1

Une expérience novatrice Carouge 1775-1790

A Plan Secrétan 1787 • Plan von Secrétan 1787 » Secrétan's plan 1787

Ein Erneuerungsversuch: Carouge 1775-1790

• Carouge 1957, sans changement depuis deux siècles • Carouge 1957, seit zwei Jahrhunderten unverändert ■ Carouge 1957, unchanged for two centuries (Photographie du Service topographique fédéral)

2

A revolutionary experiment: Carouge 1775-1790

à Monsieur Marian Sulikowski

PLAN

DE

DE

LA

TELLE

CAROUGE

avec ses projets

comtés en.i-8

njEDlE ET PRESENTE

AU

ROI

îü fon très htrm&lc

très- obnii\an

;©!-7Ûciir 4

M.Secretai

l£7 I N tóiAfe»Iss flS rrVT.

( t—Al I

^

•-

I

"RENVOI S [A.

B C D E

Rue Ancienne

Rue ST Lc^cr Rue de la Mala drerc place ci Aivc R ne d Arve

EJtuc Punaifc AP.OUGE

EN

G H J L

1

Rue ST Victor Place S"r Viclor Sue Neuve Tlacc du Marche

N Placc.de la Malfari de Ville O Eni place meut delaMailbu drille P Emplacement de l'Hôpital Q Pue

104

L'évolution de l’urbanisme européen dans la seconde moitié du XVIIIe siècle est encore mal connue. Il existe quelques monographies éparses, mais aucun ouvrage général et comparatif. Pourtant, l’aube de la civilisation industrielle ne correspond pas seulement au déclin des formes baroques ou à leur momification dans le formalisme néoclassique. Des thèmes nouveaux se dessinent, à la faveur de programmes inédits.

Comme les autres arts, l'urbanisme connaît une fermentation due à la philosophie des

lumières, puis au rousseauisme. En dépit d'une hypothèque dogmatique très lourde et déjà si ancienne qu’elle est devenue inconsciente, l’esprit expérimental cherche, ici aussi, à s'exercer.

La théorie de l'urbanisme comme processus opératoire a enregistré, depuis une cinquantaine d'années, des progrès gigantesques — même si les applications laissent le plus souvent à désirer. On ne peut en dire autant de la critique de l’urbanisme comme langage, qui accuse encore un retard énorme;

de

R .Rue

des Priions

S

du Marché

Rue

malgré tout, il est maintenant possible de relire les cités anciennes à l’aide de critères à la fois plus généraux et plus efficaces que ceux dont relèvent les ouvrages d’un Lavedan ou d'un Brinckmann. En particulier, l’attention ne se porte plus seulement sur les exemples d'école pour en analyser, une nième fois, places et monuments; elle est devenue capable de considérer des cités mineures, dépourvues de tout édifice isolable, mais dont l'ensemble signifie.

Il existe en Suisse, près de Genève, une

petite cité nommée Carouge, dont l'intérêt ne nous semble pas avoir été suffisamment compris jusqu'ici. Bâtie de 1775 à la Révolution, en partie inachevée, c'est une création des rois de Sardaigne, — de Victor-Amédée III surtout qui l’éleva au rang de ville en 1786. En 1792, sa population était de 4672 habitants (16 000 aujourd’hui pour la commune entière); le Vieux-Carouge compte actuellement 27 îlots, 430 constructions, 520 façades et 7,5 km. de développement.

d’agiter leur République entraînèrent l'immigration d'excellents ouvriers; l'exemption des droits de douane, du service militaire et des prestations personnelles, jointe à une très large tolérance religieuse envers les juifs et les protestants, favorisaient en outre un accroissement rapide de la population.

Carouge est issu de plusieurs projets, difficiles à dénombrer, puisque certains ont disparu et que les autres ne sont même pas tous publiés. Les premiers, orientés astro-

Les auteurs suivants conservent tous le principe du quadrillage et l'orientation.

Mais la ville qu’ils proposent n'est plus «abstraite» comme les établissements créés ex-nihilo par le pouvoir absolu: elle tient compte des parcours en usage et s'appuie sur les contingences du site. En 1779, l'architecte Mariera aborde le problème de front en disposant Carouge à cheval sur la vieille route. Modification décisive dont les urbanistes ne s'écarteront plus: témoin les deux projets de Filippo

La fondation de Carouge répond à une intention essentiellement politique et économique: au point le plus septentrional des Etats sardes, c'est un établissement conçu pour faire pièce à Genève en drainant le marché savoyard, en freinant la spéculation sur les blés et en suscitant une industrie (tannerie et textiles) rapidement concurrentielle grâce au dumping. De fait, le dessein ne fut pas loin d'aboutir: les Genevois vinrent bientôt dépenser largement dans la ville nouvelle et les troubles qui ne cessaient

nomiquement, se fondent sur le tracé en échiquier qui était depuis deux siècles la solution passe-partout des villes de garnison ; on sent bien que les constructions existantes les gênent: le plan de Francesco Garella (vers 1775) adopte un compromis peu convaincant et celui que trace en 1777

