Où en est l’architecture d’aujourd’hui?
La question posée par « Architecture Formes + Fonctions » à tous ceux qui s’intéressent à la plus importante des activités humaines ou qui opèrent dans son cadre, est d’une telle actualité qu'elle mérite la discussion la plus large. Il serait souhaitable que le débat éclaircisse l'indéniable crise d'intentions et de méthodes réalisatrices qui handicape le développement architectural. Et pourtant, ce dernier pourrait être splendide par les moyens techniques disponibles et les thèmes grandioses du moment.
La crise est due avant tout à la séparation didactique et professionnelle — surgie au cours des dernières dizaines d’années du siècle passé — entre la « technique » et l'«art» de la construction, alors que la synthèse de ces deux conceptions avait défini et caractérisé l’architecture depuis le passé le plus lointain.
En effet, d'un côté la « technique », fière des succès obtenus avec la naissance de la science des constructions et le développement de la mécanique des systèmes élastiques, s’était décidément orientée vers une théorisation toujours plus intégrale — à base mathématique — de la statique et de la dimension des systèmes résistants. D’un autre côté, I’« art » se cantonnait en décorations, qui constituaient une adjonction, une espèce d’habit appliqué sur l'organisme construit. Leur étude était souvent confiée à des « architectes », après que les « ingénieurs » eussent achevé l'œuvre mural.
Les grands ponts en fer ou en béton armé, que la «technique» était déjà capable de réaliser, étaient, lorsqu'ils se trouvaient en zone urbaine, rendus «architecturaux » par l’adjonction de suprastructures, dont nous pouvons aujourd'hui constater l'inefficacité totale même dans les meilleurs des cas.
La pensée qu’une telle structure peut être par elle-même une architecture véritable et émouvante n'effleurait même pas l'esprit de la grande majorité de I'« intelligenzia » et des professionnels de la construction.
La conception et le dessin des ornementations (entablements, corniches, tympans et jambages de fenêtres, bossages de murs, n'impliquaient aucun problème statique, et leur exécution était confiée à des entreprises spécialisées de plâtriers et de tailleurs de pierre.
Quant à l'enseignement de l’architecture dans les écoles de génie civil, les professeurs et les étudiants, futurs praticiens, affrontaient avec une attitude mentale différente le problème esthétique et la construction proprement dite. L’étude des structures ou du gros œuvre de l’édifice se faisait sans aucune recherche de forme.
Les revues et articles spécialisés, les critiques relatives à une œuvre se référaient avant tout à sa « façade », dont les éléments décoratifs étaient repris du passé ou suivaient la mode du moment. De cette manière, on aurait fort bien pu changer la décoration d'une même façade en supprimant la précédente et en obtenant ainsi, chaque fois, une nouvelle définition stylistique.
Jamais le passé n'avait vécu quelque chose de semblable. En effet, les caractères spécifiques qui nous permettent de rattacher les œuvres anciennes à des styles différents se réfèrent toujours autant à l'organisme structural qu'aux plus ou moins riches adjonctions décoratives. Les constructions romaines, par exemple, même privées des revêtements de marbre intérieurs et extérieurs comme elles apparaissent aujourd'hui, ont une expression architecturale radicalement différente de celles des constructions gothiques ou romanes, et on ne saurait rien imaginer de plus absurde que la tentative de permuter leurs caractères, en appliquant sur les unes les décorations des autres.
Cette merveilleuse unité entre structure et enrichissement décoratif fit que les thermes romains étaient parfaitement complétés par leurs marbres fastueux, tout comme les structures gothiques l’étaient par la simplicité mystique de leurs sculptures et dessins géométriques. Elle prouve que l'état d'esprit des constructeurs et des décorateurs avait une unique origine et, en tout cas, s'extériorisait en une complète harmonie de critères et de sentiments.
Les squelettes muraux étaient «architecturaux » dès leur naissance, ils étaient l'œuvre d'un «architecte» et ce même architecte ou ses collaborateurs directs s’occupaient de la décoration.
L’atmosphère encore plus que les programmes des Facultés d’architecture, les projets présentés aux grands concours internationaux, les articles des revues spécialisées les mieux cotées montrent à quel point nous nous sommes éloignés de cette vision synthétique du problème architectural.
