Les plantations dans le cimetière | Robert Auzelle
Il n'est pas habituel de publier dans une revue d'architecture des extraits d'un ouvrage à paraître. Les vicissitudes de l’édition en sont la cause. Un auteur en quête d'éditeur, c'est un nouveau personnage de Pirandello. Reconnaissons que le sujet n'est pas de ceux qui attirent les foules et par conséquent les éditeurs. Si certains acceptent d’en parler, c'est pour commenter la mort des autres. Faiblesse humaine certes, mais bien compréhensible. « Votre dernière demeure»: le titre est volontairement accusateur. Il doit l'être surtout pour les Français qui, jusqu'à présent, ont la dernière demeure qu’ils méritent ! Les Suisses depuis plus de cinquante ans ont réagi et, partant d’une situation équivalente, ont maintenant les cimetières les plus remarquables de l'Europe. C'est pourtant l'excellente revue annuelle suisse « Formes + Fonctions », revue d'urbanisme, d’art et d'architecture, qui m'a demandé de publier un extrait de mon ouvrage. On ne pouvait mieux annoncer cette édition prochaine.
« Formes + Fonctions », cela n'imposait-il pas le choix du chapitre... Il nous a semblé que celui consacré à la végétation dans le cimetière répondait à ce double impératif (chap. 16) \ A la beauté des formes matérielles s’allient des fonctions de caractère plus spirituel qui font que la végétation constitue le cadre idéal des enclos de la mort. Les illustrations y sont nécessairement abondantes; les lecteurs auront ainsi un aperçu des patients travaux de Dominique Jankovic qui assume la responsabilité de cette partie de l'ouvrage 2. Peut-on parler de la mort sans un effort parallèle de présentation alliant précision et qualité dans la dignité?
R.A.
La végétation existante ou la végétation possible sur le terrain ont une importance considérable pour le choix de la composition et l'effet final du cimetière paysager.
Le terrain peut être boisé en totalité ou en partie. Suivant les essences, le nombre et l'état des sujets, la composition peut exiger des éclaircies d'air et de lumière, dans l'intérêt même de la végétation, pour la croissance des buissons, haies et gazon, mais plus encore pour pouvoir grouper quelques tombes dans un sol extirpé de racines.
Si le terrain ne comporte que des arbres isolés, il faut les préserver. De toute manière, ils sont utiles. Ils peuvent composer l'ébauche d'un cadre végétal, en attendant que les plantations atteignent à leur plein épanouissement, où ils trouveront ou non une place définitive — où ils pourront constituer les éléments d’appoint qui mettront en valeur telle optique recherchée. Pour cela il est indispensable de les avoir fait figurer sur le levé du géomètre, d'en déterminer le volume à l'aide de photos aériennes, d'en bien noter l'essence et la coloration, cependant que, par les croquis ou photos au sol, on aura étudié l’agencement perspectif auquel ils pourront se prêter.
Si le terrain est complètement nu, le décor végétal està créer de toute pièce. C'est toute une méthode d'agronomie arboricole et végétale qu'il s'agit d'appliquer en ce cas: contrôler de très près les qualités du sol pour connaître les espèces susceptibles de prospérer, noter l’humidité relative de certaines parties, recueillir les indications fournies par les photos d'avion ainsi que certains détails topographiques, étudier l'orientation, les vents dominants et les micro-climats, facteurs hostiles ou favorables à tel type de végétation.
Ces efforts complexes mueraient à grandpeine l'architecte en ingénieur-agronome s'il n'était fort heureusement aidé par la présence de la végétation voisine. Tout lui commande de ne pas s’écarter des éléments qui vivent à proximité. Leur présence est une garantie d'adoption séculaire. Certes, une étude pédologique éventuelle peut permettre d’entrouvrir davantage l'éventail végétal d’un sol. Il faut néanmoins rester prudent et n’adopter que très accidentellement les essences non autochtones.
On ne peut guère minimiser le rôle des plantations dans une composition. Sans en être l'élément dominant, leur rôle multivalent, protéiforme, en fait, dans une œuvre de ce genre, l'auxiliaire le plus précieux: elles permettent d’harmoniser des données parfois contradictoires : suggestions du terrain, nécessité des routes, respect des perspectives, localisation des bâtiments.
Elles jouent souvent les bonnes fées qui pallient les disgrâces natales; elles ne doivent jamais être perdues de vue, dans leur état comme dans leur devenir. L'expérience nous conduit à décomposer en trois phases l'étude des plantations.
Au stade de l'avant-projet, il faut, semblet-il, penser en trois dimensions, avec, en outre, l’adjuvant de la couleur, le problème des plantations, afin de le replacer dans la vision générale de la composition. Critère architectural beaucoup plus qu’agronomique, bien entendu, mais qui correspond au panorama optique d'un homme debout dont le regard, comme devant une maquette, distingue les plans qui laissent passer la vue, ceux qui imposent des obstacles, ceux qui peuvent ménager des transparences.