Nicolis di Robilant (1722 ou 1723 — 1783 ou 1786), qui datent de 1783, où la juxtaposition décalée de deux réseaux orthogonaux produit un curieux effet de « collage », ainsi que les deux tracés de Giuseppe Viana (élève d'Alfieri, actif de 1755 à 1787), contemporains des précédents, dont ils s'inspirent tout en rétablissant la trame unitaire et en développant les zones vertes d'une façon cohérente.

L'échiquier rigide aurait mené à une absurdité, puisque le réseau routier principal

Guiseppe Battista Piacenza (1735-1818,

élève d'Alfieri et architecte civil du roi de Sardaigne) réduit l'ancien bourg linéaire, en partie rasé, à l’état de voie de circonvallation.

aboutissait, obliquement, dans un coin du rectangle urbain. D'où une première trouvaille, celle du « rondeau », qui offre le type de distribution des circulations le mieux adapté et permet de convertir une direction dans une autre en créant une articulation formelle entre la structure donnée et la structure voulue. Toutefois, même de cette manière, la pénétration en ville n’était guère satisfaisante. D’où la conservation, à l'intérieur aussi, de l'ancienne voie qui prolonge organiquement la grand-route.

L'axe générateur terminal est-ouest, qui s'achève au centre à la place du Marché, passe ainsi au second rang, et le rondeau qui l’ouvre est un peu ravalé comme lui à l'état d'effet graphique. Le résultat, c'est un échiquier tempéré.

Cette solution « impure » nous paraît précisément celle qui confère à Carouge son actualité et son caractère novateur. Voici pourquoi : 1. La forme ouverte. Carouge ne s'enferme

pas dans des murs : il s'agit d'une ville sans fortifications. Le fait, même en 1780, mérite d’être signalé, puisqu’une autre localité créée de toutes pièces pour ruiner Genève, Versoix (1766-1777), devait encore posséder fossés et portes.

Mais il y a plus. Le dernier plan de Viana, le plus proche de ce qui fut exécuté, prévoit à l’est une large réserve de terrain. Nous sommes ici en présence d'une notion nouvelle, qui dépasse la conception close du formalisme baroque: celle de la zone d’extension. Dans ce plan qui arrête distinctement Carouge à l'ouest et au nord par une promenade bordant un canal, mais qui ne conclut pas du côté de l’orient, est-il exagéré de lire une sorte de dialectique de l’ouvert-fermé, équivalent dans le domaine de la conception urbaine à la politique tolérante et civile pratiquée dans les limites de l’autorité royale? Toujours est-il que le «plan corrigé» de J. M. Secrétan (1787), avec sa ceinture continue de boulevards plantés, témoigne d'une régression par son retour à la forme bloquée.2

''ri>tfc/(o Jet /ititi*» .fiv/vje ii Carfltuje ceriti a/UncetmcntiJet centerrar;//.

Jet cAt venàjalt>ricarr rijjïnc ii ninne it 2 « faonja infen/ta. .

Ji C/tùL renature »c -

«. 'twice -Ac. hmJtt tniimti .tc It/nefj J.t franjpartamurJt’attea-.tr/yiafA . ^ , cob /efr/.c B epitpe/f/tu3i //iwieAt./arttpcU)/fife //t ///rin/ntk^ C ilt»n Jtrain, t'enAia irniente.

O J'/açg. pnnapatc atit rjt/aie faràpnupe/te /a .

nuova. C/uca\penfe/iata JajaAAr/car.u j /teff

7/

L<)i aJr/uaatr emettere/a tatare^- £- J- l}-

V <

>

N y .

X £ t^ t

2i

f ti

........................

-

t*

nnótanrtt'atnv Jite je/jt/atecon nvaron-Jr'..nteittJcr/tiiiterrenop,A apuvpaji/epn- p rr^rrtu itprjo.-.

Lanate J’aopui Ja ieriVaniJatte^pa/aJi

,

V ^

^ ■

/ .

//

jriéfI

/nan/^att/ut nennnarra ('e/fàr~- ~ p

.

2. L’intégration du neuf et de l’ancien.

106

Le plan réalisé ne tolère pas seulement certains tracés précédents, il les intègre.

On n’assiste pas, en effet, à la superposition d'un réseau orthogonal à un tissu de chemins vicinaux, mais bien à une adaptation réciproque de deux systèmes différents.

