Rene Sarget* Paris
Formes et Fonctions Il est relativement difficile en architecture de définir, non seulement ce qui se cache sous les termes: formes et fonctions, mais surtout d’essayer de comprendre les relations entre les phénomènes ainsi nommés et leurs actions réciproques.
Certaines écoles abordent le problème des formes architecturales suivant une conception idéaliste, individualiste et métaphysique.
Idéaliste en ce sens que ces écoles réduisent l’activité de l’architecte à la création de concepts et d’idées formelles, comme organisation idéale de l’espace en rapports de volumes, au lieu d’aborder cette activité sous son aspect concret, comme un travail réel transformant la nature et, par conséquent, l’architecte lui-même.
Individualiste, car du «cogito» de Descartes à la « liberté » de Sartre, le « moi » de l’architecte « créateur de formes » n’est pas un moi social en ce sens que son activité propre n’est pas analysée comme pratique sociale.
Métaphysique, car le sujet formel en architecture est abstrait de l’histoire sociale, économique, politique, etc... et semble demeurer immuable au milieu des vicissitudes de cette histoire, ainsi « les jeux des pleins et des vides dans la lumière », les règles d’or des propositions éternelles et l’idée qu’il n’y a rien de nouveau en architecture que les moyens techniques d’exprimer les variations formelles de la Beauté.
Sans doute plusieurs tendances sont-elles venues enrichir et diversifier ces conceptions jusqu’à s’opposer entres elles.
Mais, affirmer que les formes architecturales ont une vie qui leur est propre, n’explique la naissance d’une de ces formes que par la cogitation individuelle, l’illumination, la révélation idéalisant ainsi la production de l’architecte et l’isolant du monde extérieur en tant que créateur de formes.
D’autres, au contraire, professent que les formes ne sont que le contenu de fonctions nécessaires.
Elles prônent un fonctionnalisme mécaniste suivant une conception déterministe 58
vulgairement matérialiste et tout autant métaphysique que les écoles précédentes.
En effet, il s’agit, pour que l’architecture soit belle, « d’exprimer des fonctions ».
Mais de toute fonction, laquelle est la plus importante? Quelle est celle qui déterminera fondamentalement la forme architecturale: le parti de composition ou la structure? le matériau employé ou les moyens de mise en œuvre?
Ici d’autres tendances s’affrontent, fonctionualisme de composition contre « constructivisme », structuralisme du matériau ou de l’industrie, etc... Nouvelle métaphysique qui ne tient compte des formes existantes que pour les combattre sans comprendre le moment actif de la connaissance, l’acte par lequel l’homme architecte, pour connaître, va au-devant, projette des schémas pour les percevoir, des hypothèses pour les concevoir, et vérifie ensuite par la pratique, par la chose construite, la justesse de ses schémas, de ses hypothèses, de ses maquettes.
La seule connaissance architecturale est une construction de modèles conceptuels, dessins, maquettes, etc... et le seul critère de la valeur de ces modèles, c’est la pratique: c’est l’ouvrage construit.
Tout autant science et art, l’architecture procède en fait d’une dialectique de rapports semblable aux autres sciences et commune à tous les arts.
On sait que toute vérité scientifique est à la fois relative et absolue.
Vérité relative en ce sens qu’elle est, à un moment donné, dépassée, réduite à n’être plus qu’un cas particulier d’une vérité plus générale.
Vérité absolue, en ce sens qu’elle se trouve intégrée dans celle qui la dépasse.
Cette relativité n’est pas un relativisme, car chaque découverte est un acquis définitif qui a permis un pouvoir architectural effectif et par conséquent reste un reflet de la réalité architecturale.
Il en est ainsi de la « science » des architectes grecs. Et qui dit science, en ce domaine comme en d’autres, admet que ce qui a été conquis, bien que dépassé, se trouve présent à l’intérieur des concepts architecturaux nouveaux, concepts révisibles et constamment relatifs. Reconnaître à l’architecture le privilège d’être une science, c’est admettre qu’elle ne peut se soustraire aux vicissitudes du progrès technique.
Mais voir l’architecture en tant qu’art uniquement comme le reflet d’une base technique donnée, entièrement constituée en dehors d’elle, dire que l’architecture est l’expression d’une civilisation, sa «pétrifi-
Une fonction matérielle semblable: abriter une grande salle de réunion.
■— Mais fune est une cathédrale.
— L’autre une salle polyvalente (5000 spectateurs) .
— Et la dernière, une patinoire olympique (2500 spectateurs).
Eine ähnliche, materielle Funktion: einen Versammlungsraum abschützen.
— Aber das eine ist eine Kathedrale.
— Das andere ein Mehrzwecksaal (5000 Zuschauer).
— und das letzte eine olympische Eislaufbahn (2500 Zuschauer).
The same essentia! function: a building for large assemblies.
— but one is a cathedral.
— the other is a multi-purpose centre (5000 spectators).
— and the last is an Olympic skating rink (2500 spectators).
1 Centre sportif de Saint-Nazaire Vissuzaine, Longuet et Riviere, architectes R. Sorger, ingénieur.
2 Cathédrale du Sacré-Cœur, Alger P. Herbé & J. Le Couteur, architectes R. Sorger, ingénieur 3 Projet pour une patinoire R. Sarger, ingénieur.
cation», procède d'un déterminisme scientiste qui fait bon marché de l’histoire architecturale.
C’est tomber dans cette manie prétentieuse des Français du XVIIIe siècle raisonnant ainsi: nous sommes supérieurs, par notre technique et notre économie, aux Grecs de l’antiquité, notre art est donc supérieur au leur.