Les limites étroites des possibilités didactiques qui trouvent dans le dessin un développement plus facile, la mentalité fondamentalement formaliste d’un grand nombre de pédagogues imbibés du formalisme architectural des premières décennies de notre siècle, la difficulté intrinsèque des problèmes techniques de la construction due aux dimensions toujours plus grandes des édifices et à la variété de leurs types et des exigences, la préférence marquée par la quasi-totalité des élèves pour les problèmes esthétiques et les abstractions artistiques plus passionnants que les réalités statiques et constructives apparemment plus ardues font que la très grande majorité des jeunes architectes, des critiques et des studieux d’architecture restent intéressés à l’apparence extérieure de l'œuvre. Ils ne tentent ni d'obtenir dans la phase de la conception ni de mettre en lumière dans la didactique ou dans la critique l’unité caractéristique indispensable de l’art et de la technique de la construction.
On dirait que plusieurs milieux architecturaux en sont arrivés à l'absurdité d'une architecture qui renie sa propre raison d'être — le « construire » — en l'opposant à l'activité d’« ingénieur », oublieux que la vraie, la grande architecture a toujours été et ne pourra jamais être qu'une activité de « superingénieur»; une activité qui, tout en satisfaisant aux exigences fonctionnelles et techniques, présentées par n'importe quelle construction, a su atteindre, par l'expressivité esthétique, le domaine supérieur et indéfinissable de l'art.
Une des premières mesures à prendre pour remédier à cette situation serait l’unification des études universitaires, au cours desquelles sont formés les créateurs de projets de constructions.
Si l'on considère la différence de mentalité qui existe entre les professeurs et élèves de la Faculté de génie civil et ceux de la Faculté d'architecture, on est en droit de s’étonner que les diplômés des deux écoles puissent exercer légalement et pratiquement des activités professionnelles dont les buts sont identiques.
Une contradiction formelle évidente empêche les deux enseignements d'être les meilleurs possibles.
La véritable école d'architecture devrait s’éloigner et des résidus de formalisme superficiel de l’un et du formulisme mathématique trop poussé de l’autre. Elle devrait surtout avoir dans toutes les disciplines un caractère éminemment conceptuel. L'architecte, qu’il soit créateur d'un projet ou directeur responsable de sa réalisation, doit connaître l’essentiel, les principes fondamentaux de toutes les techniques — elles sont nombreuses — qui concernent la construction et le fonctionnement d’une œuvre architecturale. Sans être matériellement un constructeur, il doit connaître les limites de la technique du moment, afin de ne pas tomber dans l'absurde consistant à projeter des œuvres qui ne sont pas réalisables en tout ou en partie, ce qui arrive pourtant de temps à autre.
Sans être un calculateur expert, il doit savoir concevoir des structures efficientes et leur donner ces rapports et proportions qui les rendent «architecturales» par elles-mêmes.
Sans être capable de calculer le diamètre et les détails d’une installation de chauffage, il doit savoir en choisir le type, les caractéristiques fondamentales et guider les spécialistes qui la monteront. ... Ainsi de suite pour toutes les innombrables techniques et technologies qui font partie de l'œuvre édilitaire de manière toujours plus complexe.
Il ne faut pas oublier que les nouvelles techniques du fer, du béton armé, des alliages légers et des matières plastiques ont rendu caduque l’expérience séculaire des ouvrages en pierres ou briques, de manière que même les problèmes les plus simples comme la fixation d’un cadre de fenêtre, l'inaltérabilité des parois extérieures sous l’action des agents atmosphériques, la prévention des dommages dus aux variations thermiques résultant de la sensibilité des nouveaux matériaux et des plus grandes dimensions des édifices présentent des possibilités de surprises désagréables, qui peuvent altérer ou annuler certaines valeurs esthétiques ou formelles. Comment apprécier l'éventuelle beauté d'une façade qui présente après peu d'années l'aspect de décrépitude qu'ont plusieurs constructions récentes?