La rue Ancienne — fil follet dans la trame comme Broadway dans le New York de 1811, si cette analogie hors d’échelle est licite — a entraîné l'obligation de remodeler la plupart des îlots. Carouge a été redessinée autour de cette artère, aujourd'hui encore la plus vivante, et les rectangles se sont diversifiés en fonction de cette courbe nonchalante, au parcours quasi médiéval.

C’est bien l’esthétique médiévale, d'ailleurs, qu’évoquent certains détails du traitement spatial : au lieu de déboucher directement sur la rue Ancienne, plusieurs ruelles se coudent pour l’aborder perpendiculairement; en outre, bien que le jeu des voies parallèles continue à former la trame de la ville, la transparence des percées se voit contrecarrée systématiquement: la plupart des perspectives, au lieu de se perdre dans la campagne, se heurtent aux écrans 4

i-1

J» -W

Lt i/Jnt'ia (Ac cenèmi Otaria. )ìrt C/milai' j panateper te terre Jilt*

Al

.navra fa crw/mutiatjt* mei/ante //nuove lènte Ja.dti

. 'etera tln>e in vicinaître Ji. erta

» V

dressés par l'intégration des vieux cheminements. Loin d'offrir un rappel constant des brèves limites de la localité, l’organisme s’introvertit.

3. La verdure. Carouge devait être de toute

part en communication avec la campagne et les bois environnants. Sur plusieurs côtés, par une bande continue de quatre rangées de peupliers; en trois points au moins (davantage selon les projets), par les rondeaux dont nous avons parlé; l'axe générateur terminal, planté lui aussi de peupliers, introduisait jusqu'au cœur de la ville une double haie de verdure.

En 1780, la nature est depuis longtemps domestiquée à des fins auliques, mais l’urbanisme de la roture y touche encore à peine. Ce qu'on cherche, de plus, c'est à la dominer par des perspectives qui ordonnent le paysage. Rien de semblable ici : la ville ne domine pas ; elle est sur le même pied que cette campagne où tous les axes urbains auraient dû se perdre. Certes, à Carouge, on ne fait guère que négocier des transitions : pour reprendre une formule célèbre, ce n'est pas encore la ville dans la verdure, mais c’est déjà la verdure dans la ville. Et il serait impropre de parler de cité-jardin, du moins au sens howardien du terme. De longues allées vont chercher la verdure loin à l'extérieur pour la faire pénétrer jusqu’au centre: il y a là une tentative d'abolir, au moins sur certains points, la distinction ville-campagne, tendance amorcée par le plan ouvert.

Alors que l'on peut, sans plus de précision, rattacher les dispositions générales du plan à la tradition piémontaise, les rondeaux posent un problème plus délicat. Les architectes de Carouge viennent du Piémont, mais ce n'est peut-être pas là qu'il convient de chercher toutes leurs sources d’inspiration. La première analogie qui saute à l’esprit renvoie aux Salines de Chaux (17751779), où le Versailles industriel de Ledoux fait un très large usage des zones arborisées. On peut cependant se demander si les modèles ne sont pas anglais, du moment que l'Angleterre développait depuis quelques décennies déjà une expérience de ce genre: le Circus de Bath date de 1764 et le Royal Crescent de 1769: ce sont des rondeaux plantés, bordés de maisons dont la série forme un anneau. (Relevons que le plan d'une des maisons du rondeau de Carouge antérieure à 1780 figure un segment de cercle...) Ce qui vient renforcer l’idée d'une influence britannique, c'est que les plans de Viana prévoient, à la place d’un des îlots bâtis, une espèce de square de 18 000 m2 avec rangée d’arbres et pelouse.

Depuis 1726, date du premier square aménagé en parc protégé (celui de St. James), Londres avait vu s’ouvrir une remarquable série de jardins analogues...

Le statut si particulier de Carouge se traduit, dans l’urbanisme, par un phénomène rare: la division des quartiers ne répond pas à celle des classes (pas plus d'ailleurs que les rues de résidence ne diffèrent des rues marchandes). C'est à peine si l’on peut distinguer l'architecture mineure de l'autre.

A part l'église, l'hôtel de ville (inachevé et détruit) et le «palais royal» (détruit),

5

4. La démocratisation du plan.

3 4 L’échelle humaine 9 Der Massstab der Menschen » The human scale

5 4 Projet de Garella 1775 ( ? ) • Projekt von Garella 1775 ( ? ) ■ Project of Garella 1775(?)

4 4 Projet de Piacenza 1777 • Projekt von Piacenza 1777 ■ Project of Piacenza 1777

4 Vue typique • Charakteristische Ansicht ■ Typical view

6

107

les constructions publiques ne s’imposent pas par leur masse, ni les demeures des riches et de la noblesse. Leur situation même n'a rien de commun avec la tradition qui groupe autour d’une place tous les bâtiments représentatifs, symboles visibles et souvent oppressifs de l'autorité du Prince.

