Architecture et humanisme
Alexandre Persitz
On éprouve quelque hésitation à aborder — nécessairement en survol — un sujet d’une ampleur aussi considérable: car il nous oblige à examiner les problèmes cruciaux posés à l’architecture de notre temps et à dresser un bilan qui s’exprime en termes d’échec et de constat d’impuissance. Est-ce parce que notre architecture et notre urbanisme sont incapables d’apporter les réponses que la société ^n attend — ou parce que notre société est incapable de donner à ses architectes les moyens indispensables à l’accomplissement de leur mission?
Personne nulle part ne met en doute la nécessité de donner à l’homme d’aujourd’hui un cadre de vie empreint de principes humanistes. Encore faudrait-il s’entendre sur une définition du terme « humaniste », et ensuite peut-être sur celle de « l’architecture » qui serait humaniste.
11 y a exactement deux siècles que le mot « humanisme » apparaît dans le vocabulaire avec la définition suivante: «Toute théorie ou doctrine qui prend pour fin la personne humaine et son épanouissement.
Doctrine qui s’attache à la « mise en valeur » de l’homme par les seules forces humaines.» Plus près de nous, Renan a écrit: « La religion de l’avenir sera le pur humanisme, c’est-à-dire le culte de tout ce qui est de l’homme, la vie entière sanctifiée et élevée à une valeur morale.» Et Carrel: « C’est le développement de la personnalité humaine qui est le but suprême de la civilisation. » (1) En fait, le terme a servi et sert encore à désigner des courants philosophiques multiples et parfois contradictoires. Les principales religions, la plupart des écoles philosophiques, voire tous les systèmes politiques se réclament avant tout d’humanisme et y subordonnent théoriquement leurs dogmes, leurs enseignements et leurs actions. « Tout le monde est humaniste à l’heure qu’il est », écrit Sartre. (2) 22
Cependant, l’humanisme moderne, pour autant qu’il existe, n’est plus — et ceci semble être un phénomène irréversible — préoccupé de l’individu en tant que valeur essentielle, mais en tant que partie intégrante de groupements d’individus.«L’humanité est un organisme global dont la réalité domine celle de ses membres. » Cette phrase est de Teilhard de Chardin!
Ainsi l’humanisme est devenu autre chose que le culte de l’individu, aussi précieux soit-il; à ce culte il substitue aujourd’hui la notion plus générale du respect des besoins individuels dans le cadre élargi du groupe social. Mais si notre civilisation évolue inexorablement vers une collectivisation du mode de vie, le resserrement de certaines libertés individuelles qui en découle impose en contrepartie à la société le devoir de fournir à l’individu un certain nombre de « services » — devoir reconnu certes dans son principe théorique...
« L’architecture a été depuis l’origine des choses le grand livre de l'humanité, l’expression principale de l’homme à ses diverses étapes de développement, soit comme une force, soit comme une intelligence. » Pour Victor Hugo cette constatation valait jusqu’au XVe siècle seulement.
Elle reste valable jusqu’à nos jours. Mais, en ce qui concerne l’humanisme, on ne le retrouve pas forcément dans les divers témoignages laissés par notre patrimoine architectural. L’architecture a exprimé de tous temps avec talent, habileté ou génie
les idéologies au service desquelles elle a été employée.
Dans notre société contemporaine, parmi ceux qui ont à connaître, professionnellement et par vocation, des grands problèmes fondamentaux les architectes occupent encore une place importante. En prise directe avec tout ce qui concerne le domaine construit au service de l’homme, ils sont aujourd’hui acteurs et témoins d’un drame dont beaucoup d’entre eux mesurent entièrement l’ampleur et la gravité. On peut sans doute exercer le métier d’architecte avec un certain détachement, se préoccuper des seuls problèmes d’esthétique, de fonction, de technique, sans réellement se sentir responsable, moralement parlant, de « l’effet produit » sur l’utilisateur anonyme avec lequel on a de moins en moins de contacts directs et dont on ne partage pas la vie quotidienne.