Le futur architecte devra évidemment se faire aussi une base solide relative à la conception des problèmes fonctionnels et surtout des problèmes de caractère plus spécifiquement humain, en ce sens que chaque œuvre — de l’unité familiale au grand complexe urbain — doit contribuer à la formation d’un climat de vie ordonnée et, pour autant que possible, libérée de fatigues inutiles, de resserrements irritants et de vulgarités grossières. En d'autres termes, un climat qui puisse exercer une muette, continuelle action éducative, dont l’efficacité est prouvée par la différence d’attitude que lafoule adopte spontanément selon lecaractère de ce qui l'entoure. En ce qui concerne ce secteur de l'architecture — moins technique ou relevant plutôt d'une technique qui n'est pas basée sur des données matérielles — il me semble que des études, des recherches, des efforts bien plus sérieux que ceux que l'on est en train de faire devraient être fournis pour faciliter la vie dans les grandes villes, en particulier dans les nôtres. Par exemple, on ne comprend pas pourquoi — tout en sauvegardant le respect dû aux zones historiques les plus intéressantes des vieilles cités, définies au moyen d'une barrière idéale inviolable — on ne pourrait pas, pour les autres, supprimer les limites de hauteur et permettre, dans les limites des volumes actuels, un large développement vertical, qui réduirait d'autant l'encombrement planimétrique.
La hauteur est la vraie conquête de la technique constructive actuelle. Elle seule peut empêcher que les grandes villes prennent des dimensions inhumaines.
On ne voit pas pourquoi les vieilles zones urbaines, respectées avec amour, seraient dévaluées ou offensées par la proximité de bâtiments, d'autant plus éloignés les uns des autres que plus hauts. Cette disposition permettrait la création d’espaces libres plus favorables à la fluidité du trafic motorisé, tout en laissant probablement la possibilité d’ajouter quelques jardins ou parcs pour enfants.
Incommensurable serait le progrès consistant en l'élimination des sacrifices et pertes de temps, du nervosisme et de l’irritation contre tout et tous, gracieusement offerts journellement à des millions d’hommes par des voyages longs et incommodes dans des moyens de transport remplis jusqu'à la limite de leur capacité et circulant avec peine, sur des artères inadaptées irréparablement au trafic urbain. Comment pourraiton exiger de ces hommes qu'une fois arrivés dans des logements souvent fonctionnellement malheureux ou donnant sur de tristes cours, ils puissent retrouver la tranquillité d'esprit nécessaire à la formation d'une ambiance familiale sereine et éducative?
Il est évident que de longues études sont nécessaires pour commencer et mener à bon terme une réforme des écoles d'architecture, qui permette à ces dernières d’inculquer aux élèves la synthèse technique et artistique, la compréhension des nécessités humaines, qualités indispensables à l'architecte vrai, complet. Toutefois, on pourrait déjà faire quelque chose pour réduire l'indéniable confusion régnant aujourd'hui, dont la preuve éloquente est fournie par la variété incohérente des projets présentés aux grands concours internationaux. Mais un symptôme plus significatif encore de désorientation est constitué par les nombreux projets trop fantaisistes qui sont présentés ou commentés par des revues d’architecture sans aucune documentation technique sérieuse prouvant qu'ils sont réalisables. Je ne puis en donner un exemple plus éloquent que celui de l'étude bien connue d'un gratte-ciel de 1600 mètres, présentée avec la caution du grand nom de F. L. Wright.
Je ne dis pas — tout en faisant pourtant les réserves les plus strictes — que cette œuvre soit aujourd'hui absolument irréalisable.
Cependant, l'indéniable importance d'une idée aussi révolutionnaire impliquait, non seulement que l’on en fasse voir l'aspect extérieur mais aussi que l'on en démontre, à l'aide de données techniques irréfutables, la possibilité de réalisation à un coût raisonnable, les caractéristiques fonctionnelles et la parfaite stabilité.
Tout aussi absurde, parce qu'en dehors de la réalité de la construction, est le fait que l'on néglige le facteur économique soit dans les modalités des concours, soit dans la critique de projets ou d’œuvres finies, soit enfin dans l'atmosphère culturelle des Facultés d'architecture.
On dirait presque que l'architecte doit opérer non dans le vif de la vie sociale mais dans une ambiance de détachement supérieur vis-à-vis des questions économiques, au milieu desquelles évoluent les autres artistes.