Au moment de dresser le projet, il faut préparer avec un spécialiste une première sélection des essences qui figurera au devis descriptif et qui concrétisera les futures plantations.
Enfin, lors de l'exécution, et après échange de vues avec le représentant de l'entreprise, intervient le choix définitif des essences, prélude à la soumission par l’entreprise de plans partiels où les implantations végétales sont assignées à paraître suivant l’identité et le terme choisis.
On comprendra l'intérêt de cette démarche progressive si l’on songe aux difficultés qu'il y a à respecter les intentions originelles du compositeur tout en tenant compte des besoins particuliers du cimetière et — gageure peut-être pour le romantisme allemand — de certaines incompatibilités entre les tombes et les arbres. Il ne s’agit pas de futilités comme on pourrait être tenté de le croire. Examinons-en le détail. Les époques de floraison peuvent jouer un rôle: simultanéité ou décalage ont leurs avantages respectifs. La hauteur des branches favorise ou annihile tel genre d’effets : branches élevées pour recherches de transparences ou de cheminements ombragés, branches basses accusant en creux, par réflexion, les surfaces lisses, à peine ondoyantes des bassins, des étangs ou gainant de verdure les eaux des fontaines.
L’impératif de la Toussaint ne peut guère moins être négligé: sous nos latitudes, le grand rendez-vous des vivants et des morts aux premiers jours de novembre ne peut pas avoir lieu uniquement dans le dépouillement automnal, fût-il lamartinien, des arbres à feuilles caduques: des résineux doivent être prévus qui contribueront à préserver le schéma de la composition. Les gazons exigent un entretien attentif — au point qu'il peut être avantageux, dans certains cas, de les remplacer par des lierres. Le problème des racines est de ceux qui feraient douter de tous les liens que l’imagination populaire et poétique s'est plu à tisser entre l'homme et l'arbre.
« Et dont les pieds touchaient à l’empire des morts » est peut-être pour le chêne de La Fontaine une référence de majesté; c'est à coup sûr, pour l'urbaniste, une difficulté supplémentaire, voire un paradoxe. Car aucune inhumation véritable ne peut se faire à proximité d’un arbre existant.
Une racine coupée signifie une branche qui meurt. Et même si l'arbre est planté après la première inhumation, il rend pratiquement impossible des inhumations ultérieures.
Pourtant les rares plantations de nos cimetières actuels ont été faites dans ces conditions et — excès d'honneur — elles ont, dans leur spontanéité sans calcul, sauvé de la sinistre régularité les pauvres quadrillages auxquels nul ne songeait à appliquer le terme de composition.
La proximité des tombes oblige donc à considérer différemment les arbres à racines pivotantes et les arbres à racines traçantes. Mais les racines ne sont pas seules à compter: les branches importent également. La taille des arbres, toujours délicate, ne doit pas être gênée par les monuments qu'ils abritent.
L’entretien simultané des allées et des plantations ne permet pas non plus le choix de n'importe quelles essences d'arbres ou d'arbustes. Le long des allées, ne l'oublions pas, circulent souvent des canalisations d'eau: d’où la distinction entre allée absorbante sans caniveau et allée imperméable avec un ou deux caniveaux. A des données aussi différentes correspondent des choix d’arbres fort éloignés.
Il faut, enfin, songer aux diverses saisons, pour que l'hiver ne dénude pas entièrement la composition ou n'y creuse des vides trop marqués: l’ossature doit rester indiquée, soit par des arbres de haute tige, soit par des arbres à feuilles persistantes. De ce point de vue, on ne négligera pas de connaître l'âge de maturité des essences implantées. Le choix des fleurs requiert aussi beaucoup de jugement et de réflexion pour éviter des effets trop voyants et une trop grande diversité de couleur sur des espaces restreints.
L'austérité, à tout le moins la gravité des lieux, proscrit les exubérances florales des plantes exotiques: nous ne sommes point ici dans un paysage du Douanier Rousseau !
Cependant il est concevable de profiter du vaste ensemble de plantations qu'exige un cimetière d’une quarantaine d'hectares pour traiter certaines parties en jardin botanique susceptible d’avoir une valeur éducative, voire d'être l'objet de visites organisées d’établissements d'enseignement.
Les plantations conseillées aux concessionnaires peuvent faire l'objet d'une étude d’ensemble et figurer dans la réglementation.
Faut-il dire enfin que, ces excellentes dispositions une fois prises, l'optimisme en matière de décoration florale ne nous paraît pas de rigueur? Toute une éducation du public reste à faire, qui demandera combien de temps? Combien d'années, combien de lustres faudra-t-il pour que meurent avant d'éclore ces fleurs en perles, porcelaine ou plastique où le mauvais goût se complaît comme dans une esthétique de bazar? Ce n’est que sur ces jonchées d’artifice et de pacotille que pourra prendre un sens le souci de sélectionner les plantes et les couleurs.
Robert Auzelle