On peut avoir des convictions humanistes sur un plan très général sans être architecte. C’est lorsque se confondent convictions philosophiques et volonté créatrice architecturale que se posent, aujourd’hui comme depuis deux siècles, des cas de conscience. C’est alors que « la condition de 1 ’artiste (et aussi bien celle de l’architecte) oscille entre la misère du réprouvé et la servitude du fournisseur » (3), selon que l’on accepte, ou non, d’agir ou de subir.
Dès lors l’humanisme équivaut à un engagement moral en dehors même et avant tout credo architectural. L’architecte qui a pris conscience aujourd’hui ainsi de sa mission, du rôle qu’il s’est choisi dans la société se sent par là responsable et concerné directement; mais comme tous ses prédécesseurs il est solitaire et isolé.
Incompris aussi bien du pouvoir anonyme au seul service duquel est permise l’action et qui reste encore guidé par des principes d’apparente économie et d’un fonctionnalisme primaire, bouchant des trous, parant au plus pressé, incapable de mesurer la portée de l’événement architectural et de ses incidences sur sa propre stabilité. « Les formes de la ville commandent aussi les structures de la vie politique et sociale.
L’urbaniste ne saurait se désintéresser des chances qu’il peut donner, ou refuser, à la démocratie. » (4) Nous aurions cru plutôt qu’il incombe aux pouvoirs politiques de donner, ou de refuser, des chances à l’urbaniste pour créer des structures démocratiques. Incompris, l’architecte l’est également de ceux-là mêmes pour qui devrait être entreprise l’action salvatrice: l'homme d’aujourd’hui, embourbé dans un héritage périmé, tiraillé par des aspirations nouvelles, fluctuantes et imprécises, se tournant sans cesse vers le passé dans l’échelle des valeurs, ne sachant pas formuler ce qu’il souhaite pour son propre bonheur parce que manquant de points de référence, d’exemples qui lui soient fournis par sa propre époque, mais sachant néanmoins ce qu’il ne veut pas!
Portrait d’un architecte humaniste :
« II a compris, avec une intuition prophétique, que des révolutions intellectuelles et industrielles devaient découler de la révolution politique, et que l’architecture aurait un rôle à jouer dans ces bouleversements.
L’intérêt qu'il porte aux maisons d’ouvriers et d’artistes, à l’habitat rural, nous prouve que l’égalité des droits accordée aux hommes par la Révolution, il entend la revendiquer et l’étendre à ce «tiers-état» architectural dont les artistes n’avaient jamais tenu compte jusqu’ici. Dans ce domaine aussi, il souhaite abolir l’esprit de caste... Pourquoi laisser à des mains subalternes le soin de façonner le visage anonyme de nos villages? Et il s’écrie: Est-il quelque chose que l’artiste puisse dédaigner? Les Thermes de Plutus, le hangar du négociant, la grange du cultivateur doivent également porter son empreinte.’»... «Détruire les taudis, c’est rendre à l’homme sa dignité et sa sûreté. »...
« Il n’oublie pas que l’architecture doit être aussi un instrument à la convenance et au service des hommes, un cadre dans lequel s’inscrivent leur comportement quotidien, leurs démarches visibles et secrètes.
Et, dénonçant les préjugés de l’apparat et « l’imposture » de l’ornement, il imagine un monde où la maison cernerait de plus près le destin de ses hôtes, où les silhouettes et les plans s’adapteraient à la diversité des conditons, aux exigences des métiers. Qu’il s’agisse d’ouvriers, de mécaniciens, de scieurs, de charbonniers, d’imprimeurs ou d’artistes, leur logis, selon lui, doit se modeler sur les rites de la profession, et aider l’allègement de la peine des hommes.