Or, chaque fait architectural, grand ou petit, naît pour une fonction pratique précise et implique l'observation de valeurs économiques, parfois très importantes.
Il y a une règle générale, selon laquelle toute activité humaine doit obtenir un bon rendement.
En outre, si l'on considère que construire est une des activités fondamentales de notre temps, le respect du facteur rendement — compris dans le sens le plus large et non dans celui d’économie mesquine et étroite — devient un devoir précis pourtous, auteurs de projets et maîtres de l'ouvrage.
Par conséquent, tout concours devrait exiger des devis précis et consciencieux, basés sur des prix par unité donnés, avec contrôle lors de l'examen et élimination implacable des projets dont les devis résultent erronés audelà d'une certaine tolérance.
Le commettant ou l'organe qui choisit un projet a non seulement le droit mais aussi le devoir envers lui-même et la communauté de poser sur la balance, à côté des qualités fonctionnelles et esthétiques, la prévision réaliste du coût.
Cependant, le plus important est d'obtenir que les projets présentés aux concours soient techniquement corrects, en d’autres termes qu'ils restent dans les limites des possibilités de la technique du moment (même la plus avancée, on veut bien) en ce qui concerne, et le côté statique, la construction, et les installations techniques qui assurent le fonctionnement intérieur de l'ouvrage.
Cela exige la présence dans le jury d’experts des différents domaines de la technique édilitaire, en particulier de la statique constructive qui devient chaque jour plus importante à cause de la dimension continuellement croissante des édifices.
Un autre progrès sensible et immédiat vers le but lointain de la réunification de I’« art » et de la «technique» de la construction serait, à mon avis, la collaboration plus régulière, à l'échelon du projet, entre architectes et ingénieurs, étant encore une fois bien entendu que je pense à la fonction et non au titre relié au diplôme. Cette collaboration doit être basée non seulement sur l’alliance de capacités qui se complètent, mais aussi et surtout sur le respect et la compréhension réciproques, sur une vision du fait architectural identique en substance même si projetée de deux points de vue différents. Je suis en mesure d'affirmer par expérience personnelle que la collaboration obtenue dans ces conditions donne de grandes satisfactions et de bons résultats.
Dans le cadre de ces considérations, il me paraît opportun de jeter un regard sur les développements probables de la construction dans le proche avenir.
Il n'y a pas de doute que les caractéristiques techniques les plus déterminantes de la construction d'aujourd'hui sont: la préfabrication, qui s’étend de plus en plus, depuis les édifices industriels et les grands ensembles jusqu'aux immeubles résidentiels ; la conquête de la hauteur et la possibilité des grands espaces libres pour les salles de spectacles, d’usines, d'aérogares et pour de gigantesques ponts et viaducs.
Les limites dimensionnelles en hauteur et en espace libre que l'on peut aujourd'hui atteindre au moyen d'une technique de haute qualité, mais courante, sont dans les deux cas de l’ordre de deux à trois cents mètres, ponts suspendus exceptés.
La préfabrication conditionne étroitement les projets dans tous les domaines de la construction, mais surtout dans l'édilité résidentielle. Les projets doivent être prévus et développés dans l’observation de nécessités exécutives absolument propres aux procédés de réalisation, de loin plus exigeants que ceux de la construction traditionnelle. Chaque élément, même le plus petit et le plus insignifiant en apparence, doit être prévu; les dimensions des parois, des combles, doivent être unifiées ou calibrées rigoureusement; toutes les parties de la mosaïque qui constitueront l’édifice doivent être fabricables en série de la manière la plus convenable et pouvoir être reliées entre elles exactement au moyen de dispositifs simples et solides. La seule différenciation possible entre l’aspect des unités d’un groupe de maisons préfabriquées est constituée par les jeux chromatiques et les variétés dimensionnelles, dans les limites permises par l'augmentation ou la diminution du nombre des éléments-type, égaux entre eux. Par conséquent, l'auteur d’un projet d'un complexe d'immeubles préfabriqués devra non seulement subordonner chaque partie des futurs édifices à des nécessités constructives particulièrement sévères mais encore chercher l’expressivité architecturale dans des directions totalement différentes de celles prises aux cours des siècles passés et, en partie, aujourd'hui encore.
