modes d'expression d'une sculpture dont les œuvres s'échelonnent sur trois millénaires.

Si les motifs sculptés de ce décor sont d’une richesse presque prolixe, que dire des textes? Ils foisonnent partout, sur des kilomètres de gravure impeccable et soignée, au point que Chassinat a pu remplir quinze volumes avec les inscriptions du seul temple d’Edfou. L'Egypte a bâti là son testament spirituel. Tous les textes ailleurs condensés, résumés à l'essentiel, évoqués par des allusions aux grandes lignes du rituel, sont ici transcrits dans leur forme intégrale. Les murs sont traités comme d’immenses papyrus déroulés à la lumière. Une progression du contenu est ménagée, qui suit la progression spatiale et cultuelle. Chaque salle est revêtue d'une signification symbolique et d'une destination précise: ici, la bibliothèque, là, le laboratoire des parfums, là encore le trésor, etc.

Ainsi la poésie se combine aux arts plastiques dans une savante synthèse des arts.

Celle-ci recourt en outre aux chants sacrés, aux vapeurs d'encens, aux oriflammes claquant dans le vent, à des jeux de lumière réalisés à l'aide d'ouvertures ménagées dans les plafonds et qui jouent le rôle de projecteurs; ce sont les «spots» d'une scène où les effets nécessitent des faisceaux dirigés avec précision.

Enfin, on se gardera d'oublier qu'Edfou est la patrie d'un des plus admirables textes

dramatiques égyptiens, qui prouve l'existence d'un théâtre de mystères, ainsi que l'a démontré le chanoine Drioton. Or, ce texte figure précisément sur les murs du temple. Cette pièce est un jeu rituel représentant le combat d'Horus contre Setti. Y prenaient part des acteurs costumés qui devaient psalmodier leurs rôles sur une musique liturgique...

Dans les grands sanctuaires, l’art ptolémaïque n'a donc rien qui puisse faire songer à la décadence : au contraire, la vitalité dont il témoigne contraste avec le déclin politique de l'Egypte aux alentours de notre ère. De puissance internationale, le pays des pharaons est tombé au rang de province exploitée et pressurée par Rome. Mais la splendeur des créations architecturales, le renouvellement de l'inspiration plastique, l'originalité des partis esthétiques pourtant nettement subordonnés à une tradition trois fois millénaire, la qualité des réalisations font de cette architecture de basse époque l’un des hauts moments de l’art universel.

H. Stierlin

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