C’est pourquoi, las des contraintes qui, sans cesse, humilient sa dignité d’artiste, il tente de créer une architecture ayant une signification sociale, un équilibre humain. » ... « Il est obsédé par le rêve d’une cité idéale où l’ordonnance et la noblesse des formes... serviraient à cristalliser... une cellule active et fraternelle. »
Cet architecte humaniste et visionnaire n’est pas un personnage imaginaire. C’est Claude-Nicolas Ledoux (1736-1806)1 Le portrait qu’en trace Marcel Raval (5) dans son ouvrage consacré à celui qu'il nomme avec quelque raison le premier de nos grands bâtisseurs modernes est à très peu de choses près celui que l’on pourrait faire de bon nombre d’architectes pionniers qui ont vu dans leur art plus qu’un exercice exaltant dans le domaine de la plastique.
L’architecture humaniste présuppose en premier lieu une philosophie, une doctrine qui commande, explique et justifie l’œuvre, les concepts spatiaux, et qui leur enlève la gratuité du geste d’esthétique pure qui ne serait finalement que l’expression exacerbée d’un individualisme d’artiste, aussi belle qu’elle fût.
On peut démontrer qu’un certain nombre de grands architectes qui ont depuis le début de ce siècle orienté les principaux mouvements de l’architecture contemporaine ont eu des préoccupations en tous points identiques à celles de Ledoux; bien plus, ils oht dirigé leurs recherches strictement dans le même sens.
Que ce soit Tony Garnier avec son projet de cité industrielle qui s’insurge contre des conditions de travail inhumaines, que ce soit Wright qui crée l’architecture organique pour un monde qu’il veut véritablement démocratique, que ce soit enfin Le Corbusier qui apporte l’étude la plus complète, la plus cohérente et la plus profondément pensée qu’un seul homme ait pu concevoir jusque-là, la Cité Radieuse.
Il n’y a rien d’étonnant à ce que ces architectes, et bien d’autres encore, soient considérés comme des visionnaires et leurs projets comme utopiques. En effet, l’humanisme qui les anime n’est encore qu’une abstraction, n’existe, au moment où ils conçoivent leurs projets, ni dans les mœurs ni dans les moyens d’action. Ces hommes appartiennent à une minorité lucide mais située « en dehors » des forces qui régissent les êtres et les choses et qui n’ont pas encore pris conscience de la gravité des problèmes énoncés. Chacun de ces architectes a tenté seul, tout comme Ledoux, de réaliser une synthèse globale. Si l’œuvre de Le Corbusier couvre pratiquement tous les aspects de l’architecture et de l'urbanisme et les organise en une unité logique, son auteur a sans doute pressenti le premier que la tâche dépasse les forces d’un seul homme et qu’aucun cerveau, fût-il génial, n’est capable de maîtriser aujourd’hui le phénomène Ville. Aussi est-il le premier à faire appel à d’autres disciplines, à l’ingénieur, au sociologue, etc., et aboutit à la création de l'ASCORAL.
Certes, la Charte d’Athènes (air-soleil verdure...) a été le premier manifeste d’un urbanisme et d’une architecture humanistes, et ses principes sont devenus plus ou moins des lieux communs. Malheureusement, la seule application de quelques règles élémentaires concernant des conditions d’hygiène et de confort, loin de déboucher sur une véritable doctrine d’urbanisme, n’a nullement empêché la prolifération des gigantesques casiers et classeurs à hommes, érigés dans des terrains plus ou moins vagues dans toutes les villes et sous tous les cieux. Ces constructions sont aujourd’hui, à juste titre, mises au pilori comme une forme d’architecture déshumanisée. Elles ont provoqué un sentiment aigu de frustration dont la généralisation peut faire naître des espoirs pour l’avenir en faisant surgir, comme une lame de fond, des exigences impérieuses d’un changement radical et en illustrant d’une façon non équivoque la nécessité de formuler d’autres principes que ceux d'un espace vital minimum à fournir en matière d’habitat social.
Les pays socialistes auraient pu, a-t-on pensé, montrer la voie dans ce domaine.
On sait que malheureusement, pour de multiples raisons, cela n’a guère été le cas.
Malgré la libre disposition du sol, malgré de puissants moyens techniques et une concentration des pouvoirs administratifs, les résultats urbanistiques ne correspondent pas jusqu’à présent aux critères d’une architecture humaniste. Mais une notable évolution est en train de s’acomplir qui portera ses fruits d’ici quelques années.