Carouge n’a pas de centre monumental.

L'hôtel de ville, le collège, l'hôtel-Dieu, les halles, les entrepôts, le palais et la prison sont dispersés dans l'ensemble du territoire urbain. Cet urbanisme est démocratique avant la lettre, et l'éloignement du pouvoir ne suffit à l’expliquer à lui seul.

5. L’échelle humaine. Certes, la dimen108

sion même de Carouge en fait une communauté de voisinage assez restreinte. Il n’empêche qu'elle aurait pu se traduire dans une architecture intensive. C'estau contraire son urbanité et son échelle qui humanisent ce que la justification géométrique du plan pouvait contenir d’hostile. Originairement, la quasi-totalité des maisons devait être d’un étage sur rez-de-chaussée, «afin, dit Lorenzo Giardino leur architecte, de laisser à la lumière tout son éclat, à l'air pur sa libre circulation ».

Une standardisation morphologique et volumétrique préside aux types de façades, règle la hauteur et la profondeur des édifices. La section des rues, en rectangle couché, est à son tour déterminée par des façades lisses, crépies à gros grain foncé, percées de fenêtres régulières dépourvues de mouluration. Spatialement, un avant-toit et parfois une mince corniche marquant l'étage dynamisent la rue. Bien que l'unité fondamentale soit la maison unifamiliale avec échoppe, le parcellement n'est pas indiqué en élévation; en revanche, les angles des îlots, tous traités de la même manière, montrent clairement que l'architecture est conçue en fonction de l'espace urbain tout entier. Cet espace cristallin, l'isolement de l'église comme de ce qui aurait dû être l'hôtel de ville, relèvent nettement d’un langage néo-classique.

Quant à l'ameublement urbain, il est postérieur. Mentionnons du moins les bancs Récamier dont la place du Marché s'orne depuis 1823.

Cette curieuse synthèse de formalisme et d'avant-garde, de survivances médiévales et de sens de la nature est issue d’une expérience qui constitue, à la fin du XVIIIe siècle, l'un des derniers avatars de la ville idéale Renaissance. Certes, Carouge, à l'image de ses auteurs, subit des influences et n'en exerce aucune. Mais c'est le produit d’une culture dont le dogmatisme cèle mal la précarité et, à ce titre, cette ville méconnue peut inciter à des réflexions beaucoup plus actuelles qu'archéologiques.

A l'issue d'une longue période de décadence faite de destructions impardonnables, de surélévations abusives, de restaurations qui serrent le cœur et de pastiches qui prouvent une ignorance totale de l’architecture moderne, Carouge connaît une profonde mutation. Un quartier d'immeubles lamelliformes, tracé selon le petit axe de la cité historique, a été créé à l’ouest pour tenter d'insuffler une vie à l'ancien centre.

Ces tours instituent une violente différence d'échelle avec le Vieux-Carouge : dans un langage exempt de tout mimétisme archaïsant, l’équipe d'architectes’ a tenté une symbiose autrement plus périlleuse que celle de 1780.

La liaison du neuf et de l'ancien ne se veut pas seulement circulatoire: on espère susciter entre les deux parties un véritable échange par le biais de l’essor économique (mais la décrépitude partielle de la cité sarde, avec les conséquences sociales qu’elle entraîne, constitue un sérieux obstacle). Il est encore trop tôt pour se pro9 noncer sur la réussite de cette expérience.

Nous assistons à ses débuts. Mais il est 10 certain que son esprit renoue avec celui des Robilant et des Viana.2 André Corboz 1 L. Archinard, G. Brera, A. Damay, J.J. Mégevand, R. Schwertz, P.Waltenspuhl, E. Barro.

2 Au moment où nous terminons cet article nous parvient une remarquable étude du professeur Augusto Cavallari-Murat sur « Giuseppe Viana, architetto sabaudo in Sardegna » (Turin 1960), dont les conclusions sont identiques aux nôtres et qui souligne, elle aussi, «l'exceptionnel intérêt historique et technique de la fondation de Carouge »; il nous reste à souhaiter une publication analytique et critique de tous les documents disponibles.

7 A Un aspect actuel • Ein anderes aktuelles Bild ■ An interesting view 8

A Deuxième projet de Viana 1783 • Zweites Projekt von Viana 1783 » Viana's second project 1783 9 • Vue générale : la nouvelle dimension urbaine • Gesamtansicht: das neue städtebauliche Ausmass ■ General view : a new urban dimension 10

• Carouge, plan 1962 (en noir, les immeubles-tours) • Carouge, Plan 1962 (Wolkenkratzer in schwarz) • Carouge, plan 1962 (tower blocks in black)

109