Le problème de la belle façade individuelle, basée sur la composition de pleins et de vides et sur les décorations de fenêtres, corniches, entablements, disparaîtra des possibilités constructives pour être substitué par des critères de composition d’ensemble, par le soin mis dans l’étude des éléments fondamentaux et par des effets chromatiques, qui seront facilement obtenus en incorporant des revêtements opportuns aux éléments préfabriqués. Sans aller dans les détails, il est en tous cas certain que dans le domaine du préfabriqué la liaison ou mieux la synthèse entre la forme et la substance de la construction doit être absolue dès le début du travail de projet.
Dans le terrain des grandes dimensions il se passe, pour des motifs différents, quelque chose d'analogue. Soit la hauteur, soit les grands espaces libres posent des problèmes structuraux, statiques et d’exécution objectifs, qui ne peuvent être ignorés au moment de la conception de la première idée.
A part l’impossibilité de corriger une conception statique erronée en cours de route, il y a le fait — que je me permets d'affirmer catégoriquement — que le naturel, la simplicité statique logique, en un mot le caractère correct du schéma d'une grande structure est le point de départ indispensable pour d’ultérieurs développements et raffinements formels, dont on est en droit d’attendre la transformation de la technique pure en beauté pure.
Dans une grande œuvre, la structure atteint de telles dimensions qu’elle ne peut être cachée, même en partie, par des revêtements ou adjonctions. Qu'on le veuille ou non, elle devient l'élément architectural prédominant et déterminant.
Une fois de plus, technique et art se joignent en une unité inextricable, cette même unité que nous trouvons, malgré les moyens et matériaux limités, dans les grandes œuvres romaines, gothiques et de la Renaissance.
Il est en effet évident que la coupole de 40 mètres de diamètre de Sainte-Marie-desFleurs représentait pour Brunelleschi un problème technique comparable à celui qu’offrirait aujourd’hui une coupole en béton armé de 400 mètres.
Les méditations, les pensées, les études, l’effort d'intuition qui tourmentèrent Brunelleschi durant plus de dix ans jusqu'à ce qu'il pénètre dans l'intimité d'un problème aussi exceptionnel démontrent à quelle synthèse parfaite de technique et d’art cet architecte complet était parvenu. Chaque aspect du problème était le point de départ d'un autre, dans un enchaînement de causes et d'effets, dont il est impossible de séparer les éléments.
Les rapports entre la technique et l'esthétique des grandes œuvres restent les mêmes compte tenu de la modification de l'ordre de grandeur des problèmes et des moyens actuels.
La technique doit fournir la direction parce qu’elle est basée sur des réalités objectives, auxquelles il serait vain et stupide de s'opposer. L'unique possibilité de mettre à notre service ces réalités absolues et non humaines est leur connaissance approfondie, car les lois statiques ne se laissent commander que si on leur obéit.
L'architecte qui conçoit une grande structure ne doit pas s’égarer en calculs rigoureux — car il risque de perdre ainsi la vue d'ensemble du problème en se laissant attirer, distraire par des questions passionnantes de haute mathématique — mais doit connaître la réalité statique assez à fond pour pouvoir choisir le schéma résistant le plus idoine, en vérifier par simples hypothèses, et de manière approximative suffisante, les sollicitations internes, en dimensionner les éléments principaux.
Je puis affirmer par expérience personnelle qu'une base théorique suffisante en matière de statique rend possibles ces simplifications, qui permettent, au moyen de rapides vérifications numériques, de contrôler le développement progressif de l'idée d’une grande structure.
Les calculs exacts, les expériences sur modèles viendront ensuite et pourront être confiés à des spécialistes, mais l'architecte devra comprendre et suivre le travail de ces derniers et intervenir personnellement dans la définition des particularités formelles, toujours libres et si importantes pour l'expressivité architecturale. Il me paraît aussi important de relever que l’on peut obtenir les suggestions formelles — que l'architecture mu raie a obtenues depuis le passé le plus lointain des instances constructives — justement à partir des instances structurales. Ces suggestions sont une source intarissable de définitions de détails, modénatures de poutres, piliers, nervures, qui peuvent donner une vive expressivité formelle à la pure technique statique, inévitablement rigide et froide.