La situation n’est certes pas désespérante partout dans le monde. 11 existe des exceptions remarquables, bien connues des « spécialistes ». L’architecture scandinave, par exemple, même lorsqu’elle est sans éclat et sans bravoure, est profondément humaniste. Pouvoirs, populations, architectes et urbanistes ont en commun un langage compréhensible à tous. Un niveau de vie, de culture et d’organisation sociale très élevé a donné naissance à un « style » de vie nationale au sein de laquelle il n’y a plus de fossé profond entre les différentes couches sociales; il n’y a plus de taudis ni de palais.
Cette démocratisation de l’architecture est en elle-même l’expression d’un humanisme réel, entré dans les mœurs, et qui n’est pas seulement le fait de conditions économiques exceptionnellement favorables. Car, si la Suède a eu la chance d’être épargnée par les guerres, la Norvège, la Finlande, le Danemark ont traversé des situations dramatiques, comparables à celles de bien d’autres pays.
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La Grande-Bretagne, pays industrialisé à l’équilibre économique sans cesse compromis, dévasté par la guerre, a su entreprendre des recherches patientes et renouvelées, notamment avec ses villes neuves qui sont indiscutablement empreintes d’un humanisme conscient, transposé en conformité avec des modes de vie issus de traditions toujours vivantes.
11 y a aussi Brasilia et Chandigarh. Rien ne permet encore de penser qu’il s’agit là d'autre chose que de compositions volontaires et d'événements plastiques d’une grande beauté intrinsèque, ce qui n’en fait pas encore des villes.
Que toutes ces expériences concrètes n’aient pratiquement pas eu d'influence sur l'urbanisme et l’architecture sociale dans d’autres pays est aussi surprenant qu’incompréhensible. Bien au contraire, on constate que les erreurs déjà faites sont démultipliées, amplifiées à une échelle colossale, à la mesure de programmes d’une envergure inégalée.
Celui qui parcourt la France aujourd’hui est frappé de stupeur en voyant ce qui a été fait dans ses paysages si divers. Plus de ville, de bourg, de site qui ne soit littéralement défiguré par des bâtisses neuves dont la laideur est la règle désespérante. Si le XIXe siècle nous a légué un héritage fort lourd que nous n’arrivons pas à neutraliser, la première moitié du XXe siècle y aura rajouté une floraison de « choses construites » échappant à la dénomination d’architecture et dont la décrépitude, déjà commencée, s’annonce comme lourde de conséquences irréparables. Que ce soit paresse, routine, compression systématique des crédits au-delà de l’admissible ou spéculation qui sont les causes profondes de cette situation, elle se caractérise par la plus forte densité au mètre carré occupé avec, pour corollaire, le plus grand vide spirituel.
Le même phénomène se retrouve à tous les échelons des programmes de masse dans presque tous les pays. Là où il n’y a pas de site caractéristique, on n’a pas su le créer, et bien plus grave encore, là où il existe, nous assistons à la destruction systématique des paysages les plus admirables, ce qui est sans doute une forme de déshumanisation véritablement criminelle du cadre de vie de l’homme. Il suffit, par exemple, de faire un tour en 1967 sur ce qui fut jadis l’adorable Costa Brava en Espagne pour constater ce que devient un site merveilleux livré sans l’ombre d’un contrôle à une spéculation immobilière déchaînée.
La Suisse elle-même, patrie du « Heimatschutz » et du culte de la nature, dont les 24
paysages naturels constituent une part importante du capital national, est en passe de compromettre les plus beaux de ses sites en permettant que la frénésie des constructeurs s’y exerce librement.
* Vouloir définir une architecture et un urbanisme humanistes, c’est en fait tenter de dégager les principes d’une organisation des espaces telle que l’homme y trouve une
réponse, aussi proche que possible de l’idéal, à ses aspirations les plus légitimes.