Le constructivisme n’explique pas plus pourquoi le Parthénon qui est, en pierre, l’expression achevée d’une construction en bois, reste toujours un modèle d’architecture. Ni pourquoi ce modèle d’architecture, reproduit aujourd’hui en ses moindres détails dans une ville moderne, serait antiarchitectural.
En tant qu’art, l’architecture emploie un langage spécifique, étroitement lié sans doute à son objet, à sa fonction et nécessairement créateur de mythes, reflet de l’homme en train de se dépasser.
Il semble donc qu’une philosophie de l’architecture soit à élaborer.
Malheureusement, les quelques essais en ce sens, ne conçoivent l’architecture qu’en tant qu’art, qu’en tant que superstructure d’une société donnée ou bien encore, comme chez Hegel, que comme le moment d’une dialectique historique définitivement dépassée.
Pour nous, contrairement à Hegel qui pensait que l’histoire de l’art, dont l’architecture n’exprimait qu’un moment, ne serait que l’histoire de la conscience de soi, nous croyons que l’histoire de l’architecture est celle de la création de l’architecte.
Ainsi, cette conception de la réalité architecturale, science et art, implique un réalisme qui n’est pas seulement reflet de la réalité mais participation à la création de la réalité nouvelle.
Ce double aspect est essentiel.
Si nous avons personnellement mis toujours l’accent sur le fait que la réalité architecturale, dans sa forme et ses fonctions, doit refléter la réalité de la société à savoir: — non seulement le programme particulier, la fonction matérielle et idéologique, mais aussi et surtout la réalité structurale et constructive, c’est que devant l’enseignement purement formel il fallait souligner le principe essentiel nié par cet enseignement.
Si nous répétons constamment que l’art de la structure est fondamental en architecture et que de cet art découlent jusqu’aux moindres détails architectoniques, si nous affirmons souvent que: des structures constructives nouvelles vont naître des formes nouvelles d’architecture, c’est qu’il faut montrer ces structures nouvelles comme une réalité objective, ferment de plastiques architecturales nouvelles, et non pas seulement moyens « techniques » à la disposition d’architectes dont la création serait idéale, abstraite, sans rapport avec ces réalités.
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Mais, il ne suffit pas que l’architecture soit le reflet de ces dites réalités, il faut aussi qu’elle soit participation à la création technique nouvelle.
Et cette participation, nous l’avons vu, si elle est le fait de l’architecte, « crée » petit à petit l’architecte lui-même.
Car ce dernier est né depuis des millénaires et poursuit sa formation par la pratique de son art. Cette formation n’est pas progressive, mais procède par bonds dialectiques, avec des périodes de sommeil ou même de brusques retours en arrière; ce qui fait penser faussement à certains que tout a déjà été dit, et que seule change la manière de le dire: le style.
Ce qui, beaucoup plus justement, fait comprendre l’importance de l’héritage culturel et la vie même des formes architecturales anciennes intégrées et dépassées tout en même temps dans l’esprit et la pratique de l’architecte.
Ainsi, les formes architecturales nouvelles ne sont pas seulement le reflet des réalités fonctionnelles nouvelles (réalités sociales du programme et structurales de la construction), mais aussi la participation de tout un héritage formel, conscient ou non, qui reste présent et infléchit subjectivement le reflet objectif de la réalité.
En un mot, affirmer que la superstructure formelle, idéo-plastique, se déduit en dernière instance des structures fonctionnelles, donc de l’état de la société, permettant la production de nos structures, ne doit pas faire oublier que cette superstructure a une action, en retour, sur la base structurale elle-même.
Si les formes architecturales dépendent des fonctions à exprimer, elles agissent en retour sur ces fonctions, avec une force plus ou moins grande.
Il n’est pas vrai que l’architecte dit avec d’autres moyens ce que d’autres exprimèrent avant lui. L’architecte est l’un de ceux qui continue ce que d’autres ont commencé et qui commence ce que d’autres continueront.
Cette compréhension profonde est d’abord un rappel à la modestie, puisqu’elle affirme que le monde architectural a existé sans moi, en dehors de moi et qu’il n’aura pas besoin de moi pour exister.
Mais en même temps, en ne confondant jamais ce monde architectural avec « l’idée » plus ou moins complexe et achevée que nous nous en faisons à chaque époque, cette compréhension, si elle nous apprend que l’architecture ne peut se réduire à la connaissance que nous en avons, est cependant inépuisable. Elle nous apprend que toute conception, bien que « construction provisoire », n’est pas l’expression d’un éternel retour, mais un enrichissement en attente des « constructions » plus riches, plus parfaites, plus vraies.
Ainsi l’activité subjective de l’architecte: recherches de concepts et d’idées formelles,
est-elle du domaine de la conscience et de l’initiative artistique.
Elle ne s’oppose nullement au caractère scientifique de l’histoire de l’architecture, qui obéit à des lois, et que les architectes font, par conséquent, comme le disait Viollet-Le-Duc, dans des conditions qu’ils ne choisissent pas.
Mais si l’on ne prend que l’une des parties de cette réalité, on aboutit à deux conceptions également fausses parce que unilatérales : — celle d’un déterminisme technique fonctionnel et doctrinaire, qui fait abstraction de l’esprit d’architecture subjectif; — ou celle d’une création architecturale « libre » prétendant s’opposer à la sécheresse exacte des techniques constructives.
Serons-nous les derniers à aborder ces problèmes? Dans un monde où tout se transforme, même l’architecture, en fonction des techniques, prenons conscience que les techniques qui participent à la création de l’homme, sont cependant mises au monde par lui.