Avant de conclure, je voudrais émettre quelques considérations sur les aspects formels ou mieux sur le style de la construction de l’avenir proche et lointain.
La société humaine a été transformée en quelques décennies de manière révolutionnaire, beaucoup plus radicalement que par la lente évolution et la succession de civilisations et d'événements durant des dizaines desiècles. Cette transformation a commencé par l’exploitation et l'injection dans nos activités techniques et productives de l'énergie mécanique, disponible en masse toujours croissante et sans possibilité de comparaison quantitative avec celle qui était à la disposition de l'humanité du temps des Egyptiens jusqu'à la moitié du siècle dernier environ. Mais chaque fois que nous nous approchons d'énergies ou lois naturelles pour les asservir, nous entrons en contact avec des entités dépassant notre volonté, qui nous imposentà leurtour des conditions inexorables, auxquelles il faut obéir. C'est ainsi que, si l’énergie thermique permet d’atteindre de hautes vitesses sur terre, sur mer et dans l'air, l’on a constaté que pour les obtenir il faut donner aux moyens de transports des formes bien définies, étrangères à notre fantaisie. Il a fallu découvrir ces dernières par voie expérimentale, en suivant ces mêmes lois relatives à la résistance à l'avance dans les fluides qu'il semblait possible de négliger dans l’enthousiasme de la découverte de la puissance mécanique.
L’évolution des avions, commencée par la naissance d'une grande variété de formes, s'est modifiée au fur et à mesure des résultats des recherches expérimentales. Elle s’est approchée progressivement de la forme-type, qui n'est plus une invention humaine, mais l'obéissance de l’homme à quelque chose qui est au-delà et au-dessus de sa volonté, quelque chose qui ne changera plus jamais. Le même phénomène s’est produit pour les formes des coques des navires rapides, pour les véhicules et pour toutes les réalisations qui exploitent ou créent un dynamisme puissant ou mettent en jeu des équilibres de forces et de résistances de matériaux, en un mot pour les créations qui servent à des buts humains en s'appuyant sur des lois naturelles.
La forme d'un très grand arc, le schéma structural d’un édifice très haut ne peuvent être pliés à des désirs formels arbitraires et ne sauraient être réalisés que comme une composition harmonieuse d'éléments objectifs, chacun desquels doit être accepté comme un état de fait indiscutable.
Les entraves à la fantaisie créatrice augmentent chaque jour aussi à cause d'exigences technico-économiques en relation avec les grandes séries. En effet, celles-ci étant basées sur l'estampage, la fusion et autres opérations simples et mécanisées, elles limitent décidément l'aspect des objets de première nécessité. C'est de manière irrévocable, irréversible qu'a disparu la richesse des formes produites par le travail à la main du passé et que l’on trouvait dans les meubles, la décoration des édifices et aussi — dans le cadre de la liberté formelle permise aux bateaux et moyens de locomotion à vitesse très réduite — dans les grands vaisseaux fastueux et les riches berlines.
Cela ne veut pas dire, toutefois, qu'il n’y aura plus de possibilités d'obtenir dans tous les domaines, en particulier dans celui de l’architecture, l'expressivité esthétique, qui résultera alors de l’harmonie des proportions, de la finesse des détails, des effets chromatiques et de l’habileté dans l’usage des matériaux, comme on l'a fait dans le passé, qui a toujours produit des œuvres remarquables et d'autres très banales.
Nous assistons à la formation et à la diffusion progressive d'un nouveau style, dont les exemples les plus typiques sont les grands avions, les puissantes voitures de course, les gratte-ciel, ponts et viaducs, les objets et habitations préfabriqués, les grandes structures. Ces exemples ont en commun le caractère essentiel des formes, un ordre intrinsèque, l'absence d'adjonctions décoratives tape-à-l’œil et arbitraires, la clarté de la conception.
Tous ces éléments contribueront à la formation de climats familiaux et citadins fonctionnels, ordonnés et sereins, points de départ indispensables à une meilleure humanité.
Pier Luigi Nervi