Mais telle aussi qu’aucune entrave ne soit créée à sa propre évolution ni à ceux de ses besoins dont l’évolution est difficile à préciser. Le phénomène nouveau, propre à la deuxième moitié du XXe siècle, est l’accélération constante de toutes les évolutions dans tous les domaines et dans toutes les disciplines, à tel point que l’on observe en fait des phases révolutionnaires
Nous avons perdu l’état de grâce qui a permis pendant des siècles à des générations d’hommes de modeler de leurs mains leurs maisons et leur environnement, avec un sens infailliblement juste de la mesure, de la beauté, et du respect de la nature et de ta matière. Cette architecture spontanée que les anglo-saxons appellent « vernacular architecture » est malheureusement en voie de disparition et mérite d’être protégée au même titre que les chefs-d’œuvre de notre patrimoine architectural. Elle mériterait également de faire l’objet d'études approfondies et d’être intégrée dans l’enseignement de l'architecture, car elle recèle, sur le plan de la sensibilité et de l’humanisme, plus d'éléments utiles que le Vitruve. Devant ces œuvres collectives, anonymes, nous éprouvons des sentiments d’humilité et d’admiration. Au-delà du folklore et du pittoresque, une profonde leçon de choses se dégage de ces architectures 1. Maison du peintre Salvador Dali à Cadaquès, Espagne. Construite par étapes, c’est l’exemple d’une « intégration» parfaite dans le paysage.
D’une grande sensibilité dans les détails et d’une sûreté étonnante dans l’équilibre des masses, la « maison » comporte quelques touches personnelles de l’artiste, d’une facture surréaliste fort spirituelle, qu’il faut découvrir et qui lui confèrent un charme prenant.
sans architectes...
2. Aménagement d'une source dans un village yougoslave sur la côte adriatique. Merveille de l'adaptation libre au site, de justesse fonctionnelle et d'une plastique étonnante.
3. Village à moitié abandonné au bord du Tarn, en France. Un chef-d’œuvre qui mériterait d’être classé en site protégé et sauvé de la ruine.
Photos de l’auteur
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se succédant par paliers de plus en plus rapprochés, remettant sans cesse en question ce qui semblait acquis. Ce rythme accéléré devient un facteur déterminant dont la conception architecturale devra tenir compte dans un avenir presque immédiat. La notion de pérennité qui fut pendant des siècles une caractéristique essentielle de l’architecture est en passe aujourd’hui de devenir un obstacle, une entrave à l’effort créateur. Une approche nouvelle, bien qu’allant à l’encontre des traditions léguées, devra s’imposer sans aucun doute. Vouloir « léguer à la postérité des témoignages du génie de notre ère » n’est plus un but acceptable. Ce qu’il faut de toute évidence, c’est léguer le moins possible d’entraves aux générations futures, instruits que nous sommes, par l’expérience vécue, combien néfastes sont les conséquences des « héritages ». Car,l’humanisme ne s’exprime pas dans le seul désir de résoudre les problèmes de l’homme d’aujourd’hui au risque de compromettre l’avenir de l’homme de demain.
Auguste Perret disait, à peu près, que « les belles architectures sont celles qui donnent de belles ruines ». Il faudrait dire aujourd'hui que les belles architectures seront celles qui s’adapteront le mieux à l'avenir, ou qui se démonteront facilement et économiquement!
Déshumaniser l’architecture, c’est écraser l’homme par la démesure, la dépersonnaliser par la monotonie, la rendre ennuyeuse et abrutissante par la pauvreté de ses qualités spatiales et de sa finition, avilissante par sa laideur, détruire le site naturel.
Ce qu’on a coutume d’appeler « l’échelle humaine » prête aujourd'hui à confusion.
Il est incontestable que cette échelle a
Ça s’humanise, non?
Cv
changé et que l’homme du XXe siècle, habitué à faire corps avec des engins qui se déplacent rapidement au sol ou dans les airs, a acquis l’accoutumance d’une perception d’espaces et de volumes infiniment plus grands que ceux auxquels étaient habituées les générations précédentes. Ce qui importe, c’est l’introduction dans ces volumes considérables d’espaces d’une échelle différente, adaptés à la perception de l’homme qui les parcourt à pied. Il y a entre les deux trames le seuil d’un changement d’optique et d’approche dans la découverte.
