Réalités dans P industrialisation Jean Duret
Tiré du livre Il Labirinto de Steinberg, Editions Feltrinelli, Milano
«Tout ce qui est possible, nous le faisons immédiatement; pour l’impossible, nous demandons un délai», ce slogan, plaisant, d’un bureau d’ingénieurs est connu.
La Technique, attribut principal de l’Homme en mesure de faire face à tout ce qui peut lui être demandé, questions de délais et de moyens.
Toute civilisation se débarrasse continuellement des questions périmées et en pose continuellement de nouvelles; cette continuité est un pari dont l'enjeu est infini par l’engagement total de l’avoir et de l’existence de l’humanité. Cette tendance à la planification est inéluctable, et l’humanité est engagée dans une voie sans retour; elle ne peut parer aux risques de la prévision que par plus de prévision encore.
Le fait capital de notre époque est que la fonction de prévision passe, plus ou moins progressivement, de l’individu à la collectivité; la mission primordiale, prévoir et calculer l’avenir, qui lui est ainsi dévolue, saisit d’angoisse ceux de nos contemporains qui soulèvent des questions qu’on ne posait pas. Cette angoisse est dans une large mesure la crainte de ne plus être capable, demain, de faire face.
Le combat est père de toutes choses et roi de toutes choses (Héraclite). C’est cette réalité de la compétition qui a engendré les performances que nous connaissons aujourd’hui dans le domaine de l'industrialisation de la construction; performances techniques qui, à l'exception de réalisations courageuses, véritables bouée-balise pour les suivants, sont encore de véritables « boîtes à meubles » construites pour une durée aussi indéfinie que les immeubles qu’ils remplacent.
« Chaque procédé contient en quelque sorte en lui même sa propre limite et ce n’est que par une sorte de mutation technologique que se réalise le rattrapage de la courbe enveloppe ». François Meyer dans l’Encyclopédie française a ainsi défini ce processus en S: progrès rapides d’abord, se ralentissant ensuite et finissant par plafonner pour être remplacés par de nouvelles techniques.
Tant que la réalisation de chaque ensemble bâti, plus ou moins important, considérée comme bien d’équipement, sera une commande à laquelle il faut répondre par un véritable tour de force, la réalité économique dans la construction ne sera pas du même ordre que elle qui commande les autres domaines de la production industrialisée: fabriquer d’abord pour vendre ensuite.
Les conséquences d’ordre social et individuel de cette nouvelle manière de concevoir le logis nous sont encore aussi imprévisibles que pouvaient l’être celles de l’industrie alimentaire à ses débuts, il y a trente ou cinquante ans.
Une véritable mutation est engagée dans laquelle l’industrialisation de ce qu’on appelle encore le domaine bâti aura une influence décisive, constituant ainsi le plus grand programme architectural que puissent imaginer les chercheurs. Leurs préfigurations utopiques ne seront jamais réalisées mais elles marqueront inmanquablement, par un phénomène d’interaction, les programmes de demain.
Avec l’élévation de ce qu’il est coutume d’appeler le standard de vie, la préoccupation majeure des individus devient celle d’accumuler des biens de consommation, transformant ainsi le fruit de leur travail en « gadgets » qui matérialisent en quelque sorte leur réussite professionnelle et sociale.
Dans cette course « aux biens de ce monde », la France consacre environ huit pour cent de son revenu national à l’automobile contre environ quatre pour cent au logement. Cette disproportion flagrante a incité les grands organismes économiques de production à prospecter, définir et investir le marché quasi illimité que constituera le logement devenant bien de consommation et non plus seulement bien d’équipement.
Cette industrie de production, une fois établie, sera « omnipuissante » et décidera en grande partie de la vie quotidienne de chaque individu, devenu son propre consommateur. La relation investissement initial, frais d’entretien et durée de vie du produit déterminera la charge de cette nouvelle consommation, proportionnellement au revenu national.
La production automobile, bien privé à durée limitée, impose aux collectivités une infrastructure urbaine et interurbaine plus coûteuse encore que le produit de consommation.
De même, les structures résultant du concept d’aménagement et d’équipement urbains qui sont indispensables à l’organisation de la cité (microstructure) sont un bien d'équipement à durée indéterminée pris en charge par la collectivité.
La production industrialisée de logements offrira aux consommateurs un choix influencé par la publicité, et apparemment non limité.
Il fixera le cadre intérieur de sa vie privée et de ses activités.
Ces produits que l’on qualifie de microstructures devraient s’adapter aux structures urbaines qui détermineront l’aspect spatial des cités. Il serait pernicieux que, à l’instar de l’automobile où les infrastructures ont forcément dû s’adapter aux véhicules, ces microstructures suivent les produits industriels de consommation sans que leur coût global soit prédéterminé.
Un équilibre économique, bien différent de celui qui existait avant la révolution industrielle, pourrait aussi se recréer entre les biens dits d'équipement et ceux dits de consommation.
Il importe de le préparer en considérant dès à présent l’aspect de nos besoins sur le plan national et dans le contexte européen; la détermination des délais et des moyens fixera une réalité nouvelle où l’industrie du logement prendra naturellement la place qui lui revient.
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