J’ai tenté de définir, il y a quelques années (6), les grandes lignes de ce qu’on pourrait appeler l’urbanisme spatial naissant. Depuis, de très nombreux projets ont été faits selon les principes esquissés.
La superposition de trames, d’échelles très différentes à l’intérieur du tissu urbain doit conduire à une micro-urbanisation qui permette à l’homme de retrouver cette fameuse échelle à la mesure de ses pas; c’est ce qui formera la transposition moderne de l’ambiance que nous admirons tant dans les charmantes petites cités du passé. Dans ce contexte et à cet échelon, il y a à prévoir l’apport de l’imagination, de la plastique, de la poésie, de tous les arts, de tous les « accidents » qui confèrent à un lieu son caractère et son charme propres.
La normalisation, la typification, bases
élémentaires d’une industrialisation de la construction qu’il serait vain de rejeter puisqu’elle constitue la seule solution technique de nos problèmes, ne s’opposent nullement à ces principes. Mais au lieu de standardiser des cellules, des blocs, des immeubles ou des quartiers et de vouloir plier l'architecture et les plans masse à des systèmes de construction, il s’agit de créer industriellement des éléments composants qui permettent des combinaisons infinies d’assemblage. A preuve parfaitement convaincante, certains systèmes de construction d’écoles utilisés en GrandeBretagne. Tout récemment, une spectaculaire démonstration en a été faite par « Habitat 67 » à l’Exposition de Montreal, due à l’architecte israélien Moshe Safdie.
Démonstration qui par ailleurs illustre d’une façon frappante les principes de composition que nous avons énoncés. Que cette expérience dans le domaine de l’habitat soit actuellement le « clou » d’une exposition internationale démontre l’intérêt extraordinaire porté à cette recherche, non seulement par les spécialistes mais par le grand public. Mais nous n’en sommes qu’à l’aube d’un tel renouveau. Si les moyens techniques ne manquent pas, d’autres facteurs s’y opposent: « ... pour jouer avec l’espace, jamais nous n’avons disposé de tels moyens techniques!
Théoriquement, nous pouvons tout concevoir et tout exécuter. Mais il faudrait d’abord ressentir un besoin d’expression et de mise en valeur de l’espace. Or, ce sens nous fait encore défaut. L’objet conçu pour lui-même, isolé de son environnement, aussi bien géographique que sociologique, et bien souvent en dehors des réalités économiques, voilà ce qui est resté l’unique idéal de plusieurs générations d’architectes. Comment, dans ces conditions ne pas aboutir aux plus grossières erreurs d’échelle? Et comment constituer des espaces pour l'homme, lorsque l’homme et son environnement sont absents des préoccupations des réalisateurs? Comment, si Ton n’a pas conscience de toutes les significations dont se charge un espace, créer pour l’homme le lieu de son épanouissement physique et mental, de son bonheur?
L’espace est la demeure de l’homme. C’est l'homme qui, plus ou moins consciemment, le fonde à son image, à sa mesure.
Mais, à son tour, cette demeure le forme, le construit, le transforme. Inventez des espaces dignes de l’homme, et les hommes qui viendront seront plus naturellement dignes de ces espaces ! » (7) Le groupement des cellules et la possibilité de les combiner ont fait depuis des années l’objet de discussions passionnées et de nombreuses expériences. En fait, il est probable que toutes les solutions ont des avantages et des inconvénients; ce qui importe n’est pas de défendre une formule « d’immeuble », mais d’offrir aux hommes
« Habitat 67 », Exposition de Montréal.
Moshe Safdie, architecte.
une possibilité de choix. C’est cette absence de choix, par l’imposition de types pratiquement identiques, par l’encasernement d’office dans des « tours », des « barres » ou mêmes des « pavillons », qui est plus que toute autre chose à l’origine des névroses dites « des grands ensembles ».
Pratiquer l'humanisme en architecture, c’est avant tout refuser les contraintes imposées par l’environnement et ressenties finalement comme des humiliations. C’est donner aux hommes la possibilité d’exercer un choix. Construire des villes de 10,000 logements du même type, conçus dans le même style, est un accomplissement technique qui s’apparente au camp de concentration amélioré.
L’évolution de notre vie tend vers un accroissement constant des besoins en toutes choses. Besoin d’espace tout
d’abord, qui est à notre sens le phénomène le plus important: espace dit habitable de la cellule. La compression de ces espaces est sans aucun doute une source de frustration de plus en plus évidente. La vie familiale profondément modifiée par de rapports nouveaux entre les générations exige le nuancement et la possibilité d’une séparation presque totale entre adultes, adolescents, enfants. Le temps du « living room » à tous usages est déjà révolu.
L'intrusion dans le foyer de la radio, de la télévision, du magnétophone, d’activités multiples, rend nécessaire une tout autre organisation du logis.
La flexibilité et l’adaptabilité de la cellule familiale à des besoins qui évoluent est une autre exigence humaniste, non seulement fonctionnelle mais psychique. L’individualisation du logis n’est plus une affaire 27
« Cette façon de situer la maison dans le cadre et de situer les maisons par rapport aux autres, est quelque chose d'absolument fondamental. De tout cela, en effet, dépendent d'abord les conditions de vie des hommes, leur mode de vie, et par conséquent leur bonheur, leur civilisation. De cela dépend aussi le visage d'un pays. C'est l'architecture, plus encore que le paysage et que le relief, qui crée le visage d'une nation... Dans un pays de traditions intellectuelles, traditions de culture, traditions de civilisation, l'architecture doit être absolument présente... Le sol— le territoire du pays — doit être rendu disponible à tout instant...
Le sol doit être mobilisable quand il s'agit de l'intérêt général... Le droit individuel n'a pas de rapports avec le vulgaire intérêt privé. Celui-ci qui comble une minorité en condamnant le reste de la masse sociale à une vie médiocre, mérite de sévères restrictions. Il doit être partout subordonné à l'intérêt collectif chaque individu ayant accès aux joies fondamentales: le bien-être du foyer, la beauté de la cité. » (Extraits du discours de M. Georges Pompidou, chef du gouvernement français, prononcé à l’occasion de l’inauguration de « Villagexpo » dans les environs de Paris, 1966.)
de mobilier (devenu secondaire), ni de couleur de tentures, mais bien d’organisation spatiale adaptable dont l’importance est beaucoup plus grande que la prévision d’éléments d’équipements fixes, aussi nombreux et astucieux soient-ils. Ces équipements ménagers sont de nos jours périmés en 5 années ou moins et leur amortissement est de ce fait irrationnel dans le budget de la construction. Ce que l’on croyait, ou ce que l’on croit encore être une amélioration des conditions de vie ne serait demain que gêne ou gaspillage. Le choix même de l’appareillage ménager est pour la femme d’aujourd’hui un moyen de s’affirmer.
*
Si une approche humaniste à l’architecture doit pouvoir s’instaurer, une question fondamentale se pose: quel est l’homme pour lequel il s’agit de créer un cadre propice à son plein épanouissement? Longtemps on a pu penser que l’on connaissait cet homme, ses aspirations, son comportement, ses désirs, ses coutumes, ses croyances et ses idéaux. Or nous savons qu’il devient de plus en plus difficile de définir l’homme d’aujourd'hui et encore plus, de prévoir son évolution. On a dit qu’il existe, et qu’il existera toujours, des constantes dans les rapports de l’homme et de son logis, profondément ancrées dans son subconscient atavique (le complexe de la caverne, voire utérin), que la cellule familiale continue à former une base presque immuable et que partant certains concepts traditionnels du logement des masses seraient de ce fait plus « humanistes ».
Ceci est encore vrai partiellement, mais 28
sans doute pas pour longtemps. En fait, nous assistons à des mutations de l’espèce humaine qui remettent en question des principes apparemment immuables.
« A partir d’un certain nombre d’hommes, l’humanité change de nature: du seul fait de leur nombre et de leur densité à l’hectare, il y aura des différences radicales entre la vie de nos descendants et celle de nos ancêtres. » (8) Parmi ces différences radicales il y en a une que nous pouvons dès à présent déceler avec certitude: c’est l’avènement de l’ère automobile qui est un phénomène de promotion sociale, beaucoup plus qu’un problème de transport. Le « tropisme » humain est conditionné essentiellement par une forme d’épanouissement individuel, mais dans sa manifestation globale c’est un facteur de déshumanisation urbaine certaine qu’il est extrêmement onéreux et difficile de maîtriser.
En dehors même du problème très complexe des réseaux de circulation, l’accroissement du parc automobile conduit à la destruction progressive des « espaces verts » prévus autour des grands et des moins grands « ensembles », mais sacrifiés aux nécessités du parking (une place et demi par logement dans la région parisienne!). Cette marée de tôles s’étalant aux pieds mêmes des immeubles, il faudra bien la canaliser dans des garages souterrains ou des silos. Or, loger une voiture coûte plus cher que loger un homme. Mais ici le choix est déjà fait, et pour longtemps, car l’homme-centaure d'aujourd’hui est prêt à consentir des sacrifices pour sa voiture dont il semble être « la plus noble conquête ».
Faut-il rappeler aussi que de nos jours le logis doit comporter, en prolongement naturel, toutes sortes d’équipements collectifs et sociaux, et que leur absence ou leur pauvreté est également un facteur de déshumanisation. Cette constatation est devenue un lieu commun. Mais ce qu’il faut souligner, c’est que ces équipements, lorsqu’ils existent, doivent en fin de compte permettre un choix, et que leur éventail doit s’élargir bien au-delà de la crèche et de la « maison des jeunes ».
Dans ce domaine, les données scientifiques manquent encore. La sociologie, traitée en parente pauvre, ne fournit pas d’éléments suffisamment étayés pour être probants et exploitables. Ses constatations ponctuelles ne donnent aux urbanistes que des indications fragmentaires, rendant les tentatives de synthèse aléatoires. D’ailleurs, l’intervention même de l’étude sociologique reste arbitraire, occasionnelle, sporadique. Ni l’intuition ni le génie ne peuvent pourtant la remplacer.
Précisons cependant que les problèmes vus sous l’angle d’une « architecture humaniste » ne se posent à notre époque et sous cette forme qu’à une minorité de la population du globe. Ils concernent en fait les civilisations industrielles dites«pourvues», tandis que pour l’énorme masse des populations il s’agit encore de résoudre les problèmes de la simple survie. A cet échelon il serait vain de rechercher des formules relevant de la philosophie ou de l’architecture. Par contre, il appartient certainement aux nations favorisées et conscientes de leurs responsabilités d’assumer leur rôle de pionniers, non seulement en mettant leurs ressources au service des conquêtes spatiales, mais en consacrant une part de leur science, de leur technique et de leurs richesses à la solution d’un problème qui demeure essentiel pour l’ensemble de l’humanité: celui de l’habitat de l’homme. Si nous réussissons dans ce domaine, nous aurons aidé à l'avènement d’une architecture humaniste.
1. Dr Carrel, A.: L'homme, cet inconnu. Plon, 1935.
2. Sartre, J.-P.: L'existentialisme est un humanisme. Nagel, 1966.
3. Mounier, E.: Le Personnalisme. P.U.F.
4. Macé, R., (ancien directeur de la construction et de l’urbanisme au Ministère de la Construction): De Clochemerle à Babylone. In «Janus», N° 13, février 1967.
5. Raval, M. et Moreux, J.-Ch., Claude-Nicolas Ledoux: Arts et Métiers Graphiques, 1946.
6. L'Architecture d'Aujourd'hui, N° 101, mai 1962.
7. Auzelle, R.: Cours d'urbanisme. Tome I.
Paris, 1967.
8. Fourastié, J.: Quel avenir attend l'homme?
P.U.F. 1961.